Dans mon rêve, je visitais une exposition sur Victor-Lévy Beaulieu. Il y avait une photo d’un des endroits où il avait vécu. Dans le rêve, je ne vois pas ce qu’il y a sur la photo. Ce sont des mots qui prennent toute la place. Et ces mots me disent que VLB vivait près d’un gombo de roche gonzo. Je me réveille donc avec cette expression sonore et énigmatique qui me squatte les cellules grises. Je suis devant une autre journée d’écriture et de marche par monts et vaux à travers la forêt de la Mattavinie. Là où, sous le couvert ombreux des épinettes blanches et des pruches, je croise la piste sauteuse de la martre du Nord dans la neige moelleuse, où je vois lever, au-dessus du tas de plumes éparpillé au pied d’un arbre et de restes de tripes qui fut une perdrix, l’autour des palombes lourd et repu. Une heure plus tard, revenant par un autre sentier, je baisse les yeux et aperçois une plume de duvet à mes pieds, puis une autre un peu plus loin, et encore là-bas, dans l’axe du sentier, et après quelques pas, en voici une de plus et ensuite plus rien. Aucune trace de lutte en vue. Le sous-bois est vierge alentour. Je lève les yeux. À partir de ces quatre fragments arrachés à l’existence et sans poids, je reconstitue la scène. L’épervier fondant du ciel gris sur la poule sauvage en train de grignoter un bourgeon à la fourche d’un merisier. La force de l’impact. Les serres refermées s’enfonçant dans la chair et culbutant-soulevant la chose encore vivante et chaude. J’entends, comme s’il continuait à retentir au coeur du silence de l’hiver le tambourinement d’agonie de l’oiseau contre les flancs de l’autour d’abord déstabilisé, entraîné vers le sol par sa charge trépidante et qui se raplombe ensuite et au milieu d’un nuage de plumes de duvet redresse la trajectoire et poursuit sa course inexorablement. Tout est là, dans ces délicates plumules qu’une piste à l’intérieur de mon cerveau relie maintenant à la scène de carnage et de festin quelques centaines de mètres plus loin. La chose a eu lieu. C’est comme un rêve. Tout est écrit.
Gombo de roche gonzo. Je redescends le sentier vers ma petite maison des collines de la Mattavinie. Je me répète : gombo de roche gonzo. Tous les mots sont des traces dont le sens est aussi multiple et inévitable que le témoignage dans la neige de l’empreinte de la martre, dont découle la certitude du passage de l’animal et toutes les possibilités de la martre. Je sais que le rêve était destiné à me rappeler un devoir auquel je me dérobais depuis plusieurs jours, ayant fini par devenir des semaines : cette promesse de me pencher sur le jeu du langage et l’utilisation différente qu’ont fait, de leurs langues respectives, l’Irlandais James Joyce et le Québécois Victor-Lévy Beaulieu. Je sais aussi que le rêve est un texte, une matière verbale pure qui s’écoule de la conscience comme de la pâte à modeler fuyant d’un robinet et que ses images sont des mots déguisés qui s’écrivent exactement comme le fait un livre, mais en beaucoup plus secret et codé dans l’épaisseur de la nuit. Gombo de roche gonzo. Qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire ?
« Gombo » me ramena d’abord à la chanson de Stephen Faulkner intitulée Cajuns de l’an 2000 : « Irons-nous manger du gumbo / le samedi avec les Thibodeau ? ». Ce Stephen-là, qui n’était ni celui de Joyce, ni celui de Beaulieu, était tout de même, comme eux, un poète, en plus d’être un héraut annonçant rien de moins que la louisianisation du Québec. Une brève recherche m’apprit que le mot gombo (gumbo en cajun) servait à désigner à la fois une plante potagère tropicale originaire de l’Afrique et la fève produite par cette plante, aussi appelée okra et qu’on retrouve à la base de nombreux mets créoles (exemples : un gombo au poulet et au riz ; un gombo de crevettes, etc.). Créole : système linguistique mixte. Ah.
