Collectif
Libertés malmenées
Montréal, Leméac, 2022, 408 pages
Dans la foulée de la fameuse affaire Lieutenant-Duval qui a éclaté il y a déjà de cela deux ans, des professeurs qui se sont portés à la défense de la liberté académique se sont réunis dans un collectif pour réaffirmer leurs convictions et tenter d’expliquer la montée de la censure dans le monde académique.
Car les événements vécus par Verushka Lieutenant-Duval ne sont pas ponctuels ni seulement propres à sa personne. Pour qui veut bien suivre l’actualité un peu sérieusement, il est manifeste qu’un courant social fort pousse depuis plusieurs années vers un recul considérable de la liberté d’expression. Les insultes en « phobe » et en « isme » se multiplient pour faire taire toute personne qui souhaite penser en dehors des canons de notre Sainte Mère l’Inclusion. Est-il normal qu’en 2020, il ne soit plus possible de prononcer un mot, « nègre » en l’occurrence, et ce, dans un contexte pédagogique ? Rappelons-nous que ce qui se passait à l’Université d’Ottawa était précédé par des controverses très semblables à la CBC et à l’Université Concordia, où le même mot fut à l’origine de bannissement de personnes qui faisaient pourtant bien leur boulot et dont il serait difficile de trouver des intentions racistes dans leurs démarches. Que se passe-t-il, donc ? Il est important de nous attarder à ces questions, car il en va de l’avenir de libertés que nous croyions acquises depuis un certain temps.
Sous la direction d’Anne Gilbert, Maxime Prévost et Geneviève Tellier, la parution de Libertés malmenées, aux éditions Leméac, s’ajoute aux ouvrages qui contribuent au débat public sur les questions relatives à la liberté d’expression. En préface et en introduction, les auteurs rappellent les grands principes de l’université et comment ces derniers se voient attaqués depuis plusieurs années par une certaine gauche intolérante, obsédée par l’identité et une conception radicale de l’égalité. En première partie de ce livre, les auteurs ont eu la bonne idée de laisser parler la principale personne à l’origine de l’ouvrage, à savoir Verushka Lieutenant-Duval elle-même, qui, en une cinquantaine de pages, fait une entrevue qui permet de faire le point sur la situation. Que s’est-il passé réellement dans son cours, en dehors des propos rapportés, des déformations et des dédramatisations ? Au long de cette entrevue, on voit se poindre le profil d’une chercheur qui mène ses travaux avec sérieux, prise dans les mêmes tracas que la plupart de ses collègues et ne cherchant pas à créer d’esclandres. Voilà une femme n’ayant non seulement aucun trait raciste, mais qui mène par ailleurs sa réflexion dans un souci d’antiracisme et de justice sociale. Verushka Lieutenant-Duval n’a rien du visage de l’extrême-droite ou de la raciste suprémaciste blanche – figures par ailleurs pratiquement inexistantes au Québec, sauf dans la tête des racialistes fanatisés. Alors comment se fait-il que le bon recteur Jacques Frémont n’ait pas senti le besoin de soutenir son employée, et, pire encore, ait préféré contribuer à son lynchage ?
