Simon Jodoin. Qui vivra par le like périra par le like

Simon Jodoin
Qui vivra par le like périra par le like
Laval, Guy Saint-Jean Éditeur Inc., 2021, 144 pages

Je ne connais pas Simon Jodoin. Avant de parcourir son livre et ses réflexions, je ne l’avais même jamais écouté ni entendu dans les médias. Mon milieu de travail, celui des affaires semble à des années-lumière de celui des communications qui est le sien. Mes médias d’affection ne lui donnent pas d’antenne. Pire, le magazine dont il a dirigé la rédaction, le Voir, ne m’a jamais le moindrement intéressé.

Lors de mon bref passage au journal Le Quartier libre de l’Université de Montréal en tant qu’étudiant-chroniqueur dans le milieu des années quatre-vingt-dix, je n’ai jamais partagé l’enthousiasme de mes collègues d’alors pour cet éphémère oracle et jadis rédacteur du Voir Jean Barbe (un des prédécesseurs de Jodoin) et j’ai coupé tout lien avec cette gauche montréalaise post-référendaire montante qui allait abandonner le mouvement souverainiste jusqu`à se retourner contre lui.

Malgré cette distance, les écrits de Jodoin m’ont interpellé. Un livre court de 140 pages, au ton incisif, mais surtout porteur de réflexions sans solutions toutes faites. Il est fort possible que Simon Jodoin réussisse ce tour de force, celui d’intéresser des gens de tout âge, d’horizons et de croyances diverses. L’histoire qu’il nous raconte, son séjour non sollicité dans la tourmente des médias sociaux et de la calomnie en ligne, donne froid dans le dos et suscitera des réflexions chez le lecteur quant à notre utilisation des médias sociaux ainsi que sur la transformation que la technologie numérique continue d’opérer sur la société.

Le livre débute par un simple, mais efficace prologue qui révèle une petite tempête parmi d’autres sur les médias sociaux en 2015. Dans un restaurant de la rue Fleury, une jeune maman avait apporté son propre lait pour son enfant. La propriétaire du restaurant n’a pas apprécié et son intervention auprès de la mère lui a valu un commentaire cinglant le lendemain sur Facebook. La commerçante lui répondit sur sa page en soulignant son manque de savoir-vivre. Plutôt que de voir mourir cette banale histoire de tempête dans un verre de lait, la plateforme de l’angélique Zuckerberg lui donna une seconde vie, gracieuseté d’internautes s’improvisant justiciers derrière leur écran. L’auteur nous raconte évidemment les dommages énormes pour ce petit commerce tranquille soumis au tribunal en ligne. Et il est fort possible que la cliente en question n’en demandât pas tant. Néanmoins, les petits justiciers numériques qui n’ont fort probablement jamais visité ce restaurant ni rencontré la cliente en question s’en fichent. Leur soif de lynchage dicte les moyens et ne se formalise nullement de la fin. C’est un peu l’histoire que vivra Simon Jodoin et de milliers de personnes victimes de calomnie, de délire en ligne et d’accusations sommaires sans preuve ni même la plus élémentaire des vérifications.

Cinq ans plus tard, en pleine crise sanitaire, lors d’un voyage à travers les régions du Québec, Jodoin décide de limiter ses présences devant l’écran et le clavier, comme beaucoup d’humains jadis qualifiés de normaux. Les prises de position emphatiques de quelques têtes brulées du show-business s’improvisant agents de surveillance de santé publique et de distanciation sociale le réconfortent dans son choix. Pourtant, l’auteur se préparait à affronter un « immense tsunami » où des listes d’agresseurs potentiels comme #AgressionNonDénoncée sont mises sur pied, avec comme cible quelques personnalités connues et beaucoup de travailleurs du milieu culturel. Il faudra plusieurs années à notre système de justice pour mettre de l’ordre dans cette liste où les deux tiers des 1553 noms disparurent « comme par magie » pour le dire comme Jodoin.

Toutefois, quelques collaborateurs ou employés de Jodoin au Voir sont identifiés comme agresseurs. Cette liste inclut le toxique et grossier vloggeur Gab Roy, un dossier que Jodoin a mal géré initialement en se méprenant sur les risques entourant sa participation à la plateforme de débats nommée prophétiquement « Trouble Voir » et en décidant d’aller maladroitement s’expliquer à Tout le monde en parle en décembre 2013 alors que le scandale provoqué par son vloggueur aussi immonde que radioactif était à son apogée. Les preuves s’accumulant par la suite, Gab Roy sera condamné en justice. La liste compte aussi un autre employé, un dénommé Julien, qu’on aura accusé à tort et qui peinera gravement à passer au travers de cette crise jusqu’à sa rédemption.

