Un autre exemple d’opposition systématique au progrès?

Car il y a de bonnes raisons pour refuser de s’enthousiasmer dans le dossier de l’exploitation des gaz de shale. Des raisons environnementales, tout d’abord, qui portent à la fois sur les risques associés avec les procédés de forage et d’extraction et la politique de lutte aux changements climatiques du Québec.

Normand Mousseau est professeur de physique à l’Université de Montréal et auteur des livres Au bout du pétrole, tout ce que vous devez savoir sur la crise énergétique, L’avenir du Québec passe par l’indépendance énergétique et La révolution des gaz de schistes, tous parus aux Éditions MultiMondes.

L’hebdomadaire britannique The Economist soulignait récemment que :

[…] la plupart des gens seraient très heureux de découvrir qu’ils sont assis sur des réserves de gaz naturel qui pourraient répondre à leurs besoins durant les prochaines décennies. […] Pourtant, dans la province canadienne du Québec, l’annonce d’abondantes réserves de gaz de shale dans le sous-sol du bassin du Saint-Laurent n’a pas été accueillie avec enthousiasme.

Contrairement aux Lucides et aux autres promoteurs de cette ressource, toutefois, l’article ne dénonçait pas l’immobilisme supposé des Québécois, mais cherchait plutôt à comprendre l’origine du peu de soutien démontré par la population.

Car il y a de bonnes raisons pour refuser de s’enthousiasmer dans le dossier de l’exploitation des gaz de shale. Des raisons environnementales, tout d’abord, qui portent à la fois sur les risques associés avec les procédés de forage et d’extraction et la politique de lutte aux changements climatiques du Québec. Ces questions ont été amplement débattues dans les médias depuis quelques mois et sont présentées en détail dans les autres articles de ce numéro thématique de L’Action nationale. Au-delà de celles-ci, toutefois, il y a aussi la question, fondamentale, de l’intérêt économique de cette exploitation : qu’en retireront vraiment les propriétaires de cette ressource, c’est-à-dire l’ensemble des Québécois d’aujourd’hui et de demain ? Cette question, paradoxalement, n’a pas été soulevée par The Economist, et reste souvent ignorée par la presse. Comme on le verra ici, c’est un oubli qui pourrait coûter cher.

On peut reformuler la question économique de la façon suivante : pourquoi est-ce que l’exploitation de ces gaz se poursuit sans opposition majeure de la population au Texas, en Pennsylvanie et même dans la verte Colombie-Britannique alors qu’elle soulève tant de passion au Québec ? Sommes-nous une société si différente que ça du reste de l’Amérique du Nord ?

La réponse à cette question contrevient aux idées reçues : c’est parce que les Québécois ne sont pas différents qu’ils s’opposent ! Sans même connaître les modèles de développement adoptés par les autres autorités nord-américaines, ils sentent bien que les retombées de cette industrie sur les régions affectées et l’ensemble du Québec seront mineures et certainement insuffisantes pour compenser les désagréments et les risques qui y sont associés.

Cette intuition est la bonne. Lorsqu’on examine en détail ce qui se fait ailleurs, on ne peut conclure qu’à une chose : le modèle économique québécois de développement des hydrocarbures est inacceptable et un moratoire est essentiel pour permettre à la population et au gouvernement de s’entendre sur la gestion de ces ressources non renouvelables et la répartition des revenus.

Pour justifier cette demande, il est utile de comparer les différents modèles aux étapes critiques de développement d’un puits : obtention des permis, exploration, exploitation et partage des revenus.

Obtenir un permis

Partout au Canada, ce sont les provinces, et donc l’ensemble des citoyens, qui sont propriétaires des ressources minérales ; seule la surface de votre propriété vous appartient.

Au Québec, avant de commencer à explorer et à prospecter pour du gaz ou du pétrole, il est nécessaire d’obtenir un permis auprès du ministère des Ressources naturelles. Pour ce faire, il suffit d’aller sur le site internet de ce ministère, d’identifier les régions qui vous intéressent et de vérifier qu’elles sont toujours libres. Ne reste alors qu’à cliquer et à payer annuellement la somme de 10 cents par hectare pour acquérir les droits exclusifs d’exploration d’hydrocarbure sur le sous-sol de celles-ci (Ces frais annuels passent à 50 cents l’hectare après 5 ans…). La distribution des permis se fait donc selon la règle du premier arrivé, premier servi et le gouvernement se contente de distribuer passivement les permis d’exploration à quiconque en fait la demande.

