La première partie de ce texte a paru dans le numéro de janvier 2014.
De Manning à Harper
Le nouveau Canada de Preston Manning
Le Reform Party est indissociable de la personnalité et des idéaux de son fondateur, Preston Manning. Il est généralement considéré comme allant de soi que Manning serait un conservateur intransigeant, en bonne partie à cause de la place prépondérante de sa foi chrétienne. Or, comme le souligne Tom Flanagan[1], si une obligation de classer Manning nous impose de le placer davantage à droite qu’à gauche, ses positions tiennent davantage à du populisme qu’à du conservatisme. Pour illustrer son point, Flanagan cite un certain nombre d’exemples des positions du chef fondateur. Sur des questions comme l’avortement ou le suicide assisté, Manning était certainement farouchement contre les deux, mais n’en avait pas moins comme position officielle de soumettre le premier à un référendum et de légaliser le second tout en y étant opposé à titre personnel et moral[2].
Plus encore, Manning a toujours utilisé la rhétorique – très présente chez ceux que l’on qualifie de « populistes » – du « ni gauche, ni droite », prétextant que ces étiquettes sont largement périmées. Il était également beaucoup plus porté à faire référence à Vaclav Havel qu’à Ronald Reagan ou à Margaret Thatcher, comme le souligne Flanagan. Pour ce dernier, qui a très bien connu Manning, le chef fondateur aurait ainsi très souvent été davantage porté à comprendre et à souligner intelligemment l’absence de réponse politique aux problèmes d’envergure qui traversaient le Canada qu’à offrir un programme cohérent. Est-ce à dire que Manning fait partie de la liste des intellectuels ayant raté leur passage sur la scène partisane ? Sans aller jusque-là, on peut affirmer sans gêne qu’il n’est guère surprenant qu’il soit aujourd’hui à la tête de son propre groupe de réflexion, la Fondation Manning, qui contribue à l’alimentation de la pensée conservatrice au Canada. Mais le flou artistique qui semble être entretenu par les réformistes peut également être simplement interprété comme l’effet naturel de leur inexpérience.
Preston Manning, porte-parole d’un parti supposément fortement ancré à droite, a pu avoir des positions aussi surprenantes que la réduction des budgets militaires[3], un amendement à la Loi canadienne sur les droits de la personne pour y inclure les gais et lesbiennes[4], l’adoption d’enfants par les couples homosexuels, de même que la croyance avouée que l’identité canadienne est par nature multiethnique. Sur le plan économique, le Reform Party ne semblait pas avoir de doctrine concrète outre la prudence financière.
S’il est question d’équilibre budgétaire et de saine gestion des programmes sociaux, il n’est pas ouvertement question de remettre en question le caractère public de ces services[5]. L’œuvre la plus programmatique de Manning demeure son livre The New Canada, publié un an avant les élections de 1993. Il y est présenté une vision pancanadienne qui constitue le premier jalon de la conversion nationale d’une formation jusque-là purement régionaliste.
Manning, le fédéralisme et le Québec
La lecture de Manning est très proche de celle de Peter Brimelow : le mythe des deux peuples fondateurs et la tentative d’aménager un statut spécial pour le Québec ont conduit à davantage de divisions alors que le but aurait pourtant été la durabilité du lien fédéral. Revenant sur la Commission royale sur le bilinguisme et le biculturalisme, Manning y voit un « grand bond en arrière[6] », en cela qu’il aura fait d’Ottawa et non de Québec le grand responsable du fait français au Québec. Trudeau a par la suite radicalisé le mythe dualiste avec sa loi de 1969. Si la transformation libérale du Canada résultait du vent d’affirmation nationale lié à la Révolution tranquille, Manning rappelle pourtant que les Québécois, par leur volonté d’être maîtres chez eux, visaient bien plus l’unilinguisme français au Québec que le bilinguisme à l’échelle canadienne[7]. Qui plus est, le principe des deux peuples fondateurs en serait essentiellement un d’union entre le Québec et l’Ontario, laissant, nous dit Manning, les douze autres millions de Canadiens en dehors de l’équation[8].
Il y voit un lien avec le multiculturalisme, tandis que le Canada serait devenu un ensemble divisé et instable de groupes ethniques ouvrant la voie aux tergiversations autour du statut spécial du Québec en décomplexant le concept de reconnaissance communautaire particulière. La proposition du Reform Party consistait en un « nouveau Canada » décentralisé où il n’est aucunement question de statut spécial pour le Québec ou de reconnaissance officielle de son caractère national par Ottawa. Le Québec bénéficierait – à l’instar de la vision libérale – du statut de province égale aux autres, ni plus, ni moins. Mais Manning estime que l’autonomie dont elle bénéficierait serait des plus positives à son développement et que la dé-québécisation de la politique fédérale serait gagnante pour tous, y compris pour les Québécois. Pour illustrer son propos, Manning demande ouvertement si le Québec était plus libre sous les gouvernements de Mulroney et de Trudeau, des Québécois qui entretenaient des conceptions précises par rapport à leur province d’origine, ou sous des premiers ministres tels que Diefenbaker ou Pearson qui étaient beaucoup plus portés vers une saine indifférence vis-à-vis des actions du Québec[9].
Dans une telle mesure, le rejet par le parti de l’Accord de Charlottetown, et sa campagne contre ce dernier lors du référendum prévu à cet effet, semblait aller de soi. En cas d’échec du nouveau pacte offert au Québec, Manning prévoit également la possible recomposition du « nouveau Canada » sans le Québec[10]. Il reste relativement vague sur les conditions d’une telle accession à l’indépendance de la part de la province. Il faut cependant préciser que, bien que le Reform Party ait sous l’impulsion de son électorat finalement appuyé la Loi sur la clarté référendaire en 2000 – contrairement à Joe Clark du Parti progressiste-conservateur –, Preston Manning affirmait ouvertement en 1995 qu’une majorité simple de cinquante pour cent plus un vote devait mener à l’indépendance du Québec. Les députés de la formation talonnaient d’ailleurs le gouvernement Chrétien à la Chambre des communes pour qu’il affirme clairement une telle chose.
Est-ce à dire qu’une telle prise de position relevait d’une volonté larvée de voir le Québec devenir un État indépendant, facilitant ainsi considérablement l’avènement du « nouveau Canada » et menant du même coup à la mort politique du Parti libéral[11] ? On ne peut aller jusqu’à affirmer une telle chose et les positions du parti, comme nous le disions précédemment, relevaient davantage d’un certain populisme régionaliste visant l’unité des insatisfaits.
