Tous les États pleinement constitués disposent d’un service de renseignement qui comprend deux champs d’activités: les renseignements extérieurs qui soutiennent les activités diplomatiques, militaires et économiques sur la scène internationale, et les renseignements intérieurs, qui visent à préserver l’ordre établi en surveillant les organisations qui représentent un risque pour la sécurité nationale. Le gouvernement canadien ne fait pas exception à la règle et s’est doté d’un service de renseignement au milieu de XIXe siècle pour surveiller les indépendantistes irlandais exilés aux États-Unis (les fenians) qui voulaient s’emparer du Canada afin de l’échanger contre l’indépendance de l’Irlande. Mais le Canada en raison de sa position géopolitique n’a pas eu besoin de développer un service d’espionnage à l’étranger, laissant cette tâche à son puissant voisin. Il s’est surtout concentré sur les menaces internes à sa sécurité. Après le cas des Irlandais, le service de renseignement canadien a été utilisé pour combattre la révolte des Métis dans l’Ouest canadien. Le 30 août 1873, le gouvernement canadien créait officiellement un corps de policiers appelé Police à cheval du Nord-Ouest pour faire régner l’ordre dans l’Ouest canadien.
Les activités de surveillance sont épisodiques et peu institutionnalisées jusqu’à la Première Guerre mondiale. Le gouvernement canadien craint alors le sabotage des chemins de fer par des agents allemands et engage une agence privée Pinkerton pour découvrir d’éventuels saboteurs. Le service de renseignement canadien trouvera sa véritable raison d’être avec le succès de la révolution bolchevique et aura pour mission de surveiller les mouvements politiques radicaux. La Gendarmerie royale du Canada créée en 1918 assumera ce mandat et connaîtra une forte expansion à l’occasion de la Seconde Guerre mondiale où elle est chargée d’infiltrer les nouveaux groupes pronazis qui se développent au Canada. Après la guerre, elle se consacrera à la surveillance du Parti communiste canadien ce qui lui permettra de perfectionner ses techniques d’infiltration. Suite à la défection de l’agent soviétique Gouzenko le 7 septembre 1945, la sonnette d’alarme fut tirée et le gouvernement canadien mit sur pied un Conseil de sécurité chargé de surveiller les normes de sécurité et de loyauté dans la fonction publique afin de débusquer d’éventuels espions à la solde de puissances étrangères. La crainte de l’infiltration par les agents de la GRC était une réelle obsession des dirigeants communistes qui menaient eux aussi des enquêtes sur les membres qui voulaient adhérer. Un des effets pervers de la surveillance policière est d’entretenir la suspicion au sein des organisations radicales ce qui mine la confiance des militants et nuit à l’efficacité de l’action politique.
Après la lutte aux communistes, la GRC a élargi son champ d’action au mouvement indépendantiste dès la fondation du RIN en 1960. Grâce à la loi sur l’accès à l’information, nous avons eu accès aux archives déclassifiées de la GRC pour la période 1960 à 1963.
Grâce aux travaux de La Ligue des droits de l’homme, de Louis Fournier et ceux de Normand Lester, on connaît les principales opérations d’infiltration de la police secrète dans les mouvements de libération nationale et sociale depuis 1968. Mais pour les périodes antérieures, l’historiographie est pour le moins silencieuse. Il faut se tourner vers la littérature canadienne-anglaise pour trouver des études plus substantielles et qui ont plus de profondeur historique.