Les provinces canadiennes jouent un rôle beaucoup plus proactif dans la distribution des permis. En effet, la plupart d’entre elles ont adopté un modèle de gestion de territoire où ce sont les ministres des Ressources naturelles qui décident des régions qui seront ouvertes à la prospection. On annonce quelques mois à l’avance que les permis seront disponibles pour un territoire donné et on ouvre les enchères. Celui qui paiera le plus cher remportera la mise.

Cette approche de mise en concurrence des industries gazières et pétrolières a permis à la Colombie-Britannique d’aller chercher presque 4 milliards $ entre 2008 et 2010 en droits d’exploration pour le gaz de shale, soit entre 4000 $ et 10 000 $ l’hectare ou jusqu’à 100 000 fois plus par hectare que le Québec ! Grâce au contrôle actif dans la distribution de permis, les autres provinces sont en mesure d’attendre le moment propice pour mettre en vente les permis, plutôt que de les distribuer n’importe quand, comme c’est le cas au Québec.

La situation est bien différente aux États-Unis, où chaque propriétaire terrien possède l’ensemble des droits miniers. Une gazière devra donc s’entendre avec chaque propriétaire des terrains convoités avant de commencer à explorer. Or, ces propriétaires, moins sensibles aux lobbyistes que nos gouvernements, ont tendance à être exigeants et, aujourd’hui, les droits d’exploration peuvent atteindre 28 000 $ US l’hectare en Pennsylvanie, soit 280 000 fois plus que les droits exigés par Québec.

L’exploitation

Et ça ne s’arrête pas là. Si la gazière décide d’aller de l’avant et d’exploiter le gisement, des redevances variant entre 12 % et 20 % seront versées aux propriétaires de terrains sous lesquels le puits s’étend. À ces redevances, il faut rajouter des droits de production, qui peuvent atteindre 7,5 % de la valeur au puits, et qui seront reversés à l’État. Au total, donc, une gazière installée aux États-Unis versera jusqu’à 28 % en divers droits et redevances diverses, selon l’État.

Au Canada, les propriétaires fonciers ne reçoivent aucune redevance, bien sûr, puisque les ressources minières appartiennent à l’ensemble des citoyens de la province. Et les gouvernements s’avèrent beaucoup moins gourmands que les fermiers américains, contrairement à ce qu’on aurait pu penser. Ce qui fait qu’une gazière s’en tire à très bon compte de ce côté-ci de la frontière. Ainsi, au Québec, les redevances totales montent de 10 % à 12,5 %, selon le niveau de production, alors qu’elles sont de 5 % en Colombie-Britannique. On est loin des montants américains !

Pire, l’industrie minière, gazière et pétrolière a accès à de nombreuses déductions et réductions fiscales qui lui permettent, lorsque vient le temps de faire les comptes, de ne payer qu’une fraction du taux de redevance officiel. Ainsi, sur les 6 milliards de revenus déclarés par l’industrie minière en 2009, seuls 31 millions ont été versés au gouvernement québécois.

Pourquoi accepte-t-on l’industrie des gaz de shale ?

Sans surprise, les importantes variations des modèles d’affaires développés par les différentes autorités nord-américaines expliquent la réponse des citoyens face à l’industrie des gaz de shale. En effet, un propriétaire foncier acceptera beaucoup plus facilement les risques environnementaux associés avec la fracturation hydraulique s’il reçoit 28 000 $ l’hectare exploré en plus de 12 % à 20 % de redevance sur la production. Il ou elle tolérera également beaucoup plus facilement les milliers de camions-citernes qui déferleront dans son voisinage durant la phase de fracturation. En comparaison, seul le propriétaire du terrain sur lequel sera érigé le puits est dédommagé au Canada. Les municipalités et les voisins, sous les terrains desquels s’étendront les puits et qui souffriront tout autant des risques, du bruit, de la poussière et des dommages causés aux infrastructures routières, ne sont en droit d’exiger, quant à eux, aucune compensation. (Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne recevront rien, bien sûr, car certaines gazières vont au-delà de leurs minimes obligations légales.)

