Stephen Harper et la mutation de l’identité canadienne (1ère partie)

Le 19 octobre dernier, le gouvernement Harper a annoncé son intention de contester judiciairement la loi 99, qui avait été démocratiquement votée par l’Assemblée nationale en guise de réplique à la loi sur la clarté référendaire du gouvernement fédéral. Plusieurs ont été grandement étonnés par la « paix constitutionnelle » qui prévalait depuis la victoire des conservateurs en 2006. Pourtant, cela n’est nullement surprenant, ne serait-ce que pour des considérations stratégiques : il y a au Canada un marché pour le Quebec bashing, que seul le PCC sera en mesure d’occuper par son annonce, contraignant libéraux et néo-démocrates – qui tentent de séduire le Québec contrairement aux conservateurs qui n’ont rien à perdre et rien à gagner – à la tergiversation. La contestation semble peut-être trancher avec l’attitude générale des fédéralistes depuis le déploiement du Plan B, l’indifférence méprisante ayant plutôt fait office de politique. La minorité québécoise ne dérange plus, ne suscitant ni respect ni considération. Mais c’est précisément pour cette raison que l’élimination de la loi 99 tombait à point, alors que le présent contexte nous présente un gouvernement minoritaire péquiste qui a enfin repris le contrôle du calendrier politique avec une « Charte de la laïcité » qui pourrait certainement ébranler les bases de l’édifice identitaire canadien et de ses relais bien-pensants « québécois ». Les effets d’une suppression de la loi 99 seraient davantage symboliques qu’effectifs, mais ils n’en seraient pas moins imposants : le message en serait que la volonté québécoise d’établir ses propres règles quant à son avenir et son affirmation politique à l’Assemblée nationale est nulle et non avenue devant les prérogatives du Canada des juges.

À Ottawa, une nouvelle dynamique est née le 2 mai 2011. Au Québec, les Québécois avaient finalement écouté le Bloc qui les sommait de voter contre les conservateurs en évinçant la formation souverainiste au profit d’un parti promettant mieux que de garder le gouvernement conservateur dans son état de minorité parlementaire, pouvant tout simplement le remplacer aux commandes de l’État – contrairement au Bloc. Les Québécois ont ainsi accéléré l’expiration de la logique d’opposition parlementaire du Bloc québécois. Le Québec est désormais représenté massivement par le Nouveau Parti démocratique, fédéraliste et classé à gauche.

Plus encore, le 2 mai 2011 représente la victoire ultime de Stephen Harper. Après avoir su habilement avancer des positions fermes lors de ses deux mandats minoritaires tout en polarisant les trois partis d’oppositions contre lui, un certain projet – sur lequel les conservateurs ont été clairs et transparents – obtenait un très clair assentiment du Canada anglais. Or, il nous semble que nous aurions tort d’observer la carte électorale et d’en conclure – comme trop de souverainistes – que le vote massif des Québécois pour la gauche et de celui des Canadiens anglais pour la droite témoignerait d’une différence fondamentale de « valeurs » entre les deux nations. Bien d’autres facteurs sont à étudier, et cet article ne constitue pas une enquête sur les comportements électoraux de 2011. Les causes de l’appui au NPD sont diverses – proximité idéologique entre le Bloc et le NPD, volonté de défaire véritablement le PCC, croyance en un fédéralisme plus ouvert, empathie pour Jack Layton, volonté de changement, etc. –, en plus du fait que l’enjeu national a été totalement absent de la campagne, en bonne partie à cause du Bloc québécois qui a choisi de transformer le scrutin en référendum sur Harper. Il était déjà trop tard pour le parti de Gilles Duceppe lorsque celui-ci a tenté un changement de paradigme en fin de campagne pour ramener la polarisation entre indépendantistes et fédéralistes.