Les premières incursions en territoire indépendantiste
La GRC considérait à cette époque le RIN comme un mouvement subversif comparable au Parti communiste du Canada. Ses agents suivent de près les réunions publiques du mouvement et font rapport à leurs supérieurs à Ottawa. Le 21 avril 1961, on rapporte la réunion qui a eu lieu au Gesù le 4 avril précédent où Marcel Chaput et Pierre Bourgault ont pris la parole devant 350 personnes. «The majority of the attendance was composed of young French canadian people and journalists.» On trouve dans les archives déclassifiées un rapport daté du 12 mai 1961 et intitulé: «Rassemblement pour l’indépendance nationale et autres activités communistes dans la province de Québec». Ce rapport tente de situer idéologiquement les nouveaux mouvements indépendantistes soit: l’Alliance laurentienne, le RIN et l’Action socialiste pour l’indépendance du Québec afin d’évaluer leur degré de proximité avec le Parti communiste. L’agent W. Milligan y décrit les orientations et les leaders de ces trois mouvements. Il s’appuie sur un article de La Presse publiée le 20 avril 1961 qu’il a fait traduire en anglais pour convaincre ses supérieurs du bien-fondé de son analyse. W. Milligan dans ses commentaires qualifie l’Alliance laurentienne de mouvement d’extrême droite s’apparentant aux mouvements fascistes et elle est dirigée par Raymond Barbeau qualifié de personnalité aux tendances dictatoriales. Le RIN quant à lui est né d’une scission avec L’Alliance laurentienne menée par André D’Allemagne qui tout en partageant la même vision du monde lui donne des allures plus modérées dans ses applications. Quant à l’Action socialiste, elle est classée à gauche et «extrêmement vulnérable au communisme». L’auteur du rapport estime que ces trois organisations qui entretiennent des visées révolutionnaires doivent être classées dans la catégorie des organisations subversives. On apprend aussi dans ces archives que le Département de la défense nationale a fait traduire le manifeste du RIN «Proclamation of the group for National Independance», document qui a été transmis le 4 mai 1961 à W.A. Hoddinott, officier de sécurité de la défense nationale.
Les agents de la GRC infiltrés au sein du Parti communiste du Canada rapportent aussi les discussions internes de la section québécoise du Parti communiste. Dans le dossier du RIN, on trouve des comptes-rendus de réunions de cette section tenues à Montréal, à l’Ukrainian Hall, 3161 boulevard Saint-Laurent, celle du 19 mai 1961 présidée par Eddy Cannulli et une autre le 26 mai présidée par Charlie Lipton. Ces rapports sont rédigés en anglais et signés par W. Milligan. L’intérêt de la GRC se justifie par le fait que le Parti communiste envisageait la possibilité de soutenir le jeune mouvement indépendantiste. À cette dernière réunion, un certain Camille Dionne propose que le Parti accorde son appui au mouvement séparatiste: «French Separationist Movement is a Nationalist movement of French poeple who wish to get away from the Ottawa capitalist. He said this movement should be investigated with a view of possible support from the Party». On évoque aussi l’idée d’influencer le jeune mouvement séparatiste en y infiltrant des membres.
L’amalgame que font les agents de la GRC entre le parti communiste et les séparatistes avait une finalité politique. Selon Reg Whitaker qui s’appuie sur le rapport de la commission Mackenzie publié en 1969, cette association permettait au gouvernement canadien de justifier des opérations de surveillance des organisations séparatistes qui pouvaient ainsi être classées comme mouvement séditieux: «If any evidence existed of subversive or seditious intention, or if there were any indication of foreign influence, then the federal government had a clear duty to gather intelligence on such threats and take appropiate measures to protect the integrity of the federation.» On comprend ainsi l’obsession qu’avait Trudeau de dénoncer certains représentants de la France qu’il accusait de soutenir le Parti québécois.
La GRC fait aussi une revue de presse traitant des séparatistes. Le choix des articles retenus est particulièrement révélateur. On explique que cet indicateur sera utile pour déterminer le niveau de publicité reçu par le mouvement indépendantiste: «It is the writer’s opinion that this publicity could serve and help the emancipation of this particular movement» (Rapport 23 juin 1961). Les articles répertoriés traitaient du congédiement de Marcel Chaput de son emploi au Conseil des recherches pour la défense nationale et de la création d’un comité de défense des droits civiques pour financer le combat des patriotes canadiens-français brimés pour avoir exercé leur liberté d’expression dont les membres les plus éminents sont Pierre Laporte et Paul-Émile Robert. On a aussi retenu un article intitulé «Un socialiste à la défense d’un séparatiste» qui relatait le soutien apporté à Marcel Chaput par un député socialiste de Colombie-Britannique siégeant à la Chambre des communes, Herbert W. Herridge qui était membre du NPD.