Pour quelles raisons, alors qu’ils n’en retireront, au mieux, que des miettes, les citoyens des régions ciblées par les gazières accueilleraient-ils à bras ouverts cette industrie ? Ils seraient mal avisés d’accepter tous les désagréments et les risques de cette industrie s’ils ne peuvent rien en retirer.

Comment expliquer alors que les Britanno-Colombiens, qui partagent les mêmes droits que les Québécois, ne se révoltent pas également ? Après tout, si le gouvernement de cette province retire plus d’argent de la vente des permis que celui du Québec, bien peu retourne dans les régions affectées. Encore une fois, la réponse crève les yeux : les shales de Montney et de Horn River sont situés dans le nord-est de la province, loin des grands centres habités. La majorité des citoyens n’est donc pas touchée directement par cette activité gazière et se préoccupe donc relativement peu des enjeux environnementaux et économiques de cette industrie.

Et les Québécois ?

Si on met de côté la question environnementale et qu’on suppose, pour un instant, qu’il est possible d’exploiter les gaz de shale proprement à condition d’encadrer correctement cette industrie, il devient évident que la principale question qui doit être débattue aujourd’hui est la question du modèle économique à adopter pour s’assurer que toutes les parties impliquées dans ce dossier – les propriétaires de ressources minérales, c’est-à-dire l’ensemble des Québécois présents et futurs, les citoyens des régions sous exploration et les investisseurs – y trouvent leur compte.

Le modèle actuel, on l’a vu, est tout à fait inéquitable et, si on se fit au projet de loi qui révise l’ancienne Loi des mines, on ne s’en va toujours pas dans la bonne direction. Il est donc absolument essentiel de faire une pause, en décrétant un moratoire sur l’exploration et l’exploitation des hydrocarbures, de même que sur l’émission des permis : on doit décréter un arrêt complet de l’industrie qui laisse le temps aux citoyens et à leurs représentants de s’entendre sur un modèle économique acceptable à l’ensemble de la population.

Ceci est d’autant plus important que le développement de l’industrie des gaz de shale ressemble beaucoup à la bulle de l’internet qui a explosé au début des années 2000, emportant avec elle l’épargne de nombreux citoyens et causant la quasi-disparition de géants tels que Nortel. En effet, bien que les coûts de production du gaz de shale varient considérablement d’un endroit à l’autre, on estime qu’ils devraient atteindre, en moyenne, autour de 6 $ le GJ (gigajoule) alors qu’il se vend présentement 4 $ le GJ. L’industrie fonctionne donc à perte depuis ses débuts alors même qu’elle fournissait 20 % du gaz produit aux États-Unis en 2009.

Tout comme à la fin des années 1990, l’intérêt à court terme pour les gazières, qui sont majoritairement des sociétés de moyenne taille, n’est pas tant de faire des profits que de se positionner pour un possible rachat à gros prix par les grandes pétrolières multinationales qui cherchent à élargir leur portefeuille énergétique.

Ce déséquilibre a deux impacts sur les citoyens. Tout d’abord, puisque les profits sont nuls et que les compagnies accumulent même les pertes, on ne peut pas s’attendre à recevoir quelque redevance que ce soit avec la structure fiscale en place au Québec, à moins d’une hausse significative du prix du gaz naturel.

Ensuite, la course à l’exploration qu’on observe présentement nourrit une compétition entre les différentes autorités qui rêvent de développer leur industrie du gaz de shale, et elles sont nombreuses tant aux États-Unis qu’au Canada. Pour préserver leur avance, les gouvernements des provinces et des États risquent donc de multiplier les incitatifs fiscaux afin d’attirer et de retenir les investisseurs sur leur territoire, aux dépens de l’ensemble de leurs citoyens.

Dans un tel contexte, les retombées faramineuses que nous fait miroiter le gouvernement n’ont aucune chance de se réaliser et les régions les plus riches en gaz naturel seront vidées bien avant que le secteur énergétique ne se soit stabilisé, au seul bénéfice des actionnaires des gazières et autres détenteurs de permis d’exploration.

Alors que ni le gouvernement central, ni l’ensemble des Québécois, ni les citoyens affectés ne reçoivent une juste compensation pour l’exploitation d’une ressource non renouvelable, il n’y a aucune raison de soutenir le développement de cette industrie. Contrairement à ce qu’on dit, les Québécois ne sont pas contre tout projet de développement, seulement contre les mauvais mal ficelés.

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