C’est dans les deuxième et troisième parties du livre que nos auteurs tentent d’apporter des éclaircissements sur la situation en cours. De toute la bande, soulignons que seul François Charbonneau ose dire qu’il ne voit pas de problème à ce que Mathieu Bock-Côté se situe dans le même camp qu’eux dans la défense de la liberté d’expression. L’auteur se moque du fait que les autres personnes impliquées dans la défense de Lieutenant-Duval ont bien pris soin de prendre leur distance avec le sociologue, qui semble être trop « controversé » pour être citée par nos bons professeurs. Charbonneau dit ainsi : « même chez les meilleurs collègues, ceux qui n’hésitent pas, contre vents et marées, à défendre leurs principes parce qu’ils les croient justes et bons, s’immiscent des considérations identitaires en ce sens qu’importe tout de même pour eux de ne pas être associés aux “infâmes” de la droite identitaire, fussent-ils les derniers à défendre exactement les mêmes principes qu’eux. » (p. 133-134) Serait-ce exagéré de dire que les auteurs du collectif et, plus généralement, tous ceux qui ont défendu Verushka Lieutenant-Duval en se tenant loin des Mathieu Bock-Côté de ce monde manquent un peu de gratitude ? La montée en puissance d’une censure de gauche est dénoncée depuis longtemps par des chroniqueurs et des intellectuels qui subissent quotidiennement insultes, mépris et indifférence de la part de la classe universitaire. Lorsqu’une partie de cette même classe universitaire se trouve tout à coup désignée comme le nouvel ennemi de la censure, est-elle encore assez imbue d’elle-même pour croire que ce qui lui arrive est unique et seulement propre à elle ? Même lorsque le réel frappe, certains camps idéologiques semblent incapables de sortir de leurs ornières, malgré le courage indéniable qu’ils possèdent pour refuser la nouvelle direction que prend l’esprit du temps – courage à relativiser, tout de même, puisque nos auteurs sont des professeurs syndiqués bien établis, et non des chargés de cours ou autres types de chercheurs précaires…
Outre ces considérations, les témoignages de Geneviève Boucher et Maxime Prévost nous permettent, une fois de plus, de voir comment l’affaire Lieutenant-Duval révèle les tensions entre le Québec et le Canada anglais. Ces deux professeurs ont subi des insultes racistes de Québec bashing lors de leur défense de la liberté académique. Et quel média a-t-il relayé leur expérience désagréable ? On devine que la dénonciation du racisme ne va que dans un seul sens, ces temps-ci. De réelles insultes à l’encontre de Québécois passent comme une lettre à la poste, mais la prononciation du mot nègre dans un contexte pédagogique fait monter aux barricades les militants racialistes incapables de la moindre nuance. Voilà une raison de plus de nous demander en quoi les racialistes seraient des « antiracistes », dans la mesure où certains racismes leur convient parfaitement et ne suscitent aucun émoi de leur part, lorsqu’ils ne sont pas encouragés.
Professeur de littérature, Geneviève Boucher affirme que l’enseignement du marquis de Sade devient carrément impossible, et ce, même si l’on devait répéter les avertissements avant d’aborder l’auteur maudit. Elle déplore la montée en puissance de l’hypersensibilité et de l’argument fondé sur le ressenti de tout un chacun, qui empêche la possibilité de tout dialogue et par le fait même, de penser en dehors des sentiers battus. Le témoignage du professeur Marc Brosseau, qui a signé une lettre d’appui à Lieutenant-Duval, est inquiétant. Il raconte avoir subi un isolement au sein de son département, de la part de collègues qui avouaient carrément ne pas avoir lu la lettre collective d’appuis, mais qui savaient d’emblée que la lettre était « disgusting » (p. 188). C’est fou comme la « raison pure » de certains semble riche de vérités.
En toute dernière et quatrième partie de ce livre, les auteurs du collectif tentent d’apporter des propositions pour construire l’avenir. Ils veulent alerter le lecteur que la situation ne saurait rester ainsi, puisque l’université doit laisser place aux débats et aux libres discussions. Que devons-nous faire pour contrer le mouvement de censure ? Les auteurs s’en prennent aux nouvelles logiques qui prévalent à l’université depuis nombre de décennies, comme les politiques EDI, la recherche effrénée de subventions, l’envie de ne pas déplaire, d’accommoder chaque étudiant, d’être en harmonie avec les modes idéologiques. En somme, les professeurs et tous ceux qui gravitent autour du monde universitaire devront faire preuve de courage pour ne pas courber l’échine devant un mouvement fort. La liberté académique est mise de l’avant pour assurer que tout chercheur puisse être en mesure de mener ses recherches et ses enseignements sans vivre sous l’épée de Damoclès du bannissement qui condamne à la mort sociale.
En conclusion, le collectif Libertés malmenées apporte une voix pertinente de la part des auteurs, qui, on le sent bien, ne sont pas habitués de prendre la parole publiquement pour dénoncer des phénomènes aussi graves que la censure de chercheurs. Ce livre est à saluer pour la qualité de ses témoignages et de ses analyses. En revanche, il n’aurait pas été mauvais que les auteurs aillent au bout de leur raisonnement et osent dire que certains auteurs qui dénoncent la censure depuis bon nombre d’années avaient raison depuis longtemps. Le collectif prend les gants blancs pour éviter l’excommunication définitive, mais nous avons envie de leur dire : pourquoi vouloir demeurer dans une Église au dogme si corseté et aux méthodes si autoritaires ? La situation n’ira pas en s’améliorant, aussi bien aller au bout de ses choix.
Philippe Lorange
Étudiant à la maîtrise en sociologie, UQAM