Sur la question de la sécession, l’absence de consensus était flagrante et la position du Reform Party en 1995 nous semble relever du compromis. En effet, une part non négligeable de la droite canadienne reprenait ouvertement la position de Peter Brimelow et souhaitait l’indépendance du Québec pour se débarrasser de son influence disproportionnée et néfaste. Ce fut d’ailleurs la position d’Ezra Levant, qui n’était pas encore la vedette médiatique qu’il est aujourd’hui. Dans une lettre publiée dans le Calgary Sun et intitulée « Ten reasons to hope for a Yes victory », Levant estime que l’indépendance du Québec mènera à la fin du bilinguisme et du multiculturalisme, permettra à Ottawa de tenir aux divers groupes communautaires tels que les amérindiens ou les écologistes, réduira la corruption causée par les politiciens québécois et facilitera l’élection de Preston Manning[12].
Mais une aile dure à l’égard du Québec existait également et était incarnée par nul autre que Stephen Harper. Pour Harper, contrairement à Manning, la Révolution tranquille ne relevait pas d’un authentique mouvement populaire, mais du développement d’une nouvelle caste étatiste. Adversaire de la loi 101, tout en reconnaissant que cette dernière relevait du niveau provincial et non de l’État central, Harper s’opposait avec virulence à l’Accord du lac Meech non seulement au nom des raisons évoquées par le Reform Party, mais également par crainte que la clause de l’Accord qui obligerait constitutionnellement Québec à promouvoir l’identité distincte de la société québécoise ne résulte en une extension de l’étatisme déjà étouffant qui existe au sein de la province[13]. D’ailleurs, sur la position d’opposition de principe à la Charte de la langue française doublée d’un respect de la juridiction québécoise en la matière – position que reprendra d’ailleurs le député Maxime Bernier en 2011 –, nous partagerons ici la critique de Pierre Dubuc :
Stephen Harper propose un fédéralisme décentralisé, se dit prêt à reconnaître la juridiction du Québec sur les questions de langue et de culture, mais en sachant très bien qu’il tient le Québec en laisse avec le recours aux tribunaux. Pas mal pour un politicien qui a fait carrière dans un parti dont la marque de commerce était la dénonciation du gouvernement par les juges[14].
C’est d’ailleurs sous l’impulsion d’Harper que le Reform Party changera sa position linguistique en 1989, passant de l’unilinguisme symétrique à un appui au principe de « liberté d’expression[15] ». On a également parfois affirmé que Stephen Harper était le « grand-père » de la Loi sur la clarté référendaire. Harper est en fait l’auteur de la stratégie du 20/20. L’idée sous-jacente était d’offrir vingt propositions décentralisatrices, mais établissait également vingt conditions contraignantes en cas de vote en faveur de l’indépendance au Québec. Il n’est donc pas question de refus pur et simple de négocier, mais de rendre le prix de la sécession très difficile à accepter pour les Québécois. Il était notamment question de « l’obligation morale et légale du Canada envers les résidents du Québec qui veulent rester canadiens », ouvrant ainsi la voie à la partition du Québec sur la base des territoires municipaux, Harper estimant irréaliste une partition par bureau de scrutin bien que cette dernière serait théoriquement plus adéquate. Le rapport prévoyait également le recours à l’armée canadienne pour protéger les immeubles fédéraux. Harper trouvait également vital que le Parlement canadien fixe le plus rapidement possible les conditions de l’accession à l’indépendance d’une province[16]. Après le référendum, Harper estimera que le résultat représente le pire des scénarios dans la mesure où il s’agissait d’une victoire serrée du « non » sans promesse de changement du lien fédéral[17]. En 2004, alors chef du nouveau Parti conservateur du Canada et précédant de peu le virage de la formation en faveur d’un « fédéralisme d’ouverture », Harper réitérera son appui au caractère divisible du Québec[18]. Harper quittera la politique en 1997 et fondera la National Citizens Coalition, un groupe de réflexion centré sur des positions conservatrices et libertariennes.
De l’Alternative unie à l’Alliance canadienne
Après la réélection des libéraux en 1997 il est devenu évident que la division du vote de droite et de centre droit favorisait le succès des adversaires. Alors que les progressistes-conservateurs, désormais dirigés par Jean Charest, venaient de passer de deux sièges à vingt-deux, le Reform Party avait conservé sensiblement le même nombre de députés. Preston Manning devait également percevoir que l’image foncièrement régionaliste nuisait à sa formation. C’est ainsi qu’il amorça le projet d’Alternative unie visant le regroupement des forces conservatrices.
Si Joe Clark, redevenu chef du PPC après le départ de Jean Charest pour Québec, montra très rapidement son désintérêt pour un rapprochement avec les réformistes[19], ceux-ci entreprirent néanmoins des pourparlers avec les conservateurs ontariens de Mike Harris. Des nationalistes modérés du Québec tels que Jean Allaire et Gérard Latulippe étaient également impliqués dans l’initiative[20]. Plus étonnant encore, le Bloc québécois était ouvert à éventuellement participer à l’Alternative unie, qui avait envisagé d’adopter le nom d’« Union confédérale », selon ce qu’affirme Éric Duhaime, aujourd’hui représentant médiatique de la droite québécoise, mais à l’époque employé du cabinet de Gilles Duceppe[21]. Selon ses dires, lors des discussions internes, le Bloc l’envoya avec Rodrigue Biron (ex-chef de l’Union nationale et membre du bureau national du parti) pour gérer la liaison entre la haute direction bloquiste et les tenants du projet de Manning. Selon Duhaime, Duceppe – pourtant un homme de gauche dirigeant une formation de plus en plus progressiste – aurait compris que le Bloc contribuait à la réélection du PLC en contribuant à la division des adversaires au Canada libéral, et aurait également été intéressé par le programme éventuellement décentralisateur de l’Alternative unie. Toujours selon l’ex-employé, les sorties publiques des députés Daniel Turp et Francine Lalonde contre le projet de Manning ont accéléré le retrait du Bloc des discussions, tandis que le parti aurait plutôt opté pour une stratégie de rapprochement avec la gauche et les syndicats du reste du Canada. Ce serait d’ailleurs pour cette raison que Duhaime aurait quitté le Bloc pour se joindre à l’équipe de Stockwell Day[22].
Le nouveau parti s’appela finalement « Alliance canadienne ». Alors que Preston Manning se présenta à la direction de cette dernière, de nombreux « alliancistes » estimaient que la modernisation de l’offre politique du parti ne pouvait s’accomplir sans un changement de direction. Manning, qui incarnait le régionalisme réformiste alors qu’il en constatait lui-même les limites (c’est du moins le message qu’envoyait la mise sur pied de l’Alternative unie), fut alors défait par Stockwell Day. Day symbolisait le renouveau, bénéficiant d’une cote de popularité supérieure à celle de Manning. Âgé de cinquante ans, bilingue – représentant ainsi davantage la vocation pancanadienne dont le parti cherchait à se doter –, Day avait droit à une forte crédibilité auprès de la droite après avoir implanté la politique de la flat tax (taux d’imposition uniforme) en Alberta.