L’essence même de la puissance politique de Stephen Harper reste toujours un mystère au Québec. Sa popularité, de l’autre côté de la Rivière, doublée de son rejet viscéral chez nous ne fait qu’accroître la fracture psychologique existant entre nos deux peuples. Un certain pays se construit alors que l’autre s’en sent exclu, alors que la chute de popularité des néo-démocrates depuis le décès de Jack Layton a pu renforcer le sentiment d’absence de représentation adéquate des Québécois à la Chambre des Communes.

Le Parti conservateur du Canada demeure une coalition de l’ensemble des droites. On ne peut analyser chacune d’entre elles (droite religieuse, red tories, libertariens, etc.) et aucune ne nous semble en soi expliquer à elle seule les succès de la formation politique. Le conservatisme est actuellement des plus décomplexés au Canada anglais, ses porte-paroles bénéficiant de nombreuses tribunes médiatiques (à l’instar du réseau Sun). La force de Harper est précisément d’avoir su additionner ces courants idéologiques sans jamais sacrifier l’enracinement fondamentalement populaire sur lequel le phénomène réformiste pouvait compter. C’est également pourquoi il importe de distinguer le terme « conservatisme » de celui de « droite ».

Par ce texte, je tenterai simplement de présenter une certaine genèse du projet qui est en plein établissement qui, loin d’être idéologique, constitue avant tout la perversion d’un régionalisme albertain réactif en véritable construction nationale du Canada anglais. Nous ne perdrons pas de vue non plus la vision constamment entretenue par ses tenants de la nation québécoise.

L’histoire de ce courant doit également être analysée sous le prisme de l’ascension d’un homme qui a su réussir là où tous avant lui avaient échoué.

« The West wants in » : Retour sur les racines d’un mouvementDe l’aliénation de l’Ouest

Bien des choses ont été écrites par rapport à l’aliénation de l’Ouest par le Canada de Trudeau. Un petit rappel s’impose néanmoins, car on oublie parfois également que le rejet des libéraux a été suivi d’un dégoût presque aussi grand des progressistes-conservateurs de Brian Mulroney – lesquels n’ont su incarner une véritable contre-révolution d’envergure vis-à-vis de la mutation trudeauiste du Canada.

Les grands oubliés du Canada libéral

L’histoire est bien connue : en 1980, les libéraux de Pierre Elliott Trudeau mettent leurs sièges en jeu au nom d’une grande promesse de changement à l’égard du Québec si ce dernier accepte de laisser une autre chance au Canada dans le cadre du référendum sur la souveraineté-association qui était en cours. La suite est tout aussi connue : deux ans plus tard, la modification constitutionnelle est entérinée par l’ensemble des provinces à l’exception du Québec. L’ensemble des outils trudeauistes précédemment mis en place est intégré au document afin de les protéger dans le béton constitutionnel : primauté de l’individu, multiculturalisme, judiciarisation du politique, stricte égalité des provinces, etc.

Trudeau était aussi l’homme derrière plusieurs mesures pouvant heurter le conservatisme de l’Ouest de cette époque, avec la légalisation de l’homosexualité, l’abolition de la peine de mort et les relations presque affectueuses avec les dictateurs communistes Fidel Castro et Mao Tse-Toung.

Il était aussi le parfait représentant du french power, de la prise d’Ottawa par une certaine génération de Canadiens français. Le french power signifie pour l’Ouest la prise de contrôle d’un pays par une minorité, qui a même imposé la décision d’établir le bilinguisme institutionnel d’un océan à l’autre, qui est, il importe de le rappeler, totalement différent du concept de biculturalisme. Notons également que le bilinguisme adopté ne repose pas sur la dualité territoriale, mais sur l’harmonisation bilingue des services pancanadiens.

Trudeau rompait ainsi tout autant avec le mythe des « deux peuples fondateurs » qu’avec la conception généralement en vogue au Canada anglais selon laquelle le Canada n’est qu’un « pays britannique avec une province bilingue[1] ».

L’Ouest ressort des mutations identitaires du Canada des années 1980 avec la même impression que le Québec : celle que le Canada est un pays se composant sans lui.