Le mot gonzo ne m’était pas non plus totalement inconnu. On l’associait généralement au travail de l’écrivain-reporter Hunter S. Thompson, auteur entre autres de Hell’s Angels et de Rhum Express. Laissez-moi cliquer sur l’icone de mon navigateur Internet et je vous reviens dans trente secondes. Voilà. Le journalisme gonzo est une méthode d’investigation axée sur l’ultra-subjectivité. Le journaliste gonzo est partie prenante du sujet qu’il couvre et s’implique dans ce sujet aussi longtemps et profondément que possible, mais traite surtout au final de sa propre personne et de ce qui lui arrive pendant la couverture d’un événement. J’ajoute que l’attitude gonzo ne relève pas toujours d’un choix esthétique préalable. Wikipedia : Gonzo also occurs when an author cannot (c’est moi qui souligne) remove himself from the subject he investigates (c’est moi qui traduit). Est donc gonzo l’écrivain (le cinéaste, le peintre…) qui se révèle absolument incapable de tracer une ligne nette entre son sujet et lui. Francis Ford Coppola à l’assistant qui lui conseille de prendre des vacances pendant le tournage d’Apocalypse Now : « Comment puis-je prendre des vacances de moi-même ? » On voit un peu l’idée… L’encyclopédie en ligne propose de son côté l’exemple très éclairant du chasseur de tornades. Quant à Hunter Thompson, la nécessité de vivre à la hauteur de son invention allait lui valoir une sérieuse et célèbre raclée aux mains des premiers Hell’s.
Victor-Lévy Beaulieu, biographe gonzo. Et pour apprécier toute la pertinence du concept gonzo appliqué à son projet Joyce, il faut encore savoir que ce mot dont la paternité fut faussement attribuée à Hunter lui-même dérive en fait du parler populaire des quartiers du sud de Boston et sert à désigner celui qui tient encore debout au terme d’un marathon d’absorption d’alcool. Eh oui : du slang irlandais, langue verte s’il en fut !
Restait cette roche… Procédant par association d’idées comme le recommandait monsieur Freud, j’ai tout de suite pensé à une photo des grands-parents de Gaston Miron qui se trouve en ce moment (21 mars 2007) exposée à Montréal au premier étage de la Grande Bibliothèque, rue Berri. Cette incroyable raideur, cette austérité faite homme et femme qui ne peut pas résulter seulement d’une méfiance ombrageuse que titille la sortie imminente du petit oiseau, qui vient aussi, il suffit de les regarder, de toute une vie passée à s’escrimer sur une « terre de roche », les deux pieds sur le pauvre vieux granit laurentien que célébrera plus tard le petit-fils. Ces crans de roche polis par les millénaires et couverts de lichens, survolés par l’autour en chasse, franchis en quelques bonds par la martre d’Amérique et que la forêt n’a jamais pu ensevelir tout à fait, qui loin de la plaine féconde continuent d’affleurer et de corseter la terre pour donner un foin rare et deux cailloux pour chaque patate. Une même roche de la Mattavinie à la Laurentie. Et de l’intérieur des terres du Bas-du-Fleuve jusqu’à la pointe de Gaspé, encore et toujours de la roche. Crans de tuf, écrit Beaulieu dès la première page de son Joyce. Au mieux du pacage à moutons. Sur la « ferme pierreuse » de la famille Dentifrice Beauchemin en « Gazpésie », « cultiver est à la vérité un bien grand mot », les veaux sont morts-nés et les vaches finissent au fond de la panse des renards et il n’y a pas d’autre explication au fait que la grande trâlée de VLB, tout comme celle de Kerouac avant lui, se soit vu arracher à la glèbe ingrate un beau matin pour donner au monde un autre écrivain.
Dans le bureau de la petite maison mattavine où je travaille, je regarde autour de moi et ne vois de roche nulle part. Mais mes yeux s’arrêtent soudain sur un pavé, dont je m’empare. J’ai à peine parcouru le premier paragraphe et entamé le second que je tombe sur le nom de Miron. Pas de hasard. Je tourne la page. Alors elle me saute aux yeux, emplissant toute la page, puis toute la pièce, la roche de mon rêve. Un dolmen. La légende dit : monument à Louth. Cet énorme rocher ventru, étendu sur deux menhirs dressés pour former une table monstrueuse, un défi au temps en emporte le ventre, aux lois de la gravidité, roche-mère tuf touffe à se remplir la phalle phallique. À grands coups de langue.