Lors de son arrivée à la tête de l’Alliance, Day faisait la promotion d’une réforme du fédéralisme qui était relativement bien reçue au Québec. L’ex-député bloquiste de Longueuil Nic Leblanc, candidat pour l’Alliance canadienne en 2000, n’hésitait pas d’ailleurs à affirmer que le Bloc québécois avait toutes les raisons de « trembler » devant l’arrivée de Stockwell Day, qui représentait une réelle troisième voie viable entre l’éternelle opposition contestataire du BQ et le fédéralisme « dominateur et centralisateur » du PLC[23]. En novembre 2001, Day appuya d’ailleurs les demandes du gouvernement péquiste en matière de rapatriements de points d’impôts. Lors de la période de questions du 19 novembre à la Chambre des communes, le député allianciste Grant Hill y alla de cette intervention :
Tous les partis politiques au Québec s’entendent pour demander au gouvernement fédéral un transfert de points d’impôt pour financer pleinement les programmes dans ses champs de compétence. Le premier ministre et son ministre des Finances vont-ils, pour une fois, écouter les vœux de leur propre province et considérer sérieusement la question du transfert des points d’impôt[24] ?
Day, dénonçant le fait que « le fédéral veut partir une chicane inutile avec le Québec », en profita pour faire valoir ce à quoi sa refondation proposée du Canada pourrait ressembler dans ses relations avec les autres paliers :
Le Québec dit qu’il pourrait tenir un référendum sur les points d’impôt. C’est leur demande, ça n’affecte personne d’autre dans le pays. Mais le premier ministre (Jean Chrétien) dit que même s’ils le veulent, si leurs citoyens le veulent, même si ça ne touche aucune autre province, on ne les laissera pas l’avoir. Ce n’est pas un traitement approprié pour une province[25].
Quoi qu’il en soit, l’Alliance canadienne de Stockwell Day perdit l’élection de 2000 contre les libéraux de Jean Chrétien. Une fois de plus, les forces antilibérales avaient été victimes de la division de leur électorat.
La défaite de Day mena à la remise en question de sa direction, notamment par d’anciens partisans de Manning tels que Chuck Strahl et Deborah Grey[26]. Pour mettre fin à la crise, Day déclencha une course à la direction et affronta Stephen Harper. Un des sujets majeurs de cette campagne fut la possibilité d’une fusion avec les progressistes-conservateurs. Alors que Day y était résolument favorable, Harper estimait que la discussion autour d’une fusion ou d’une coalition éclipsait les questions fondamentales, soit les politiques mises de l’avant par le parti. Harper affirmait par ailleurs qu’une fusion était impensable tant et aussi longtemps que l’Alliance canadienne ne détiendra pas le rapport de force nécessaire pour s’imposer réellement au sein d’une nouvelle structure, tout en précisant que cette dernière n’était aucunement la préoccupation centrale de sa campagne[27].
Pendant la course, Harper était parfois accusé d’entretenir des sympathies envers le séparatisme albertain dans ce que l’on désigna comme étant la Firewall Letter. À notre connaissance, cette lettre est à la fois l’énoncé de principes le plus décentralisateur jamais écrit par un futur premier ministre et la prise de position publique la plus poussée en faveur de l’autonomie de l’Alberta de la part de Harper. Publié le 24 janvier 2001 dans le National Post sous le titre « An open letter to Ralph Klein », le texte était cosigné par Stephen Harper (alors président de la National Citizens’ Coalition), Tom Flanagan, Ted Morton, Rainer Knopff, Andrew Crooks et Ken Boessenkool. On peut y lire une dénonciation des intrusions d’Ottawa dans les affaires de l’Alberta. Cependant, les signataires indiquent à Ralph Klein que la protestation n’est pas suffisante, et s’avancent sur un véritable programme de récupération de pouvoirs semblables à ceux détenus par le Québec, appelé « Alberta Agenda » : retrait du programme fédéral des pensions au profit de la création d’un plan provincial ; mise en place d’un impôt sur le revenu albertain ; établissement d’un service de police provincial lorsque le contrat de la GRC se terminera en 2012 ; réaffirmation de la souveraineté provinciale pour les services en santé, quitte à se livrer à une guerre juridique en cas d’opposition de la part d’Ottawa – l’enjeu ici étant la libre concurrence par opposition au régime public canadien ; refaire de la réforme du sénat un enjeu pancanadien en soumettant la question en référendum provincial.
La lettre est devenue célèbre parce que les signataires pressaient le gouvernement Klein de « construire des pare-feux » autour de l’Alberta, une image forte qui n’a pas manqué de rester marquante[28].
Au mois de mai 2002, Stephen Harper a battu Stockwell Day, devenant chef de l’Alliance canadienne et de l’Opposition officielle.
Malgré ses réserves initiales, Harper s’engagea sur la voie de la fusion avec le Parti progressiste-conservateur, alors dirigé par Peter Mackay. Lorsque cette dernière fut enclenchée après avoir été approuvée par les deux formations, une élection à la direction du nouveau Parti conservateur du Canada débuta. Tandis que Mackay se retirait avant la fin de la course, la principale adversaire de Harper était Belinda Stronach, femme d’affaires tentant d’insuffler une image moderniste aux conservateurs. Stephen Harper n’en remporta pas moins la course dès le premier tour de scrutin.
On a souvent affirmé que la fusion était en réalité une prise de contrôle par les anciens réformistes. Force est d’admettre que malgré leur position avantageuse, les alliancistes partisans de l’égalité des provinces et adversaires d’une reconnaissance officielle de la distinction du Québec devaient désormais composer avec des militants prônant une décentralisation moins radicale et étant peu hostiles au mythe dualiste.
Du Parti conservateur au Canada conservateur
L’élection de 2004
C’est un Parti très jeune qui dut affronter son premier test électoral en juin 2004. La situation aurait pu être déplorable pour le PCC si le gouvernement libéral n’avait été éclaboussé par le tristement célèbre « scandale des commandites », jalon majeur de la riposte du Plan B préparé les hauts dignitaires du régime fédéral après le référendum de 1995.