Pour l’Ouest, le multiculturalisme vient du Québec parce que son géniteur est québécois de naissance et son bilinguisme institutionnel est une insulte à son identité. Les Québécois représentent pour eux une minorité qui se plaint le ventre plein. Le multiculturalisme a posé de nombreux problèmes au Canada anglais. Certains incidents, liés par exemple à la très importante communauté asiatique de Vancouver – souvent accusée d’être mal intégrée – ne sont pas sans rappeler la crise des « accommodements raisonnables » vécue au Québec en 2007. Cela n’enlève rien au fait que la population de l’Ouest est composée en bonne partie d’immigrants, notamment d’Ukrainiens pleinement assimilés à la majorité canadienne.

Le Canada de Trudeau n’en demeure pas moins façonné sur les bases d’une pensée intellectuelle civilisatrice dont la peur du nationalisme québécois – assimilé au tribalisme le plus primaire – faisait office de principe fondamental.

L’erreur de l’Ouest est sans doute de faire de l’Est un bloc uniforme. Or, outre les différences culturelles et identitaires, l’Ontario et le Québec affichent évidemment des divergences majeures en ce qui a trait à la vision entretenue concernant la fonction de l’État fédéral. Alors que le sentiment national est très fort au Québec, l’Ontario affiche des référents identitaires bien différents. La capitale du Canada y étant située, l’appartenance à un gouvernement central fort est très intégrée à l’imaginaire collectif, sans compter la présence de la métropole symbolisant par définition le cosmopolitisme.

Il existe cependant un autre facteur d’aliénation qui a touché l’Ouest, mais qui a totalement épargné le Québec : Le Programme énergétique national. Ce programme visait l’autosuffisance pétrolière du Canada tout en favorisant de bas prix. Il comprenait également la nationalisation des actifs canadiens de cinq entreprises pétrolières. Il constitue l’acte de naissance de Pétro-Canada, qui était à l’époque une entité entièrement étatique. L’ouest pétrolier en est sorti perdant financièrement, car cette région profitait auparavant des retombées par rapport aux provinces qui consomment du pétrole sans en produire. C’est d’ailleurs à ce moment que Stephen Harper, qui travaillait pour Imperial Oil, perdit ses sympathies à l’égard de Trudeau. William Johnson, biographe de Stephen Harper, explique que c’est au cours de cette période que ce dernier est passé de libéral torontois à Albertain « bleu[2] ». Comme le souligne également Johnson, Harper était fondamentalement marqué par la géopolitique pétrolière, laquelle avait causé une fracture profonde entre les deux provinces[3].

Si, dans le Canada bipartite des années 1980, Trudeau avait causé une rupture durable du Parti libéral avec l’Ouest et le Québec, il allait de soi que ces deux laissés pour compte se tourneraient vers l’autre grand parti politique, le Parti progressiste-conservateur. Ils ont vite déchanté…

Brian Mulroney et les désillusions populaires

Il allait de soi, disons-nous, que le Québec et les provinces de l’Ouest s’unissent derrière le parti du changement, porteur d’une tradition tory qui a toujours plu à un certain Canada anglais. L’alignement des astres a favorisé l’avènement du premier gouvernement majoritaire progressiste-conservateur en vingt-six ans. En 1984, le Canada portait ainsi à sa tête Brian Mulroney, avocat d’origine irlandaise ayant grandi au Québec qui avait promis à sa province de la faire rembarquer dans la famille constitutionnelle canadienne « dans l’honneur et l’enthousiasme ». Mulroney tenta d’abord, en début de mandat, de maintenir son entreprise de séduction vis-à-vis de l’Ouest en annulant le Programme énergétique national. Mais la lune de miel fut de courte durée.