Dans ce texte encore à écrire sur les jeux du langage et l’utilisation différente qu’ont fait, des mécanismes de la création verbale, l’Irlandais James Joyce et le Québécois Beaulieu, j’avais l’intention d’émettre l’hypothèse suivante : les deux oeuvres, si différentes dans leur forme comme dans leur déploiement temporel, témoignent d’une même tentation et d’un même idéal de dépassement de la langue commune, soit qu’elles visent un au-delà du langage impossible à rejoindre dans le cadre de la page écrite, soit qu’elles s’efforcent d’atteindre à une expression d’une originalité si radicale que la fonction naturelle de l’idiome comme instrument de communication s’en trouve ébranlée. Marquer son propre territoire à l’intérieur de la langue tout en demeurant dans les limites de la communicabilité : rien d’autre que l’essence même du métier des lettres. Et chacun à sa manière, Joyce et VLB, comme tant d’autres avant eux, vont se donner pour mission esthétique d’étirer l’élastique de cette prémisse jusqu’à investir le génie de la langue de manière à le transformer en profondeur (matériaux, structures, sémantique) dans le sens d’une totale appropriation aux confins de la lisibilité. Mais les stratégies qu’ils vont mettre en oeuvre pour y arriver s’avèrent diamétralement opposées. Joyce : six livres, incluant un recueil de poèmes et une pièce de théâtre. Beaulieu : soixante-six livres, dont des essais, romans, recueils de chroniques, entretiens, récits, contes, pièces de théâtre et poèmes, entre autres. Mais la différence essentielle, on s’en doute, n’appartient pas au domaine quantifiable (l’abondance hugolienne de VLB, la minutie flaubertienne de Joyce). Elle réside plutôt dans les techniques même de la création langagière, laquelle, dès leurs premiers livres, va s’aventurer sur des chemins situés aux antipodes.
Reportons-nous au début de Dedalus, premier roman de James Joyce. « Il y avait une fois, dans le bon vieux temps, une vache (meûh !) qui descendait le long de la route, et cette vache qui descendait le long de la route rencontra un mignon petit garçon qu’on appelait tout-ti-bébé. » Je me revois, lecteur tout juste extirpé des étourdissantes constructions d’Ulysse, froncer les sourcils devant ce meûh !, comme si le recours à un langage puéril, de la part d’un des plus brillants prosateurs de la langue anglaise, avait quelque chose de choquant. Récemment, j’ai eu la curiosité d’aller jeter un coup d’oeil à la version originale de cet incipit, qui arrive à nous donner un tout petit aperçu des difficultés rencontrées par les traducteurs de Joyce : « Once upon a time and a very good time it was there was a moocow coming down along the road and this moocow that was coming down along the road met a nicens little boy named baby Tuckoo. »
La vache faisant littéralement corps avec l’onomatopée de son cri traduit une vision enfantine qui correspond au seuil du langage articulé, en même temps qu’elle annonce le type de construction verbale (mots-valises, jeux de mots translinguistiques et associations sonores en tous genres) dont les grands ouvrages à venir seront farcis.
Dans l’univers de ce tout-ti-bébé, la musique occupe dès le début une grande place : « O les fleurs des roses sauvages / Sur la petite place verte… » Mais aussi : « Tralala lala / Tralala lalaire, / Tralala lala / Tralala lala. » Mais à cette petite enfance, Joyce va régler son cas en un peu plus de deux pages. Au quart de la troisième, on se réveille dans la cours de récréation et le processus de socialisation peut commencer. Et le style de Joyce va suivre un progrès similaire, quittant tout aussi rapidement le monde des lallations et des onomatopées pour tracer son Portrait de l’artiste en jeune homme dans un anglais des plus classiques.
Sachant ce que nous savons aujourd’hui (cette quête totalisante qui consistera à faire le tour de l’anglais dans Ulysse, puis à le dépasser dans Finnegans Wake), il est tentant de chercher les traces d’une telle ambition à l’aube de l’oeuvre romanesque, c’est-à-dire dans ce Dedalus où un tout-ti-bébé se mue en un arrogant jeune homme rêvant déjà d’épuiser les ressources de l’anglais : « Je veux essayer de m’exprimer […] aussi librement et aussi complètement que possible », annonce Dedalus à son ami Cranly. Or, j’ai l’impression que ce complètement demande à être pris au pied de la lettre… Et ici surgit, après ma surprise agacée devant le meûh ! poussé par un ruminant gavé de trèfle irlandais, mon second souvenir de lecture de Dedalus : la description des tourments de l’enfer par le père Arnall dans la chapelle du collège de Clongowes. Ma fascination est encore là, intacte après tout ce temps : « Essayons pendant quelques minutes, commence le prédicateur, de nous représenter dans la mesure du possible la nature de ce séjour chez les damnés… » Suit, pendant des pages et des pages (vingt bien comptées dans le format poche de la collection Folio), un morceau de rhétorique qui constitue un des grands moments de littérature dont je me souvienne. L’auteur qui se cache derrière les sparages du révérend Arnall semble déjà s’y égaler en pensée à cette éternité dont il arrive à nous donner une idée aussi brûlante que vertigineuse et juste. Avec le recul, impossible de ne pas voir la volonté totalisante du romancier transpirer à travers les pages de feu de cette espèce de tour du propriétaire boschien de la bonne vieille Maison d’Hadès. L’extensivité et l’intensité des tortures qui y attendent les damnés n’ont d’égal que le souci d’exhaustivité dont fait preuve Joyce dans le déploiement de la narration. Et ce all (tout) dans le patronyme du bon père… Le fait que bébé Tuckoo sera quant à lui rebaptisé tout-ti-bébé en français n’est peut-être pas un hasard non plus : Joyce s’intéressait de près au travail de ses traducteurs. Bref, c’est l’idée d’une rhétorique totalisante qu’on sent déjà à l’oeuvre sous les foudres du pasteur.