Il n’en fallait pas plus pour que quelques chroniqueuses et personnalités se déclarant expertes en communication, et un militant en ligne qui deviendra arroseur arrosé, décident de s’en prendre au « boys club masculiniste du Voir » et à Jodoin lui-même, le qualifiant notamment de « enabler, curator de voileurs, gen X, pédant… » et donc de mettre en valeur des violeurs. L’omniprésente Judith Lussier en rajouta en savourant qu’on dise enfin « ses quatre vérités » à ce monsieur Jodoin qu’elle dit toxique, sans sensibilité, condescendant et « qui aime mettre de l’avant ses agresseurs ». Tout ceci sans qu’aucun de ces chevronnés professionnels de la communication ne succombe au vieux réflexe occidental de prendre le téléphone et de confronter Jodoin ou du moins d’obtenir une explication de sa part au préalable.

Bref, l’auteur de Qui vivra par le like périra par le like doit contempler des dizaines voire des centaines de messages le traitant de « souteneur de pédophiles et de violeurs » sans n’avoir jamais échangé un traitre mot avec ses accusateurs. La cour du roi Pétaud fait figure de progrès face à cette vindicte calomnieuse ostentatoire et exclusivement en ligne. Comme le constate Jodoin, « pour maintenir cette attention et cette autorité, elles doivent marteler des certitudes afin de susciter un engagement immédiat. »

Évidemment, l’auteur nous explique avoir été déchiré entre l’option de répliquer à ses accusateurs (numériquement et même légalement) avant de simplement modifier ses paramètres afin de n’autoriser que des amis dans son cercle numérique. On le comprend, il n’avait aucune intention d’activer le piège de ses ennemis en moussant l’affaire et en donnant une légitimité à leur sinistre entreprise. Signe du temps, sa propre fille adolescente l’a convaincu de son choix de rester silencieux, haussant les épaules devant les accusations qui font partie du paysage de son époque. L’auteur constata aussi à la dure que les empoignades entourant les publications et débats au magazine Voir et de sa plateforme « Trouble Voir » pouvaient déborder, mais qu’on était essentiellement en présence d’adversaires exprimant des points de vue différents, même diamétralement opposés. Mais parce qu’on est en 2020, les adversaires se mutent souvent en ennemis, surtout en ligne, et on ne discute pas avec ceux qui fantasment de nous cracher aux visages sur la base de chimères. Puisqu’il est difficile de lutter contre l’histrionisme en ligne, on prie pour que les piles du clavier du malade devant l’écran tombent à plat et que sa maman emmène enfin son ado de trente-cinq ans à l’hôpital le plus près.

À travers la description de sa traversée de la tempête, Jodoin se présente comme un homme résilient et déterminé à supporter ses proches collaborateurs. En évitant de s’enfarger dans les détails, il nous décrit avec affection le soutien qu’il apporta à son employé et collaborateur « son ami Julien » en soulignant qu’il croit sincèrement à la réhabilitation et à la rédemption, des notions absentes en ligne. Jodoin prend également soin de raconter son histoire en évitant d’échafauder un scénario dont il serait le héros solitaire face à une nouvelle religion et à un nouveau système discriminatoire. Même s’il ne peut résister à se demander « d’où ils pouvaient bien sortir, ces mutants idéologiques de l’ère du like, qui se posent en donneurs de leçons, comme si le monde venait de se réveiller d’étonnement aux cris des poètes au toupet dret, des majorettes des algorithmes réparateurs, des balanceuses-de-doux entre deux homélies suintantes de bien-pensance, des intellectuels amphigouriques qui s’inventent des expertises selon la demande et autres sémiologues de fin de semaine », il préfère étaler les constats, s’inquiéter des effets délétères d’un univers numérique ou la chienlit triomphe trop souvent de la vérité. Il préfère répliquer en commettant un acte aujourd’hui contre-révolutionnaire, celui de réfléchir avant d’écrire.