Il obtint néanmoins un second mandat en 1988, une fois de plus grâce à l’Ouest et au Québec grâce au thème du libre-échange avec les États-Unis. Mulroney voulait profiter de la présidence de Reagan pour y arriver le plus rapidement et s’est appuyé notamment sur les souverainistes québécois qui y voyaient une stratégie pour sortir le Québec du cadre économique canadien[4]. Les partis traditionnellement ontariens (PLC[5] et NPD) en furent les premiers opposants, de même que de nombreux syndicats, l’Ontario était une économie de succursales que le libre-échange aurait pu mener à une fuite massive des sièges sociaux.

Fait majeur : le combat du libre-échange symbolisait aussi une bataille importante – et victorieuse – menée par une alliance imprévisible entre l’Ouest et le Québec.

Mulroney n’accepta d’ailleurs jamais d’être accusé d’avoir amorcé, par l’Accord de libre-échange, le processus d’américanisation du Canada. Il voyait plutôt dans la Charte des droits et libertés le début de ce dernier par la fragmentation politique qui en résultait. Ainsi, Mulroney confiait il y a quelques années à son ami – avec lequel il a rompu depuis – Peter C. Newman, que :

[…] la Charte des droits […] a entrepris de financer tout ce qu’il y avait de groupes d’influence au pays[6] ». Mulroney ajoute que « [c]’est là que l’intérêt national a fait place à une multitude d’intérêts privés. C’est de ça que j’ai hérité en 1984. Les associations de défenses des droits des femmes, des Amérindiens, des régions, des sexes – amènes-en ! Ils avaient tous leurs jolis bureaux à Ottawa, tous financés par le gouvernement fédéral[7] ».

L’échec de l’Accord du lac Meech en 1990 causa un rejet durable des Québécois à l’endroit du gouvernement canadien, mais surtout du Canada en lui-même. Pour les provinces de l’Ouest, et l’Alberta en premier lieu, c’est au contraire le processus en lui-même qui suscita la grogne. Comme nous l’avions énoncé précédemment, le Québec incarnait le bébé gâté qui en demandait encore davantage. Pourquoi cette province mériterait-elle un traitement encore plus favorable que celui auquel elle a droit ? Harper, quant à lui, y fut farouchement opposé depuis le premier jour[8], y voyant une menace à l’égalité entre les provinces.

Pour le Québec, la cause était entendue : il fallait quitter le Canada, et la souveraineté rencontra alors des sommets de popularité. Plus question non plus de refaire confiance à un éventuel nouveau french power. Pour l’Ouest, qui n’est pas une nation distincte à la différence du Québec, il fallait soit prendre le contrôle du Canada, soit en sortir si la première option devait se solder par un échec.

Outre la question constitutionnelle, de nombreuses politiques de Brian Mulroney ont contribué à mécontenter une partie de sa base partisane. Dans son ouvrage sur les débuts du phénomène Manning, Waiting for the wave, le politologue Tom Flanagan énonce quelques décisions du gouvernement Mulroney ayant suscité un malaise profond au sein de l’aile droite du Parti progressiste-conservateur : expansion de la Loi sur les langues officielles ; adoption de la Loi sur le multiculturalisme et mise en place du Département du multiculturalisme ; échec de la réintroduction de la peine de mort ; promesse de modifier la Loi canadienne sur les droits de la personne pour y ajouter l’orientation sexuelle ; mise en place du principe de discrimination positive à l’embauche ; augmentation des seuils d’immigration ; établissement de budgets largement déficitaires doublés d’augmentations constantes des taxes[9]. Flanagan prend soin de préciser que les promesses et politiques précédemment énoncées sont le fruit du seul gouvernement Mulroney, mais que les administrations de Joe Clark et de Robert Stanfield ont elles aussi été avant lui à l’origine de nombreuses déceptions chez les conservateurs.

L’idéologie du progrès en cause

Mulroney aura donc échoué à rompre avec l’héritage trudeauiste. Pour reprendre Stéphane Kelly, qui replace l’évolution du Canada dans la perspective de l’affrontement idéologique hérité de la Révolution américaine, le Canada aura alors accentué sa centration sur l’idéal hamiltonien – promouvant un gouvernement fort régissant la vie des citoyens – au détriment de l’idéal jeffersonien – visant une plus grande liberté pour l’individu[10].