De son propre aveu, Victor-Lévy Beaulieu a d’abord écrit Race de monde ! avant de le remiser sous l’influence d’une « comète scintillante » appelée Réjean Ducharme et de donner d’abord à publier Mémoires d’outre-tonneau, qu’il renierait ensuite à moitié (préface à Satan Belhumeur). De fait, Abel Beauchemin dit Bibi Gomm a beau, à 20 ans, être un homme, il n’est pas vraiment de taille à rivaliser, sur le plan verbal, avec les Bérénice et Iode Ssouvie et ce génial pré-ado attardé de Mille-Mille. En ce sens, VLB avait raison. Ce qui rend peut-être encore plus déconcertante la langue infantile, régressive et dérisoire dans laquelle le premier tome de La vraie saga des Beauchemin a été écrit. L’ayant moi-même abordé dans la mouvance de ma découverte de Ducharme, j’y cherchais des envolées des envolées, quelque chose de l’esprit tordu et érudit de monsieur Mille-Mille et dus reconnaître ma déception devant cette accumulation de calembours qui semblaient tous vouloir plus ou moins donner raison à Hugo (déjà dans la mire du biographe gonzo), le lard d’écrire d’Abel ressemblant à autant de fientes lâchées par un drôle de moineau ! Dans le meilleur des cas, il arrivait que le (du)charme opére : Au nord, ton père et ta mère ! Mais ça volait le plus souvent en rase-mottes et tombait bien à court des Méat coule pas, Quel coin si dense ! et autres futurs Oh et bah du petit gars de Saint-Félix-de-Valois. Et il en était conscient ! Abel : « Je dis à Papa Festa que son jeu de mots était digne de Gamache, mais inférieur à Ducharme. » Bref, Lévy Beaulieu était vraiment un « hostie de comique ».
Au début de Race de monde !, comme dans Dedalus, il y a une vache. Mais elle ne fait pas meûh ! et ne rencontre aucun tout-ti-bébé. Elle met plutôt bas elle-même un veau qui reste coincé entre elle et la terre et tous les deux, mère et petit, en meurent. Et me vient l’envie de voir dans cette naissance difficile, dans ce veau resté coincé et cet avortement marricide survenu dès la page 20 la métaphore fondatrice du roman de VLB, car c’est dans une langue troublée, bien plus infantilisée que maternelle qu’il nous livre ensuite cette première version de l’histoire de sa petite tribu. Zézaiement (Ses beaux zieux, Zelle était nue, zé moi zaussi, Zon s’amusait za mort, Zé le silence zenvahit la maison), lallation (Ba be bi bo bu. La ba na ra sa. Lo bo no ro so.), vices de prononciation (talévision, keullotte), bégaiement1 (rorobe, papattes, graigraine, paupaule (pour épaule), sein sein, vavache, piépié (comme dans : « un bon coup de piépié au cul »), gugueule, papapouilles, plui plui (pour pluie…)) : par moments, Race de monde ! ressemble autant à un catalogue des pathologies du langage qu’à l’anti-roman du terroir – de la terre de roche à la chambre à louer six piastres par semaine – qu’il prétend être.