Le premier ministre Paul Martin, envers qui les attentes populaires étaient très élevées lorsqu’il a succédé à Jean Chrétien, s’est montré incapable de gérer adéquatement cette crise de corruption de très grande envergure. Ce dernier devait au départ littéralement rafler la carte du Québec ; or, à mesure que la campagne électorale avançait, il apparaissait de plus en plus clair que le Québec démontrerait son insatisfaction en offrant au Bloc québécois une victoire éclatante. Du côté du Nouveau Parti démocratique, le nouveau chef Jack Layton était unanimement reconnu pour la sympathie qu’il suscitait et il semblait alors évident que sa formation ferait quelques gains électoraux.
Quant au PCC, il s’est considérablement rapproché du pouvoir au cours de ce scrutin, arrivant parfois en tête des sondages. Mais l’amateurisme et les multiples gaffes des conservateurs se conjuguèrent à une campagne de peur de la part des libéraux, permettant à ceux-ci de conserver le pouvoir, mais en état de minorité parlementaire.
Le soir des élections, les conservateurs ont constaté que le pouvoir leur échappait parce que la percée qu’ils espéraient faire en Ontario ne s’était pas concrétisée.
Il en résultait un parlement des plus fragmentés, avec un gouvernement libéral minoritaire, une opposition officielle conservatrice, une gauche revigorée et un fort contingent de députés indépendantistes québécois.
L’ouverture au Québec : Retour sur une parenthèse (2004-2008)
C’est donc sans position concrète vis-à-vis du Québec que les conservateurs ont fait campagne en 2004, outre une sortie en faveur de la partition du Québec advenant son indépendance. Le PCC n’aura d’ailleurs récolté aucun siège au Québec, tandis que le Bloc québécois dominait avec près de la majorité absolue des suffrages et avec cinquante-quatre députés. Pourtant, dès cette élection, des candidats conservateurs étaient arrivés deuxièmes dans plus d’une dizaine de comtés, principalement situés dans la région élargie de Québec, une donnée peu prise en compte par les analystes.
Le cas le plus notable était celui de la candidate Josée Verner, qui n’avait obtenu que trois mille votes de moins que son adversaire bloquiste Bernard Cleary dans la circonscription de Louis-Saint-Laurent. Le comté devenait dès lors très prenable pour le PCC et Verner fut intégrée au cabinet fantôme de l’Opposition officielle même si elle n’appartenait pas à l’aile parlementaire. Elle fut également embauchée par le Parti avec pour mission d’établir une organisation forte au Québec. Dans son ouvrage Harper’s Team, Tom Flanagan révèle que Stephen Harper a alors décidé de s’intéresser personnellement au cas du Québec, insistant notamment pour que la convention du PCC prévue pour le printemps 2005 se tienne à Montréal. C’est également à ce moment que la direction conservatrice a constaté la nécessité de diversifier leurs axes de communications afin de développer une campagne exclusive au Québec[29].
Les conservateurs opteront dès lors pour une nouvelle stratégie, soit celle du « fédéralisme d’ouverture ». Le PCC n’est cependant plus le Reform Party ni l’Alliance canadienne. Le nouveau parti doit composer avec son aile progressiste, est dirigé par un tenant de la ligne dure à l’égard du Québec et survient à une ère où les souverainistes ne sont pas au pouvoir à Québec. Il n’est donc pas question de réforme en profondeur du Canada, sans doute par peur des conséquences de l’échec d’une promesse d’envergure à une période où l’option souverainiste sort revigorée par le scandale des commandites et par la forte impopularité du gouvernement provincial – et fédéraliste – de Jean Charest. La ligne réformiste n’en est pas moins maintenue sur le plan de l’opposition à tout statut spécial en faveur du Québec. Le fédéralisme d’ouverture des conservateurs de 2004 à 2008 est essentiellement centré sur la promesse de remplacer les libéraux par un gouvernement auquel les Québécois pourront participer – reprenant l’habituelle attaque contre le Bloc selon laquelle le parti ne prendrait jamais le pouvoir – et qui romprait avec ses traditions prédatrices à l’égard des affaires internes de la province – récupérant ici la ligne réformiste visant la fin des « chicanes inutiles » par la séparation stricte des juridictions des paliers de gouvernement. S’y ajouteront quelques promesses électorales. On peut dire en cela que le calcul de Harper est beaucoup plus prudent – et probablement plus efficace sur le long terme – que celui de Mulroney autrefois.
Si le positionnement des conservateurs n’a été connu – et payant – que lors de la campagne fédérale suivante, certains signes avant-coureurs pouvaient nous laisser entendre qu’un tel virage survenait. Tout d’abord, à l’automne 2004 le gouvernement de Paul Martin était parvenu à une entente sur la santé avec les provinces dont le Québec est sorti gagnant, car libre de dépenser les sommes récupérées comme bon lui semble[30]. À la surprise de plusieurs, Harper salua cette dernière en déclarant que « le principe du fédéralisme asymétrique n’est pas nouveau. Dans nos constitutions et notre histoire, on retrouve plusieurs exemples de formules qui prennent en considération les différentes réalités des régions de notre pays[31] ». Traitement de faveur à l’égard du Québec ? Accroc à la stricte égalité des provinces si chère au Reform Party d’autrefois ? La position de Harper pouvait sembler des plus surprenantes.
Citons un autre exemple. À l’été 2005, le gouvernement Martin annonça la nomination de Michaëlle Jean à titre de Gouverneure générale du Canada. Les sympathies indépendantistes (voire felquistes) de son mari ont rapidement été révélées. De nombreux conservateurs canadiens-anglais étaient en colère et plusieurs demandaient le congédiement de cette dernière. Des premiers ministres provinciaux tels que Gordon Campbell, Ralph Klein et Bernard Lord affirmèrent clairement leurs réserves à son égard. Harper choisit finalement de n’y voir qu’une affaire de faible envergure.
Un autre épisode avant-coureur fut de la plus grande importance. Le 19 mai 2005, alors que les révélations de la commission Gomery remettaient la légitimité morale de gouverner du PLC, une motion pour renverser le gouvernement Martin fut soumise aux députés. Au départ, tout laissait croire que les trois partis d’opposition voteraient en faveur du renversement de l’administration libérale, ce qui aurait précipité le Canada dans une nouvelle élection. Le NPD a finalement négocié son appui au gouvernement – assurant la survie de ce dernier – en échange de concessions dans le budget fédéral. Le vote aboutit à une égalité, menant le président de la Chambre – un libéral – à trancher en faveur du maintien du gouvernement. Il n’est donc pas anodin que les conservateurs aient accepté d’être les seuls à voter avec les souverainistes du Bloc québécois sur une motion liée à un scandale qui touchait d’ailleurs davantage les Québécois que les Canadiens. Le PCC avait beaucoup à perdre dans une telle collaboration, alors que les libéraux accusaient Harper d’avoir une soif du pouvoir si grande qu’il était prêt à coucher avec les « séparatistes » pour parvenir à ses fins[32]. Pour la journaliste Chantal Hébert, Harper a alors plutôt su couper l’herbe sous le pied de Gilles Duceppe et des souverainistes en démontrant aux Québécois qu’un parti fédéraliste était également disposé à comprendre leurs griefs[33].