De fait, la judiciarisation du politique se doublait du développement d’une caste technocratique ancrée dans le consensus progressiste parfois issu de l’effervescence contre-culturelle ou formée à l’école du socioconstructivisme radical, à l’instar de l’ensemble des sociétés occidentales. Dans La révolte des élites et la trahison de la démocratie[11], le sociologue Christopher Lasch a démontré la perte des traditions occidentales causée par l’action d’élite hédoniste – politiques, économiques, intellectuelles ou médiatiques- faisant de l’émancipation permanente le seul horizon moral. Ainsi, les structures traditionnelles, comme la nation, la famille ou l’école, sont malmenées en raison de leur présumé conformisme : elles transmettraient à l’individu en devenir des repères qui lui préexistent et le dépassent qui constitueraient un frein à l’épanouissement de ce dernier, qui reproduira un certain mode de vie préétabli et ne pourra développer et affirmer son identité propre.

Certains parlent alors de sensibilité thérapeutique qu’aurait faite sienne la culture étatique postmoderne. Les différentes réformes scolaires centrées sur l’apprenant en sont un exemple, tout comme l’est le multiculturalisme qui nie la définition traditionnelle de la nation et refuse ainsi de prendre en compte la notion d’héritage commun d’un peuple historiquement construit.

Les différents conservatismes occidentaux – à la différence des droites progressistes comme peuvent l’être certains libertariens – ont fait leur la critique anti-élitaire et la dénonciation du fossé qui se creuserait entre la caste dominante et les masses populaires. C’est pourquoi l’amélioration structurelle des institutions démocratiques est un thème récurrent au sein de la droite, afin de parvenir à contourner efficacement l’influence prépondérante et néfaste des élites. Les opposants au militantisme conservateur accusent d’ailleurs bien souvent ses tenants de « populisme ». En Europe, par exemple, le référendum d’initiative populaire est bien souvent évoqué dans certaines franges politiques. Au Canada, une réforme du sénat impliquant l’élection au suffrage universel de ceux qui y siègent constituait déjà un projet majeur lors de la création du Reform Party et l’est toujours à l’heure Harper même si le gouvernement n’y a toujours pas donné suite.

Le débat autour de la démocratie canadienne est des plus importants au sein de la droite canadienne. L’une des personnalités médiatiques les plus colorées et les plus appréciées du conservatisme canadien aujourd’hui, Ezra Levant, a publié en 2009 un livre intitulé Shakedown[12] lequel dénonçait quant à lui le détournement de la démocratie et une dimension bien précise du thérapeutisme étatique : la sacralisation des droits de l’homme et le pouvoir abusif accordé à la commission censée les valoriser. Pour Levant, une culture étouffante politiquement correcte et relativiste empoisonne la démocratie canadienne, comme l’illustre la polémique autour des caricatures des Mahomet. Levant y voit justement une confiscation de la liberté d’expression par l’organisme qui prétend précisément défendre cette dernière, la Commission des droits de la personne.

Vers le Reform Party

La colère des Prairies nous semble ainsi constituer le cœur du phénomène réformiste. La prise en compte de la culture régionale des provinces de l’Ouest – et de l’Alberta au premier chef – nous est vitale dans toute entreprise de compréhension du courant qui suivra. Mais force est d’admettre que le Reform Party représente aussi la radicalisation d’une certaine tradition conservatrice – s’opposant au fond libéral – et la récupération d’une partie des recettes de la droite américaine. L’ensemble de ces sensibilités fut réuni, synthétisé et théorisé en 1986 dans le livre The Patriot Game de Peter Brimelow, qui aura un impact prépondérant.