Quelques-uns des mécanismes de création verbale à l’oeuvre dans Race de monde ! se sont retrouvés un jour ou l’autre sous la plume de collègues de VLB. L’écriture au son (un paquet do) rappelle le Ducharme de L’hiver de force (on est au dsu dsa) et des Enfantômes (krémaglasse, stadir). Appliquée systématiquement aux mots empruntés à l’anglais et francisés par l’usage (ouesterne, K-boille, oldoppeurs, baisebâlle, drimmouipe), elle constitue aussi un probable coup de chapeau à une des rares fantaisies langagières à être apparues sous la plume de Jacques Ferron. Dans un des chapitres de son Joyce qui suivent la genèse de Finnegans Wake, Beaulieu mentionne Ferron parmi les quatre écrivains québécois (avec Aquin, Ducharme et Gauvreau) qui se sont approchés, par des chemins différents, de l’idée d’un Grand Livre Québécois. Ce maître ouvrage, croit VLB, aurait dû être La vie et la mort de Rédempteur Fauché, cette suite au Ciel de Québec que Ferron n’a jamais écrite. D’autre part, la préférence de Ferron pour la langue commune (ouverte, comme il disait) est vue par l’épigone comme un manque, une insuffisance, tout comme, à l’autre extrémité du spectre, la préférence d’un Aquin pour une langue française pas assez enquébécoisée à son goût. Beaulieu cite Ferron : « Je suis un écrivain conservateur, sans aucun goût pour les innovations quelque peu enfantines de mes confrères. […] l’imitation y prévaut rapidement et l’on ne sait jamais qui est le véritable innovateur. »
S’agissant de littérature, être ou pas le véritable innovateur semble d’un intérêt relativement mineur. Le système des brevets y est inconnu et VLB, dans ces mêmes pages, illustre d’ailleurs magistralement tout ce que les triturations verbales de Joyce doivent aux Rabelais, Swift, Lewis Carrol et Tristam Shandy. Quant au fameux stream of consciousness, d’autres avant lui ont montré la dette du dublinois envers quelque obscurissime prédécesseur français. Mais la phrase de Ferron et son amicale condamnation font mouche autrement : Innovations quelques peu enfantines… Dans le cas du Race de monde ! de Victor-Lévy Beaulieu, l’expression est à prendre au pied de la lettre.
Il y eut, à la suite du Cassé de Jacques Renaud, la vague des romans écrits en joual. Et celle, de Gérard Bessette à Jean Basile à Gilbert Laroque, des histoires racontées sans majuscules ni ponctuation, dérivés lointains du stream of consciousness de Joyce. Le joual en littérature, c’est écrire en gros comme on parle. Le stream of consciousness, c’est écrire comme on pense. Race de monde ! est le seul roman que je connaisse qui est écrit en bébé. C’est-à-dire : en bébégayant. En vavache, plutôt qu’en joual.
Entreprendre ainsi un vaste cycle romanesque sur le mode de la régression infantile pouvait sembler logique à condition d’en sortir rapidement. Le vavache, c’est bien beau, mais si le but est de rendre l’oeuvre dans ses grosseurs, cette langue de bègue doit être abandonnée.Victor-Lévy Beaulieu va donc se mettre en quête d’un style. Dans La nuitte de Malcomm Hudd (1969), il sacrifie à la mode du texte imponctué lancée par le Bessette de L’incubation, qui l’avait lui-même repiquée quatre ans plus tôt à Claude Simon. Avec Les grands-pères (1971), il s’essaie au roman naturaliste narré à la troisième personne, avant de tâter, dans Un rêve québécois (1972), du joual à son tour (« Hé, j’agousse-tu les popailles à ton goût, mon grand sacraman ? Pis y en a-t-y de la fesse à Matin ? »).
Peu à peu, au fil de livres tels que Jos Connaissant, Jack Kérouac, Oh Miami Miami Miami et Don Quichotte de la Démanche, un style proprement véelbien va se mettre en place. J’ouvre Blanche forcée (1976), ce livre que j’ai lu alors que j’arrivais en vue de la découpure de la côte nord du Saint-Laurent, de retour des vieux pays dans un avion survolant la vaste évasure de l’estuaire. Première phrase : « Comment je m’appelle, ça a pas si tellement d’importance. » Je me livre au même exercice avec Satan Belhumeur (1981) : « Continuer à le dire jusqu’à la fin de tous les temps s’il le faut : ce que je porte en moi, rien de plus qu’un monde étrange, silencieux et impersonnel. » Je n’aurais jamais posé les yeux sur aucun de ces ouvrages que je reconnaîtrais tout de même les incipits entre cent mille autres exactement pour ce qu’ils sont : du Beaulieu pur jus. Pas si tellement… Le son VLB. Ce que je porte en moi, rien de plus qu’un monde… La syntaxe VLB.