Le gouvernement Martin n’en fut pas moins renversé quelques mois plus tard, en novembre 2005, fixant le 23 janvier 2006 comme jour de scrutin. Cette fois-ci, la campagne communicationnelle du PCC au Québec ne se contenterait pas de simplement traduire en français le matériel de la campagne canadienne. Très rapidement, les publicités alléchantes à l’égard du Québec débutèrent, visant la prétendue impuissance du Bloc québécois. Une publicité télévisée montrait un homme en train de pédaler avec intensité, mais sur un vélo dont la roue avant était remplacée par un « bloc » de ciment, impliquant le surplace dans lequel le Québec se condamnait par le vote bloquiste.
L’opération de séduction au Québec débuta par une promesse de loi sur le financement des partis politiques, qui non seulement attaquait de front la corruption à Ottawa, mais s’inspirait ouvertement, aux dires de Stephen Harper, de René Lévesque[34].
Mais le moment charnière de la campagne fut sans aucun doute le discours prononcé par Harper le 19 décembre à Québec. Le chef conservateur fit référence à l’importance historique de la « Vieille Capitale » où était né le Canada. Il s’inscrivit à nouveau dans la posture de la troisième voie entre « la vieille attitude paternaliste et arrogante pratiquée par les libéraux fédéraux envers le Québec et […] l’obstruction aveugle et stérile du Bloc québécois ». Le PCC offrait alors de briser l’alignement redondant de la dynamique liée de l’après-Meech et d’offrir une option face à l’épuisement apparent de la question nationale, en dépit des chiffres très favorables à l’option souverainiste qui étaient principalement dus à la colère spontanée liée au scandale des commandites.
La rhétorique s’accompagna de promesses majeures, soit le règlement du déséquilibre fiscal nié dans son existence même par les libéraux, l’encadrement du pouvoir fédéral de dépenser ainsi que l’octroi d’un siège à l’UNESCO. Dans le cas de deux premières propositions, Harper soutenait qu’il ne s’agissait pas uniquement de problématiques d’ordre budgétaire, mais qu’elles relevaient de la logique du « fédéralisme dominateur » du PLC. Ces propositions devaient être intégrées à une charte du fédéralisme d’ouverture, qui devait également comprendre la reconnaissance de l’autonomie des provinces et « des responsabilités culturelles et institutionnelles spéciales du gouvernement du Québec[35] ». Plus encore, Harper allait jusqu’à évoquer l’idée que le Québec puisse réintégrer la famille constitutionnelle canadienne, lorsque les circonstances seront favorables[36]. À l’époque du Reform Party, Harper niait pourtant le fait que le Québec soit en dehors de la Constitution canadienne[37].
Ce n’est que dans la seconde partie de la campagne, soit après les vacances du temps des fêtes, que les conservateurs ont pu récolter les fruits de leurs efforts et purent récupérer le mécontentement à l’égard des libéraux que le Bloc avait contribué à alimenter considérablement sans, cette fois-ci, en être l’unique bénéficiaire.
Les conservateurs ont pu compter sur l’appui de nationalistes estimant que le temps était venu de faire le pari d’un nouveau « beau risque », soit d’espérer arracher des gains avec une nouvelle alliance entre l’Ouest et le Québec – qu’Harper estimait pourtant autrefois contre nature. Le PCC de 2006 reposait sur la théorie des « Four Sisters » conçue par Tom Flanagan, soit sur l’addition de quatre grands groupes afin de parvenir à conquérir le pouvoir : le fonds tory, les conservateurs de l’Ouest, les nationalistes québécois et les communautés ethniques traditionalistes – principalement celles de Toronto[38].
Le 23 janvier 2006, le PCC remporta l’élection avec un gouvernement minoritaire extrêmement faible. Cependant, la courte victoire des conservateurs était due aux dix sièges obtenus par le PCC au Québec, principalement tous concentrés dans la région élargie de la capitale et obtenus au détriment du Bloc[39]. Comme en 2011, le Bloc québécois a été victime d’une logique dont il était prisonnier, soit son institutionnalisation comme véhicule partisan dans le système politique canadien. Un vote pour le Bloc en était pour punir un parti plutôt que pour constituer un geste de rupture vis-à-vis du régime canadien. Or, la solution Harper était dans un tel contexte beaucoup plus alléchante, permettant de retirer le pouvoir au PLC plutôt que de simplement limiter sa puissance parlementaire.
Une fois au pouvoir, le fédéralisme d’ouverture se mit en place de manière plus ou moins symbolique. Au Québec, l’appui à la souveraineté déclinera progressivement pour divers facteurs, alors que le Parti québécois était fraîchement dirigé par le controversé André Boisclair.
Le siège promis à l’UNESCO ne fut en fin de compte qu’une participation à la délégation canadienne dont les prises de position ne s’opèrent qu’aux conditions de cette dernière, tandis que le déséquilibre fiscal fut partiellement corrigé après quelques budgets. En mars 2006, Harper annonça également qu’il coupait la totalité des fonds publics versés au Conseil de l’Unité canadienne, éclaboussé par le scandale d’Option Canada qui avait éclaté en pleine campagne électorale.
Mais la mesure la plus notable reste sans aucun doute la motion, adoptée le 27 novembre 2006, qui reconnaissait que « les Québécois forment une nation au sein d’un Canada uni ». Sans aucune portée juridique, la motion en anglais utilisait le mot « Québécois » en français. Ainsi, alors que le libellé en français renvoyait à une définition purement territoriale de la nation, la motion en anglais faisait explicitement référence à la majorité historique de culture française et à ses adhérents. Il ne s’agissait néanmoins de rien de plus que d’une étiquette distrayante.
Les résultats de l’élection provinciale au Québec de 2007 avaient de quoi réjouir les troupes conservatrices. Alors que la troisième place des souverainistes était selon eux le signe du succès de leur fédéralisme d’ouverture – leur permettant de se targuer d’être les réels gardiens de l’unité canadienne, laquelle constituait l’image de marque des libéraux –, l’opposition officielle revenait désormais à l’Action démocratique du Québec de Mario Dumont, qui avait officiellement appuyé le PCC en 2006 et avec laquelle plusieurs liens organisationnels existaient.
Le Parti conservateur avait donc de bonnes raisons d’espérer une percée d’envergure au Québec.
De la fin de l’ouverture au Québec au gouvernement majoritaire
Jusqu’à l’élection de 2008, conservateurs et bloquistes se sont constamment échangé la première place dans les intentions de vote au Québec.