Même si cet essai se veut court, efficace et bien ficelé, j’ai l’impression que Simon Jodoin s’est retenu à certains égards afin d’éviter les accusations de victimite et de prima donna. Il aurait pu tirer parti de son expérience pour élargir la réflexion sur l’utilisation des médias sociaux dans le contexte de la domination de cette nouvelle gauche lyncheuse et assoiffée de scandales et de table rase. La gauche post-référendaire bien en selle dans des magazines/médias comme le Voir et dans l’industrie du spectacle a simplement été fauchée par une nouvelle génération dans les années 2010. Il suffit de se souvenir du traitement hostile parfois réservé par les leaders du printemps érable aux humoristes vieillissant qui ont voulu surfer sur leur vague. Ou de compter combien ont reproché à Jodoin en ligne d’être un « Gen X er ». Pour cette clique de militants de nouvelle génération, faire table rase et se débarrasser d’un homme de la génération passée avec en prime un profil de patron et un air de savoir des choses que d’autres ne savent pas, c’est à la fois salivant et hautement symbolique. Et aux premières flèches décrochées en ligne, il n’y a aucun retour en arrière. Et ça ose battre pavillon diversité et inclusion sans même se questionner sur sa dissonance cognitive grave.

On pourrait aussi élargir le contexte et ainsi admirer cette révolution numérique en tant que monstre tentaculaire. Après Uber qui a secoué le temple du monde du taxi et dépoussiéré non sans heurts une industrie qui en avait besoin, voilà que le numérique devient l’outil de prédilection pour prendre de vitesse un système judiciaire ne répondant pas aux besoins de victimes réelles et utilisant l’arrêt Jordan pour exhiber son inefficacité catatonique. Le numérique et ses acteurs pourraient-ils aussi bousculer le cantonnement idéologique des grands médias ? Y trouverons-nous des gens pour jouer un rôle de diffuseur de nouvelles réelles par opposition aux grands médias qui semblent souvent fabriquer une nouvelle plutôt que de la relayer ? Ou est-ce que des débats civilisés entre adversaires en ligne pourraient remplacer les ennuyeux débats télévisés à quatre où tout le monde se félicite de penser la même chose ?

Revenant sur son rôle de patron, Jodoin décrit longuement sa relation avec son employé Julien qui devint son ami. Pas outillé ni habilité pour aider son employé à faire face à ses démons, l’abus d’alcool et la violence, le rédacteur du Voir a choisi de le supporter comme un ami. Il avait fait la même chose avec Gab Roy au tout début avant que les preuves démontrent que ce provocateur était aussi un agresseur. Quant à Julien, il réussit à le persuader de joindre les Alcooliques anonymes et à mettre de l’ordre dans sa vie. Le retrait du nom de Julien de la liste des agresseurs fut rédempteur. Bien qu’il soit impossible de ne pas saluer l’implication d’un Jodoin sous les feux de la rampe, on peut s’interroger sur le rôle d’un patron dans ces affaires de problèmes comportementaux d’employés et des éclaboussures conséquentes sur la réputation de l’entreprise.

Comprenons-nous, il est tout à fait essentiel qu’un patron aide un employé en détresse, en le référant à des spécialistes, en alertant sa famille ou son équipe RH, lorsqu’il y en a une. Que le patron reste à l’écoute, disponible et empathique. Mais l’employé doit-il devenir « son ami » ? L’entreprise doit-elle être une grande famille ? Car la tâche d’un patron, c’est de mener à bien l’entreprise… ce qui inclut le mandat ingrat de restructurer l’équipe interne, les partenariats et de parfois licencier des employés. On ne congédie que rarement ses amis, jamais sa famille. Cette absence de verticalité, elle est symptomatique d’une époque qui cherche de l’égalité partout, sans discernement. L’abandon de sa nécessaire distance managériale a compliqué l’aventure de Jodoin, bousillé sa marge de manœuvre et tout ceci aurait pu très mal se terminer pour lui, son employeur d’alors, le Voir et ses employés.

En conclusion de son essai, l’auteur lance une série de preuves selon lesquelles il est effectivement un « enabler » (facilitateur) dans le sens positif du terme. Il énumère son travail pour Safia Nolin, Marianna Mazza et de gens de divers horizons. Il oppose ses actions concrètes pour la diversité des idées et des opinions au jacassage inutile de plusieurs à coups de hashtag. D’aucuns hocheront la tête d’une approbation nette en le lisant. D’autres éprouveront une amertume, celle de le voir conclure en se justifiant, en donnant des gages de respectabilité et de conformité à l’Empire du Bien, à plusieurs de ces arroseurs arrosés et commissaires de rencontre, honteusement disparus après avoir fait des ravages à la réputation de gens, sans preuve. Jodoin s’est jeté dans la cage aux lions numériques en écrivant innocemment en 2020 « En tout cas, bienvenue dans le monde d’après ». On se souhaite que cet avenir soit autre chose qu’un tribunal numérique où les accusations et la calomnie priment sur la raison.

Pascal Leduc