La tradition conservatrice canadienne

De fait, sur quoi repose donc la tradition conservatrice canadienne, si tant est qu’il y en ait une ? En 2011, Hugh Segal publia une analyse des racines historiques du conservatisme canadien[13], lequel est, à la lecture de son livre, au final plus complexe qu’il n’y parait. On en retiendrait essentiellement une adhésion relativement forte à l’héritage britannique du Canada : appui à la monarchie constitutionnelle, soutien à la libre entreprise et aux valeurs de liberté et de responsabilité individuelle intimement liées à l’éthique protestante, politique étrangère intégrée à celle de Londres, etc.

Sur le plan identitaire, les progressistes-conservateurs sont fidèles à l’idéal – certains diront au mythe – des « deux peuples fondateurs », soit que le Canada est issu d’une entente entre Canadiens français et Canadiens anglais pour en arriver au pacte confédératif de 1867, qui fit par ailleurs de John A. Macdonald, du Parti progressiste-conservateur, le premier ministre du nouveau pays. Que le mythe fondateur des « deux peuples » composant le Canada 1867 soit valable ou non et qu’il reflète ou non la réalité n’est pas ici la question. Force est du moins d’admettre que les conservateurs canadiens-français y ont été très attachés. Son aile québécoise s’est progressivement dissociée du reste du parti lorsque l’administration Borden s’est engagée sur la voie de la participation active du Canada à la Première Guerre mondiale et de la conscription obligatoire, laissant entendre aux Canadiens français qu’ils n’avaient pas voix au chapitre. Cet épisode marqua un point de fracture important.

La politique étrangère progressiste-conservatrice évolua, suite au statut de Westminster, d’une intégration totale, au cours de la Guerre des Boers et de la Première Guerre mondiale, à un soutien fort aux intérêts du Commonwealth jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Lorsque les États-Unis s’imposèrent comme meneur de l’Ouest au cours de la Guerre froide, les progressistes-conservateurs critiquèrent la position modérée de Trudeau face aux dictatures communistes. Lorsque Mulroney arriva au pouvoir, l’alliance avec les États-Unis doublée d’une amitié forte pour le président Reagan se traduisit par une intégration continentale encore plus grande avec l’Accord de libre-échange. Le Canada des progressistes-conservateurs a donc toujours cherché à se définir comme un acteur important du monde anglo-saxon

Du néoconservatisme américain

On a souvent accusé le Reform Party, puis ses successeurs que sont l’Alliance canadienne et le Parti conservateur du Canada, de contribuer à l’américanisation de la politique canadienne. Si Stephen Harper provient de la National Citizen Coalition, groupe de réflexion reprenant de nombreuses recettes des conservateurs et des libertariens américains, Preston Manning s’est toujours gardé de faire référence à des intellectuels tels que Irving Kristol ou à des hommes politiques tels que Ronald Reagan. Les réformistes reprenaient néanmoins des éléments idéologiques proches des deux générations de néoconservateurs ayant contribué au renouveau de la droite américaine.

Pour commencer, la défense typiquement anglo-saxonne de la liberté individuelle s’articule autour d’une critique hayekienne – très populaire aux États-Unis – du collectivisme et de l’égalitarisme. L’individualisme philosophique mène la plupart des droites anglo-saxonnes à prôner la réduction du fardeau fiscal et une opposition aux programmes sociaux qui, disent-ils, imposent aux individus des choix financiers qui ont également pour effet pervers de déresponsabiliser celui qui y est soumis.

Les conservateurs américains et canadiens ont également en commun de défendre le partage strict des prérogatives comme prévu par les constitutions respectives des deux pays. Pour eux, le principe fédératif doit être étroitement encadré afin d’éviter tout empiètement de l’État central dans les compétences des gouvernements associés ou dans la vie de l’individu. Le texte constitutionnel a pour mission de protéger, ainsi plus largement, le principe même de liberté qui doit s’articuler à tous les niveaux. C’est dans une telle mesure que les conservateurs des deux pays sont – pour reprendre les catégories de Stéphane Kelly – beaucoup plus jeffersoniens qu’hamiltoniens. Dans le cas de ceux du Canada, un glissement hamiltonien s’opérera plus tard lors de leur prise du pouvoir.