Le 7 septembre 2008, Harper déclencha de nouvelles élections en espérant obtenir un gouvernement majoritaire grâce à l’électorat québécois. Les coupes budgétaires aux artistes constituèrent l’erreur majeure du parti, lesquelles ont été assimilées à un mépris pur et simple de la culture québécoise par l’émasculation de ses expressions publiques. La crise des subventions permit à un Bloc québécois en pleine déroute de se repositionner comme l’option la plus sécuritaire, alors que l’axe principal de la campagne bloquiste reposait sur le risque de l’atteinte d’une majorité parlementaire pour Harper, tandis que Gilles Duceppe invitait les partisans des autres formations fédéralistes à appuyer son parti pour bloquer le PCC.
Le 14 octobre, le nouveau parlement était relativement semblable à celui qui avait été dissous quelques semaines plus tôt, à la différence que les conservateurs se rapprochaient désormais du gouvernement majoritaire tant convoité. Plus encore, les stratèges conservateurs, comme me l’a confié Éric Duhaime, auraient alors compris que l’électorat québécois était beaucoup trop volatile pour pouvoir être au centre d’une stratégie de conquête du pouvoir. Ils auraient alors également saisi qu’ils n’avaient mathématiquement pas besoin du Québec pour obtenir un gouvernement majoritaire et que l’Ontario constituait leur planche de salut[40].
La véritable rupture vis-à-vis du Québec se produirait deux mois plus tard avec l’épisode de la Coalition, alors que, pour empêcher le gouvernement Harper de revoir le système de financement public des partis politiques, les trois formations d’opposition signèrent une entente qui aurait mené au renversement des conservateurs. Il en aurait résulté un gouvernement de coalition dirigé par le chef libéral Stéphane Dion, composé de ministres issus du PLC et du NPD et appuyé par le Bloc. La crise politique poussa Harper à se livrer à une procédure exceptionnelle : l’appel à la nation. Dans son allocution, plutôt que d’accuser le Bloc d’incohérence pour son soutien à un parti centralisateur, c’est la présence des « séparatistes » qu’évoqua le premier ministre pour soulever l’indignation. Son message n’était définitivement pas destiné aux Québécois, mais bien aux Canadiens.
C’est ainsi que le PCC opta pour la méthode du wedge politics inspiré par le stratège des républicains américains Karl Rove. Cette dernière vise à imposer le calendrier politique du parti au pouvoir en forçant l’opposition à se compromettre en amenant des positions fermes et nullement diluées malgré le fait qu’elles risquent d’être battues en vertu de la minorité parlementaire du gouvernement. La réforme du recensement et la tentative d’abolition du registre des armes à feu en sont de bons exemples.
En 2011, le gouvernement fut à nouveau renversé et l’électorat convié pour le 2 mai 2011. Au terme de cette dernière, les conservateurs sont enfin parvenus à obtenir la majorité absolue à la Chambre des communes. Ils avaient désormais entièrement les coudées franches.
Conclusion : Le Canada de Stephen Harper
L’élection fédérale de 2011 était tout sauf anodine. Non seulement Harper détenait désormais toute la latitude nécessaire pour transformer le Canada en profondeur, mais la dynamique en elle-même avait profondément changé. Au Québec, la vague orange avait décimé le Bloc québécois, lequel était désormais réduit à la marginalité. Puis, le PLC touchait également un creux historique. Une impression générale se dégage : celle de la fin du cycle initié avec l’échec de l’Accord du lac Meech. Le parti gouvernemental serait désormais clairement à droite tandis que l’opposition officielle serait campée à gauche, éclipsant à la fois le parti de l’unité canadienne et celui des indépendantistes québécois, nous laissant croire à une redéfinition du calendrier politique où la question constitutionnelle serait anecdotique.
Au cours de la période de la très médiatisée commission Gomery, les milieux fédéralistes québécois en étaient venus à craindre la possibilité que Paul Martin se retrouve à la tête du camp du Non au cours d’un éventuel référendum. Ils se tournèrent alors vers Stephen Harper, sans trop savoir à qui ils avaient affaire. À constater la torpeur dans laquelle le courant souverainiste au Québec a sombré, il semble – pour l’instant – avoir accompli sa mission, tout en transformant radicalement le Canada à un niveau outrepassant largement ce qui était escompté au départ.
Mais quel est donc le projet de Stephen Harper ?
L’homme a su habilement parvenir à remporter l’élection de 2006 en promettant l’ouverture au Québec, mais a été extrêmement prudent et ne s’est jamais engagé sur la voie glissante d’un réaménagement constitutionnel du Canada qui offrirait un statut spécial au Québec. Mais, contrairement à leur première victoire en 2006, les conservateurs de 2011 doivent leur majorité absolue au parlement à l’Ontario. Le présent pouvoir à Ottawa ne résulte pas de l’axe Ouest-Québec de 2006, mais d’un axe Ouest-Ontario. En s’appuyant désormais sur l’Ontario, les conservateurs doivent désormais répondre à un électorat qui possède un sentiment d’appartenance très fort envers Ottawa. Pour cette raison, de même que par les compromis que l’équipe de Harper doit faire avec l’aile progressiste-conservatrice depuis la fusion, l’appareil bureaucratique dépensier et thérapeutique d’Ottawa ne pourra être remis en question. Même son de cloche en ce qui a trait à la décentralisation en profondeur dont rêvaient les réformistes puis les alliancistes. Mais le gouvernement Harper est indéniablement moins interventionniste que son prédécesseur et a su habilement éviter les chicanes avec l’État québécois, tandis que les empiètements sont toujours existants, mais font beaucoup moins de bruit que sous les libéraux.
Ce sont dans les actions concrètes que se traduit le rejet du multiculturalisme et du chartisme selon la méthode Harper. Ses actes relèvent d’une vision conservatrice de la politique. Par exemple, lorsque son gouvernement coupe le financement de certains groupes de pression en sachant qu’il se heurtera à des critiques virulentes, cela relève d’une philosophie de l’intérêt commun intégrée au principe de la démocratie représentative plutôt que dans la fragmentation sociale dont résulte la démocratie participative qui se traduit par un pouvoir disproportionné des lobbies communautaires hérité de l’ère Trudeau puis de celle de Mulroney.
Conformément à cette méthode, le multiculturalisme n’est pas officiellement attaqué de front, pas plus que la capacité d’agir du « gouvernement des juges » chargé d’imposer les principes de la Charte des droits et libertés. Il faudrait, pour amender la Constitution, avoir le consentement unanime des dix provinces. Le gouvernement Harper peut, comme il l’a fait, cesser de subventionner les aumôniers non chrétiens, mais l’addition des petites politiques ciblées ne pourra jamais contrebalancer une réelle abolition des prérogatives de la Cour suprême.