La GRC s’intéresse aux débats entourant la transformation du RIN en parti politique tout particulièrement en 1962 lorsque Marcel Chaput rompt avec le RIN pour se présenter aux élections provinciales du 14 novembre et fonder par la suite le Parti républicain du Québec. La GRC suit les tribulations du mouvement indépendantiste à travers la lunette des journaux anglophones de Montréal. De toute évidence, l’ère du bilinguisme n’était pas encore arrivée dans la fonction publique fédérale et le bureau de Montréal des services de renseignements était encore unilingue anglais.
Le grand tournant
Dans les mois qui ont précédé la visite de la Reine au Canada, le gouvernement fédéral prend plus au sérieux la menace séparatiste. Le service de renseignement de la GRC prépare un rapport intitulé «Separatism and Subvertion in Quebec» qui sera soumis, le 23 septembre 1964, au Conseil de sécurité du gouvernement Pearson, présidé par Gordon Robertson greffier du Conseil privé qui est le poste le plus élevé de la fonction publique fédérale. Ce comité recommande d’accroître la surveillance du mouvement séparatiste et de contrôler les allégeances politiques des fonctionnaires fédéraux pour les personnes qui appartiennent à des organisations séparatistes. La GRC devra faire rapport sur «l’appartenance à des mouvements séparatistes reconnus par la loi et agissant au grand jour, comme le RIN et inclure des détails concernant la durée de cette appartenance, le degré d’engagement et tout autre renseignement disponible… comme elle le ferait dans le cas de renseignement sur l’appartenance au parti communiste ou à des organisations apparentées.» À la suite de cette décision, le fichier D928 rassemblant les informations sur les militants indépendantistes sera considérablement élargi, selon Louis Fournier.
Au moment où le RIN disparaît, le rapport de la commission Mackenzie sur la sécurité nationale remis au gouvernement Trudeau conclut que le terrorisme et le séparatisme sont plus dangereux que le mouvement communisme. Cela impliquera que les services de sécurité seront autorisés à commettre des actes illégaux pour protéger le Canada: «Il est inévitable qu’un service de sécurité (la GRC) soit mêlé à des activités qui sont contraires à l’esprit sinon à la lettre de la loi et à des activités clandestines ou autres qui peuvent aller à l’encontre des droits de la personne.» Ce rapport annonçait en quelque sorte l’espionnage du Parti québécois, l’infiltration du FLQ et les actes illégaux commis par des agents de la GRC. Un officier supérieur de la GRC, John Starnes, a déclaré devant la commission McDonald que le gouvernement fédéral par l’entremise de Marc Lalonde avait demandé à la GRC d’espionner le PQ et que le gouvernement Trudeau avait formé un groupe spécial à cette fin appelé le groupe Vidal.
Le cas Pierre Bourgault
Nous pensions pouvoir compléter ce tableau en ayant accès aux dossiers concernant Pierre Bourgault qui ont été déclassifiés en juin 2023. Pierre Cloutier s’est empressé de faire les démarches administratives nécessaires pour accéder à cette information. Bibliothèque et archives du Canada a répondu à sa demande (nos de dossier EA_2023_023026), en invoquant l’absence de dossier sur le leader indépendantiste: «Un examen minutieux de nos dossiers révèle que nous ne possédons aucun document relatif à votre demande. Nous regrettons qu’il soit impossible de répondre plus favorablement à votre demande.» Cette réponse laconique est pour le moins troublante et laisse supposer deux interprétations: ou bien que les services secrets canadiens ne considéraient pas Pierre Bourgault comme suffisamment important pour le surveiller, hypothèse qui témoignerait d’une incurie invraisemblable de l’État canadien, ou bien que les informations contenues dans ce dossier sont suffisamment explosives pour qu’on les cache aux yeux du public au mépris de la loi d’accès à l’information. Une plainte a été déposée auprès du commissaire à l’information qui fera enquête pour savoir si BAC a bien fait ses recherches documentaires. À suivre.