Il a marqué son territoire à l’intérieur de la langue, habite désormais la phrase comme il l’entend. Se créer cette voix reconnaissable entre toutes, un outil taillé sur mesure, fait partie du plan de carrière normal d’un homme de lettres. On ne peut pas penser à Proust sans avoir l’impression d’arriver à bout de souffle, à Céline sans son triolet de petits points, à Borgès sans entendre résonner d’étranges choix d’adverbes et d’adjectifs. Les grands écrivains creusent, déforment et renouvellent la langue où ils inscrivent leur être comme ces champions capables de changer la nature même du jeu, du sport : Orr, Lafleur. Gretzky embusqué derrière le filet de l’équipe adverse. Le rope-a-dope de Mohammed Ali. Mais tous n’occupent pas l’espace avec la même intensité. Le style de VLB est absolument distinct. Un idiolecte : utilisation personnelle d’une langue par un sujet parlant.
Que 38 ans d’écriture pour 67 livres en comptant le Joyce. Serait-ce donc enfin le Grand Livre Québécois ? Sans doute que non, puisque l’auteur, vers la fin de son monstre vert (de son boeuf masqué, de sa brique-fanal, de son ours épormyable, bref, page 979), continue d’appeler ce dernier à grands renforts de lubies politiques, de « conditions gagnantes, au-delà du beau risque et de l’amnésie globale transitoire dans laquelle nous pataugeons parce que nous avons encore peur de la grandeur. » Et Joyce, lui ? Joyce, c’est évidemment une autre histoire…
Une autre histoire : l’Irlande arriérée, oui. Mais ensuite l’Europe. Trieste, ville internationale. La Suisse, Paris. Gruyères d’influences. La postérité au coin de la rue. Les langues.
Dans son maître ouvrage, Beaulieu rappelle la fameuse boutade de Borgès selon laquelle il est facile d’écrire le Quichotte. Il suffit de « connaître à fond l’Espagne, [d’]avoir lu tous les romans de chevalerie et s’appeler Cervantès. » Il doit bien se douter que la formule peut être retournée contre lui : C’est facile d’écrire Finnegans Wake. Il suffit d’avoir l’oreille musicale, d’avoir appris le grec et le latin sous la férule des jésuites, d’avoir quitté le sol natal avec la ferme intention de ne plus jamais y remettre les pieds et d’avoir vécu à l’étranger, en contact avec les grandes langues de culture du monde, dont le français, l’allemand et l’italien. C’est un peu plus difficile quand le seul terrain propice à l’hybridation est celui d’un bilinguisme en forme d’état de siège. Mais cette différence de naissance ne suffit pas à expliquer à elle seule qu’un Irlandais réussisse le Livre après lequel le romancier québécois, Beaulieu ne s’en cache guère, ne peut que continuer de courir et soupirer. Il y a la concentration de l’oeuvre de Joyce. Lorsqu’il termine son Portrait de l’artiste… à Trieste en 1914, il a encore devant lui deux livres couvrant un quart de siècle. VLB, lui, c’est deux par année. D’un point de vue éditorial, La vraie saga des Beauchemin, c’est un peu beaucoup la grande dispersion. L’effet de dilution et de répétition semble inévitable. L’oeuvre est bavarde à un point remarquable, et en cela fidèle à elle-même d’une certaine manière, au livre bègue des débuts, car si bavard vient de bave, du latin populaire « baba » : onomatopée exprimant le babil des enfants, bègue est, lui, issu du moyen néerlandais beggen qui signifie « bavarder ». Les deux vont ensemble, comme les crocs et la queue du serpent.
Joyce, lui, s’attaque à son Ulysse d’une manière programmatique, avec, en tête, un plan où se superposent la ville de Dublin, la Méditerranée homérique et une série de niveaux de langue allant de l’argot de la rue au dictionnaire d’Oxford. Il va recenser les possibilités stylistiques de l’anglais avec le même souci d’exhaustivité manifesté, un livre plus tôt, par le révérend Arnall dans son énumération des tourments de l’enfer. Une obsession d’insulaire : faire le tour de ce qui se trouve devant lui. Lorsque, par exemple, il veut remonter jusqu’à l’origine de la langue anglaise dans l’épisode célèbre de la parturition de Miss Purefoy, c’est tout le catalogue de son évolution linguistique depuis les invocations druidiques primitives jusqu’aux formes plus modernes qu’il fait défiler sous nos yeux. Dans l’épisode des Sirènes, les didascalies se proposent, c’est clair, d’épuiser toutes les combinaisons vestimentaires imaginables. Et puis, ceci :
« De penser que toujours celui qui entre s’imagine entrer le premier alors qu’il n’est jamais que le dernier numéro de la série précédente même s’il est le premier de la suivante, chacun s’imaginant être le premier, le dernier, le seul et unique, alors qu’il n’est ni premier ni dernier, si seul ni unique, dans une série qui procède d’une infinité d’autres et se reproduit à l’infini. »
Et de fournir, à la réponse suivante, les noms des 25 amants supposés de miss Molly Bloom, allant du tout premier à celui dont la place est encore chaude dans son lit « et ainsi de suite sans jamais en voir la fin ». Aux yeux d’un homme à ce point hanté par l’infini, l’exhaustivité pourrait bien représenter, en même temps qu’une technique littéraire de pointe, une sorte de prix de consolation métaphysique.