Mais plus encore, l’appareil d’Ottawa est au final très utile à la réalisation du projet harperien. Si le centre de gravité du Canada se déplace vers l’Ouest et que le pays assume désormais sa nature pétrolière, Harper n’est plus un westerner, mais un nation builder. La dictature des juges retrouve tout son sens dans la mission civilisatrice du Canada à l’égard du Québec. Si des pans entiers du trudeauisme rebutent Harper, ne poursuit-il pas la mutation unitaire du Canada et la neutralisation l’État québécois par une sacralisation des droits individuels qui n’est pas sans déplaire aux « libertariens » qui constituent une part non négligeable de sa base ?
Si les individus qui pilotent l’actuel virage du Canada servent les intérêts de l’Ouest, ils ont désormais pour vocation de construire une nouvelle identité canadienne.
Si le gouvernement conservateur est, dans ses actions, théoriquement orienté vers la droite de l’échiquier politique, on ne saurait définir le processus de construction nationale comme étant idéologique, pas plus qu’une nation ne constitue une communauté de valeurs.
L’identité canadienne a toujours eu une difficulté majeure à se fixer un héritage commun qui puisse fournir les repères d’une culture pleinement achevée et pleinement assumée. Tout au long de son histoire, le Canada a cherché à se distinguer de son voisin américain, d’abord en fonction de l’union entre deux peuples fondateurs aux cultures différentes, puis, sous Trudeau, par d’artificielles « valeurs » dont on se demande en quoi elles divergeaient de celles qui sont courantes dans certains États américains plus « progressistes ».
Trudeau a radicalisé cette donne en voulant faire du multiculturalisme, du bilinguisme, du dogme de l’émancipation individuelle comme horizon et de la sacralisation des droits et libertés les symboles d’une identité moderne.
Cet héritage, Stephen Harper le liquide très partiellement par une refondation du Canada sur des référents historiques et institutionnels. L’entreprise reste, encore une fois, très symbolique. Ainsi, sous les conservateurs, l’armée canadienne retrouve ses lettres de noblesse. Cela se double d’un alignement diplomatique sur la politique étrangère des États-Unis pour que le Canada puisse s’assumer pleinement comme membre de l’axe anglo-saxon, jalon fondamental de l’identité canadienne « retrouvée ». Harper soutient également inconditionnellement l’État d’Israël et entretient des rapports complexes avec la Chine, dénonçant les violations des droits de l’homme tout en poursuivant les relations commerciales.
Outre les relations internationales, la nature foncièrement anglaise du Canada conservateur repose également sur l’assomption de son passé britannique, alors que les symboles monarchistes se multiplient (portraits de la Reine, modification de l’appellation de l’aviation et de la marine canadienne pour y inclure le mot « royale », etc.).
Ainsi, c’est en cela que si la mutation de l’identité canadienne ne peut être assimilée à la « droite », elle n’en demeure pas moins conservatrice dans la mesure où elle se redéfinit en fonction d’un héritage commun et non d’une utopie de réingénierie identitaire. Alors que l’on a longtemps parlé d’aliénation de l’Ouest, ne s’agissait-il pas en réalité d’une aliénation du Canada réel par l’action d’une élite déconnectée ?
Comme les réformistes le souhaitaient, le Canada peut donc assumer pleinement son identité et définir sa politique en fonction des intérêts qui lui sont propres. Le french power est présentement mort à Ottawa et, comme les réformistes l’affirmaient, il aura fait autant de mal aux Canadiens qu’aux Québécois. Pour que le Canada puisse accomplir pleinement sa mutation, certains, comme Peter Brimelow, estimaient qu’il fallait impérativement que le Québec quitte l’ensemble fédéral et libère ce dernier de sa présence. Or, aujourd’hui, à une époque d’épuisement collectif des Québécois vis-à-vis de la chose politique et de gouvernement majoritaire conservateur composé sans l’appui du Québec, Ottawa n’a plus qu’à pratiquer une politique d’ignorance et d’indifférence à l’endroit de sa minorité. Le remplacement du Bloc québécois par des députés fédéralistes et inexpérimentés se fait certes sentir, mais la nature du mal est beaucoup plus profonde. Le Bloc a commis des erreurs innombrables, mais il demeurait le seul parti à même de traduire notre volonté d’exister en tant que nation. Que le Québec choisisse l’opposition perpétuelle, qu’il soit au gouvernement ou qu’il subisse les dommages collatéraux d’un pays qui se redéfinit sans lui, il aura toujours à payer le prix du statut de minoritaire. Stephen Harper, au final, aura été un joueur parmi les plus efficaces dans un processus d’écrasement du nationalisme québécois d’affirmation, réduisant les moyens du Québec de surnager dans les institutions que le Canada lui impose.
Le bilan Harper à l’égard du Québec est éloquent : Commission des valeurs mobilières unique, refus de soumettre les institutions et entreprises à charte fédérale à la loi 101, réforme de la carte électorale qui fera du Québec à jamais une quantité négligeable dans la composition des majorités électorales, tout cela va dans le même sens : celui de la continuité dans une mutation unitaire où les absents ont toujours tort. L’absence d’une députation québécoise au sein du gouvernement fédéral ne fait que rendre plus évidente une réalité qui aurait prévalu de toute façon.
Stephen Harper le redit à mot à peine couvert : le Québec n’inspire plus rien au Canada, ni la crainte ni le respect. Et il agit en conséquence. Les messages publicitaires que les conservateurs ont fait subir avant la dernière campagne étaient éloquents : ils ne visaient qu’à dresser les Québécois les uns contre les autres, Montréal contre Québec, les régions contre la métropole. Cela traduit bien le fonctionnement de ce régime : pour garder le Québec sous sa coupe, il faut en briser la cohésion, saper sa solidarité et ne reculer devant rien pour salir ses aspirations nationales.
Le Canada ne fera rien pour considérer le Québec comme son égal. À celui-ci d’en tirer les conséquences politiques. Le Canada occupe tout ce qu’il peut occuper en retournant contre nous nos impôts, nos institutions, notre langue même. Il piétine la mémoire nationale comme il l’a fait pour le 400e anniversaire de Québec, trafique l’histoire, s’impose dans nos choix culturels et rationne les moyens du Québec à même ses impôts.