S’ajoute également – au niveau des ressemblances – la même critique des contre-cultures qui contribuent à briser la cohésion sociale et à fragmenter le sujet politique, de même que le même soutien à une politique étrangère activement pro-occidentale.

On ne saurait non plus taire les liens étroits qui unissent idéologiquement l’École de Calgary et la droite américaine.

Retour sur un livre majeur : The Patriot Game de Peter Brimelow

En 1986, le journaliste britannique Peter Brimelow publie le livre The Patriot Game : National dreams and political realities et le réédite deux ans plus tard sous le titre The Patriot Game : Canada and the Canadian question revisited[14]. Le livre a inspiré de nombreux futurs réformistes et a jeté les bases intellectuelles du mouvement en devenir. La relecture de cet ouvrage est aujourd’hui essentielle pour comprendre la transformation actuelle du Canada.

Les premiers mots du livre sont éloquents sur les objectifs de ce dernier, quand l’auteur affirme que son modeste objectif est de fournir une théorie générale du Canada[15]. On peut dire que sur ce plan comme sur bien d’autres, le pari de Brimelow est gagné. Il s’agit probablement de la première analyse conservatrice d’envergure du Canada qui ne soit pas uniquement qu’une recension de sentiments colériques de la part des Canadiens anglais – et plus particulièrement des Albertains. Le fait que l’auteur soit originaire de Grande-Bretagne aura peut-être contribué à lui garantir la distance nécessaire à une analyse détachée.

Les grandes lignes de cette « théorie générale du Canada » sont toutes très étayées et savamment argumentées, et mènent toutes à la conclusion que le Canada des années 1980 est un pays artificiellement construit sur des rêves démesurés et intrinsèquement idéologiques par les « nationalistes canadiens[16] » que sont les libéraux. De plus, le déclin d’un certain impérialisme canadien-anglais a, selon Brimelow, désorienté un pays désormais sans projets.

Brimelow décrit un certain nombre de points de fracture existant au sein du Canada. Pour le journaliste, c’est sur une incompréhension majeure des « deux solitudes » que se fonde le « jeu patriotique » des libéraux fédéraux. La question du Québec lui semble des plus importantes. Son récit dresse, essentiellement, le portrait d’un Parti conservateur défendant de bon droit les anglophones tandis que le Parti libéral se serait placé au service des seuls intérêts du Québec. Mais, nous dit Brimelow, les libéraux ont fait preuve d’une très forte incompréhension de la question québécoise en estimant que le fait d’aménager l’État fédéral au service de cette province assurerait l’unité canadienne sur le long terme. Bien au contraire, l’aspiration à l’indépendance est fondamentale pour les Québécois tandis que leur histoire et leur identité française et catholique les mèneront fort probablement à un tel destin. Dans une telle mesure, les dogmes progressistes d’identité universelle et de redéploiement bilingue de la nation canadienne font totalement fausse route et font fi du profond nationalisme francophone, lequel est intrinsèquement lié aux comportements politiques des Québécois. Avec son rêve d’une impossible réconciliation des « deux solitudes », Mulroney n’aura au final, selon Brimelow, que poursuivi l’utopie libérale.

L’antagonisme profond entre le Canada anglais et le Québec peut, affirme l’auteur, s’apparenter à du racisme. Du moins, les stigmatisations de l’un envers l’autre lui semblent s’alimenter mutuellement[17]. C’est ainsi que l’auteur en vient à promouvoir l’indépendance du Québec, qui libérerait enfin le Canada de cette immense épine dans le pied, et permettrait ainsi au pays de se définir enfin en fonction – uniquement et exclusivement – de son identité fondamentalement anglaise et de se réaménager selon ses propres intérêts géopolitiques et économiques – avec, en premier lieu, les ressources pétrolières.