Et donc, miss Purefoy peut accoucher de toute la langue anglaise pendant que la vavache des Beauchemin, elle, en arrache.
L’écriture du Joyce de Beaulieu débute en 1973 et se termine, 32 ans plus tard, en l’An de Grâce 2005. Ils ont tous les deux tenté de court-circuiter les codes de langues héritées d’une métropole problématique. Ils allaient mettre en oeuvre, pour ce faire, deux stratégies très différentes, peut-être opposées : l’idiolecte et l’exhaustivité. C’est par cette dernière que Joyce, après en avoir circonscrit les capacités, entend désormais dépasser la langue comme outil de communication et en pétrir la matière sonore pour l’élever, comme personne avant lui, jusqu’à la complexe orchestration des grandes compositions musicales. Joyce, écrit Ludmila Savitzky, « a fini par puiser au hasard des pays et des époques les mots nécessaires à la totalité de son expression. » Tandis que Beaulieu, dans ses ouvrages ultérieurs (Steven le hérault, 1985 ; La jument de la nuit, 1995), délaisse à peu près complètement l’altération langagière à des fins ludiques, l’Irlandais, au contraire, va faire de la création verbale le principe même de son « histoire du monde » : Finnegans Wake.
Dans James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots, VLB pose la question qu’il voit au centre du travail de Joyce : « Est-il encore possible pour l’humanité de créer du sens. » Au-delà du langage articulé, au-delà même de la nostalgie de la Tour de Babel et d’une supra-langue, se trouve la musique. Et ce n’est pas pour rien que Victor-Lévy Beaulieu, racontant ses premières lectures du Wake, peut confier sans honte n’y avoir strictement rien compris, si comprendre veut dire déchiffrer. « C’était comme des morceaux de musique […]. Je n’avais pas besoin de saisir le sens parce que c’est lui qui me saisissait. » On peut, de la même manière, savourer une symphonie sans jamais avoir appris à lire la musique et c’est peut-être même la seule manière de lire Finnegans Wake.
L’année même de la parution de son Joyce (2006), VLB fait aussi paraître un roman : aBsalon-mOn-gArçon. Intéressant d’aller y jeter un coup d’oeil. Dès le début, on rencontre un titenfant. Et dès la première page, ce titenfant possède des piépiés. Une bebouche en page 56. Et plus loin, est-ce que ce n’est pas de la pleupluie que je vois tomber sur les paupaulettes d’aBsalon-mOn-gArçon ? Et ces tipoulets sur leurs papattes ? J’ai mon voyage… Si on ne dirait pas un retour du refoulé vavache !
Au total, aBsalon-mOn-gArçon est un roman qui n’est pas loin d’être aussi illisible que Finnegans Wake, et sensiblement pour les mêmes raisons, comme si tout l’oeuvre antérieur de l’auteur de Race de monde ! constituait un long détour au terme duquel le lièvre Beaulieu finissait par rattraper, ou presque, la tortue Joyce. Mais avec le remixage de son bagage polyglotte, le second pouvait du moins prétendre à une certaine universalité. Ne disposant pas des mêmes ressources linguistiques, VLB en est réduit à ruser tel un renard qui aurait mangé de la vache enragée. Tant qu’on ne leur demande pas de servir à la construction d’une cathédrale, les savoureux accents du terroir et de l’idiolecte peuvent faire le travail. Mais comme matériau d’expériences linguistiques, on voit vite venir le fond. Autrement dit, VLB est encore pris avec une langue du manque. D’où ces jeux avec les majuscules, leur systématique tape-à-l’oeil. D’où, aussi, ce retour comme in extremis de l’idiolecte bobovin. Remarquez que je n’ai pas lu le Wake et suis en train de comparer un bloc de matière verbale à un autre. Établir des correspondances, dans ces conditions, n’a pas beaucoup de sens. aBsalon-mOn-gArçon ressemble au Joyce de Finnegans Wake comme un coup d’archet ressemble à la Cinquième Symphonie. L’effet stimulant de la fréquentation de Joyce ne suffit pas à dissimuler complètement la petite gêne, la présence de ce parent pauvre invité à la table des mots, comme un écho au bégaiement primordial. Mais il pourrait aussi bien s’agir là d’une forme d’achèvement, car par ce retour subreptice au vavache, à cette langue inventée pour exprimer le coincement du monde à dire – langue pour ainsi dire handicapée de naissance –, VLB ne fait pas tant du re-Joyce qu’il donne l’impression de boucler la boucle de son oeuvre propre.