Aux indépendantistes de faire la démonstration qu’aucune des options politiques canadiennes ne peut être bénéfique au Québec parce qu’elles reposent toutes sur le maintien de notre enfermement minoritaire. Chacune de ces options, qu’elle soit libérale, conservatrice, néo-démocrate ou verte, suppose que nous restions à la merci des choix que la majorité va nous imposer. Il faut dire aux Québécois et aux Québécoises qu’il n’y a qu’une seule façon de s’assurer que la politique va se faire selon nos choix, c’est de traiter d’égal à égal, de nation à nation.
Cinquante ans après la commission Laurendeau-Dunton, l’horizon d’une province en perte de moyens semble offrir bien peu de perspectives dignes. Malheureusement, les indépendantistes, dont l’option devrait reposer sur la recherche de l’équilibre entre continuité et rupture, peine à embrasser suffisamment la seconde donnée. Pourtant, la rupture entre les « deux solitudes » est bien réelle. Dans les faits, le Canada s’est séparé du Québec et il serait temps que celui-ci en prenne acte.
Il est de plus en plus clair que notre combat n’est pas tant de sortir du Canada que de sortir le Canada du Québec. Il faut cesser de tenter de lui donner la réplique dans les termes du débat qu’il tente de nous imposer.
[1] Il suffit de lire le chapitre «The Real Manning » (p. 5-19) de son ouvrage Waiting for the wave pour s’en convaincre.
[2] Flanagan, Waiting p. 8-9
[3] Manning a même déjà ouvertement évoqué l’idée d’un retrait de l’OTAN.
[4] Tel que nous le disions plutôt, l’ajout de l’orientation sexuelle à la loi a été fait par le gouvernement Mulroney. Manning prétendait cependant que le terme employé («orientation sexuelle ») était foncièrement péjoratif et plaçait l’homosexualité sur le même pied que des tendances condamnables telles que la pédophilie.
[5] Flanagan, Waiting p. 12-15
[6] Preston Manning, The New Canada, Toronto, MacMillan Canada, 1992, p. 303
[7] Il est à noter que les réformistes ont déjà flirté avec l’idée du concept de territorialité linguistique, soit d’établissement du français comme langue effective du Québec et de l’anglais dans le reste du Canada, afin de remplacer le bilinguisme officielle.
[8] Manning, The New Canada p. 303
[9]Ibid p. 312
[10] Ibid p. 314
[11] Le Reform Party était alors la principale formation d’opposition avec cinquante-deux députés contre deux pour le Parti Progressiste-Conservateur de Jean Charest –qui avait perdu le pouvoir avec Kim Campbell comme cheffe et première-ministre. Le statut d’opposition officielle lui échappa cependant, ayant obtenu deux sièges de moins que le Bloc québécois de Lucien Bouchard.
[12] En 1996, suite à l’échec de l’option souverainiste au Québec, Levant en est venu à souhaiter l’indépendance de l’Alberta en cas de réélection des libéraux fédéraux pour libérer sa province des demandes québécoises.
[13] Johnson, Stephen Harper p.143-144
[14] Pierre Dubuc, Le vrai visage de Stephen Harper, Notre-Dame-Des-Neiges, Éditions Trois-Pistoles, 2006, p. 137.
[15] Cité dans Johnson, Stephen Harper p. 148
[16] Michel Vastel, «Le converti », L’Actualité, 1er mars 2006.
[17] « Harris joins other leaders in calling for change », Hamilton Spectator, 31 Octobre 1995, p. A1
[18] «Le PCC appuierait la partition du Québec », Radio-Canada, 4 juin 2004. http ://www.radio-canada.ca/nouvelles/special/nouvelles/electionsFed2004/200406/04/001-el-J13-Harper-partition-Qc.shtml
[19] Clark restera toujours fidèle à cette position. Il s’opposera à la fusion entre progressistes-conservateurs et alliancistes, siègera comme indépendant suite à cette dernière et appuya le Parti libéral de Paul Martin lors des élections de 2004 en tant que moindre mal.
[20] Entrevue avec Éric Duhaime, samedi 4 mai 2013.
[21] Ibid
[22] Ibid
[23] Nic Leblanc, «Stockwell Day fait déjà trembler le Bloc québécois », Le Devoir, page Idées, mercredi 7 septembre 2000, p. A7
[24] Isabelle Ducas, «Québec reçoit un appui inattendu sur les impôts », La Tribune, mardi 20 novembre 2001, p. A1
[25]Ibid
[26] Ces derniers se sont même rapprochés momentanément de Joe Clark.
[27] Tom Flanagan, Harper’s Team. Behind the Scenes in the Conservative Rise to Power, Montreal, Kingston et London, McGill-Queen’s University Press, 2009, p. 34-35
[28] La lettre est disponible en ligne sur le site de la CBC : http ://www.cbc.ca/canadavotes2004/leadersparties/leaders/pdf/firewall.pdf (En ligne)
[29] Flanagan, Harper’s Team, p. 197
[30] L’argent récupéré par le gouvernement Charest n’a d’ailleurs pas été principalement utilisé dans le secteur de la santé.
[31] Cité dans Dubuc, Le vrai visage, p. 121
[32] Flanagan, Harper’s Team, p. 212
[33] Chantal Hébert, French Kiss : le rendez-vous de Stephen Harper avec le Québec, Montréal, Les Éditions de l’Homme, 2007, p. 61
[34] « Stephen Harper cite René Lévesque », Radio-Canada, le 8 décembre 2005. http ://www.radio-canada.ca/nouvelles/electionsFed2006/2005/12/08/022-Harper-Levesque.shtml (En ligne)
[35] Les conservateurs s’opposeront pourtant constamment aux tentatives du Bloc d’assujettir les entreprises à charte fédérale ainsi que la fonction publique fédérale en territoire québécois à la loi 101, ce qui aurait ainsi constitué une reconnaissance concrète de la souveraineté de l’Assemblée Nationale de légiférer sur la langue. Sur cet enjeu, lire : Simon-Pierre Savard-Tremblay, « Les entreprises passerelles », L’Action nationale (Mai 2013).
[36] Robert Dutrisac, «Harper courtise le Québec », Le Devoir, 20 décembre 2005.
[37] Johnson, Stephen Harper p. 146
[38] La théorie de Flanagan reposait au départ sur trois « sœurs », les communautés ethniques traditionnalistes ne seront ajoutées que tardivement. Au pouvoir, les conservateurs augmenteront d’ailleurs les seuils d’immigration.
[39] Ajoutons aux raisons du succès des conservateurs dans la région leur gestion de la crise de l’été 2004 autour du dossier Choi Radio X. Alors que le Bloc avait refusé de condamner la décision du CRTC de fermer la station à cause des propos injurieux de l’animateur Jeff Fillion, les conservateurs avaient plutôt choisi de soutenir cette dernière.
[40] Entrevue avec Éric Duhaime, 4 mai 2013