Pour autant, Brimelow ne tombe pas systématiquement dans la caricature alors qu’il admet même que le Québec pourrait également en sortir gagnant. À quoi ressemblerait donc un Québec indépendant, demande le journaliste[18] ? Les tensions ethniques seraient amoindries, et l’État québécois serait démocratique et ne s’apparenterait pas à un pays du Tiers-Monde[19]. Un Québec indépendant serait-il foncièrement à gauche ? Brimelow admet l’existence d’une gauche militante relativement importante, mais rappelle également qu’un fond conservateur est des plus présents au Québec[20]. Puis, il semble croire aux garanties de Bernard Landry selon lesquelles l’économie québécoise serait foncièrement intégrée au marché continental américain, Landry envisageant peut-être même l’adoption d’une monnaie commune[21]. Concernant les politiques économiques du Parti québécois de René Lévesque, qui sont, admet-il, « plus collectivistes qu’ailleurs au Canada », Brimelow rappelle que le second mandat de Lévesque a été marqué par des coupes dans les services publics menant à de graves conflits avec les syndicats. Finalement, analyse-t-il, la vision socio-économique prévalant au Québec est intimement liée à la dynamique nationale, et une multitude de positions en la matière pourraient s’affronter en cas de souveraineté éventuelle et donc de rupture par rapport à cette dynamique[22].

Notons au passage que l’œuvre de Brimelow tient davantage du portrait que du programme politique. Il n’en demeure pas moins qu’elle traduisait dans un ouvrage les instincts de nombreux Canadiens, qui détenaient désormais une forme de manuel leur permettant d’alimenter leurs réflexions. La véritable réponse politique n’en arriva pas moins un an plus tard, en 1987, avec la création officielle du Reform Party.

La suite de cet article a paru dans le numéro de février 2014.

 

 

 


 

[1] On consultera l’entrevue «Le Canada et le deuil d’un idéal dualiste » menée par l’organisation Génération Nationale avec l’historien Frédéric Bastien : http ://www.youtube.com/watch ?v=MgP2mjlIb0A (En ligne)

[2] William Johnson, Stephen Harper and the future of Canada, Toronto, McClelland & Stewart, 2007 [2005] (p. 17-22)

[3] Ibid p. 17

[4] Bernard Landry et Jacques Parizeau se firent les premiers champions de ce combat. Pour en savoir plus, lire : Simon-Pierre Savard-Tremblay, « Les souverainistes et la mondialisation : L’enthousiasme internationaliste », L’Action nationale (Février 2013).

[5] Devenu chef du PLC, Jean Chrétien s’engagea même plus tard à retirer le Canada de l’Accord de libre-échange.

[6] Peter C. Newman, Mulroney. Les enregistrements secrets, Anjou, Fides, 2007, p. 141

[7]Ibid.

[8] Johnson, Stephen Harper p. 68

[9] Tom Flanagan, Waiting for the wave. The Reform Party and the Conservative movement, Toronto, McGill-Queen’s University Press, 2009, p. 40

[10] Stéphane Kelly, Les Fins du Canada, Montréal, Boréal, 2001

[11] Christopher Lasch, La révolte des élites et la trahison de la démocratie, Paris, Flammarion, 2007 [1995]

[12] Ezra Levant, Shakedown, Toronto, McClelland & Stewart ltd, 2009.

[13] Hugh Segal, The Right Balance. Canada’s conservative tradition, Vancouver, Douglas & McIntyre, 2011.

[14] C’est à cette seconde édition que nous nous référons dans cet article : Peter Brimelow, The Patriot Game : Canada and the Canadian question revisited, Toronto, Key Porter Books Limited, 1988 [1986]

[15] Ibid p.1

[16] Brimelow n’en rejette pas pour autant le nationalisme et le patriotisme. L’utilisation qu’il fait du mot «nationaliste » renvoie à l’étatisme et à l’unitarisme canadien –niant artificiellement les grandes divisions prévalant au sein du Canada- des libéraux.

[17] Ibid p. 253

[18] Ibid p. 233

[19] Ibid p. 235

[20] Ibid p. 234

[21] Ibid p. 233

[22] Ibid p. 233-235

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