D’un point de vue purement quantitatif, l’oeuvre de VLB pouvait jusqu’ici être envisagée de la manière suivante : il a préféré faire beaucoup de livres courts plutôt que de concentrer une matière équivalente et le travail de plusieurs années dans un seul mastodonte. On ne retrouve pas, chez lui, cette fascination toute physique du lecteur made in USA pour le gros volume, l’équivalent littéraire du monument de Louth. Monsieur Melville possédait au départ l’ampleur voulue, mais Beaulieu préféra trancher en trois dans le gras de son cachalot gonzo. Au fil des ans, il a réussi à nous parler de Hugo et de Tolstoï dans des livres d’une taille relativement modeste. Mais devant Joyce, l’écueil de la démesure ne pouvait être évité, alors il mit le cap droit dessus. Comment commenter une oeuvre aussi insensée que le Wake sans verser dans la surenchère ? C’est que, ici, justement, l’idée même de surenchère semblait disqualifiée au départ. Joyce était allé trop loin. Son travail de super-créolisation de l’anglais défiait les autres langues. Qui m’aime s’abstienne de me suivre était sa dédicace à l’humanité. Mais à ce Joyce posthume, il manquait encore de rencontrer son biographe gonzo.
Qu’est-ce que c’est, une planète ? Un vaisseau spatial ? Une Bible ? La nouvelle Dublin ? Pas du tout. C’est un gombo de roche gonzo. C’est James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots. Comme si le lièvre, en sautant sur le dos de la tortue-histoire-du-monde, pouvait encore arriver ex aequo ! Plus haut, j’ai comparé VLB à un renard mangeur de vache enragée. Il en possède la ruse. Il ne pouvait ni contourner Joyce, ni l’écarter. Il ne lui restait donc qu’à devenir Joyce. Qu’à se faire un peu plus gros pour, comme l’estomac dilaté du boa lové dans aBsalon-mOn-gArçon, le contenir. Pas pour rien que notre Abel raconte la genèse de Finnegans Wake au Je. Il s’est mis dans la peau et approprié la conscience de J. J. lui-même. On est ce qu’on mange, et la métaphore fondatrice de ce Joyce nous montre son narrateur assis sur le cercueil du Père au début du dix-huitième et dernier chapitre, après en avoir « (mangé) sâfrement le corps. » Comme si, à la vache natale bouffée par les renards de Saint-Jean-de-Dieu répondait, par-dessus tout l’oeuvre, ce géniteur victime d’un fils nécrophage et vorace. Je vois Victor-Lévy Beaulieu assis (enfin repu ?) sur l’oeuvre de Joyce, après l’avoir, du verbe à l’eucharistie, sâfrement assimilée. C’est prodigieux. C’est monstrueux. If you can’t beat him, eat him ! La table de l’ogre forme au total un impressionnant dolmen destiné à défier le temps, y compris celui de la lecture. Il y a dans ce combo Joyce-VLB à boire et à manger. De la tirasse, une substantifique moelle. La bouchée est un peu grosse. On en dévore des bouts. Ailleurs, on rumine. On ruine-babine. On marine mironne bande dans notre jus… Musique ! Partitions d’Irlande ! Nous sommes comme Victor-Lévy Beaulieu, comme la terre, comme les vers, impuissants à entamer les os du bonhomme Finnegans, qui continueront de repose-oser, pour les siècles.
1 Bégaiement : le mot est employé ici au sens de « langage mal articulé de l’enfant qui commence à parler » (Petit Robert)
* Romancier, critique littéraire au Devoir; dernier titre paru : Sauvages, nouvelles, 2006.
Mai-Juin 2007
Un numéro exceptionnel de lectures croisées de l’ouvrage James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots par Victor-Lévy Beaulieu