Simon-Pierre Savard-Tremblay
Despotisme sans frontières. Les ravages du nouveau libre-échange
Montréal, VLB éditeur, 2018, 136 pages
Les systèmes politiques occidentaux sont en crise, et la contestation de la mondialisation a clairement dépassé le seul terrain de la rue. Loin d’être confinée à un mouvement marginal de manifestants chahutant les grands sommets, comme elle pouvait l’être au début du millénaire, elle s’incarne aujourd’hui comme un courant politique aux visées électorales. Le discours officiel, qui chante les louanges d’un libre-échange qui amènerait la paix et la prospérité à tous, est ébranlé dans ses certitudes. Les fissures se multiplient depuis quelques années.
En 2015, les Grecs ont massivement rejeté par référendum le scénario du film dans lequel on devait les faire jouer. Puis, en juin de l’année suivante, l’Espagne a mis fin au bipartisme en accordant 47 sièges au parti Podemos de Pablo Iglesias. Le même mois, le Royaume-Uni a voté pour quitter l’Union européenne. On avait pourtant prédit que les Britanniques allaient, « logiquement », tourner le dos à la catastrophe annoncée par les forces du statu quo. Pendant l’automne de cette même année 2016, la Wallonie a bloqué durant une semaine l’Accord économique et commercial global (AECG) entre le Canada et l’Union européenne. C’est à deux mastodontes économiques que cette région de Belgique comptant moins de 4 millions d’habitants a fait un pied de nez qui a retenti dans le monde entier. Le véritable tsunami planétaire est cependant survenu en novembre 2016, quand Donald Trump a, contre toute attente, remporté la présidence américaine contre Hillary Clinton. Les troupes de la candidate démocrate étaient aussi convaincues de leur victoire que l’étaient les commentateurs patentés de l’actualité politique. Les démocrates mainstream en étaient venus à se croire imbattables. Ils avaient, après tout, réussi à écarter par diverses manœuvres le prétendant à l’investiture Bernie Sanders, dont le soutien populaire mérite lui aussi d’être mentionné. Comment pouvaient-ils mordre la poussière contre un personnage aussi grotesque que Trump ? La poussière à peine retombée, cherchant à expliquer l’inexplicable, ils ont dressé la liste des maux qui s’étaient diffusés chez les culs-terreux ignares des contrées éloignées de la grande civilisation urbaine : racisme, misogynie, fermeture à l’autre, obscurantisme, peur de la nouveauté.
Le verdict est incontournable : une « révolte populiste » gronde en Occident. Et ceux qui détiennent des positions hégémoniques dans l’espace public hésitent entre s’en moquer, l’ignorer ou l’accuser d’accointances méphitiques. Il est totalement impensable, pour les thuriféraires du système, de percevoir dans ces incidents électoraux la manifestation d’une colère qui soit légitime. « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes », écrivait Bossuet. Il leur est impossible de seulement envisager que le malaise populaire puisse être fondé. Il leur est impensable d’effleurer l’idée qu’il puisse y avoir des racines profondes dans cette expression non violente et légale de leur désespoir. En 1984, le « socialiste » français Laurent Fabius avait causé un tollé pour avoir déclaré que le Front national apportait « de mauvaises réponses à de bonnes questions ». La classe politique et médiatique était entièrement rétive à réfléchir aux questions soulevées par le vote FN. Il lui semble impossible de penser que s’il est nécessaire de contester nombre de solutions avancées par les mouvements dits « populistes », il faudrait peut-être aussi tenter de comprendre les racines du phénomène. Et elle s’étonne quand Trump remporte la présidence…
Si le système politique craque de partout, c’est entre autres parce qu’il s’est lui-même condamné à l’impuissance au nom d’un principe érigé en religion officielle : le libre-échange. Ses bénéfices sont présentés comme incontestables, et le fait qu’il constitue le seul avenir envisageable est, encore une fois, indiscutable. Si jadis d’importants penseurs ont consacré des efforts théoriques et empiriques afin d’en asseoir les fondements, si les instances supranationales ont eu dans les années 2000 à le défendre avec une grande imagination par des statistiques tirées par les cheveux1, le dogme qu’il représente aujourd’hui est si dominant qu’on ne se donne même plus la peine d’en débattre. Le simple fait de remettre en question un accord de libre-échange particulier, sans contester le principe en lui-même, vous fera taxer de fermeture au monde et de passéisme.
Le libre-échange – terme dont on verra que je l’utilise dans une acception très vaste – est le dogme central de l’idéologie de la mondialisation. Car si la mondialisation est en soi un concept assez neutre, la mondialisation actuelle, qui n’est pas la première dans l’histoire, est quant à elle clairement idéologiquement campée. Régis Debray, qui l’appelle le « sans-frontiérisme », la décrit à la fois comme un économisme, un technicisme, un absolutisme et un impérialisme, ce qui me semble assez juste2.
En juillet 2017, les dirigeants réunis à Hambourg dans le cadre du sommet du G20 ont achevé leur rencontre sur fond de crise de la mondialisation. En marge du sommet, économistes et patrons ont appelé les États à « résister au nationalisme3 ». Leur déclaration était ponctuée des topos du catéchisme mondialisard : la globalisation comme une « bonne chose pour le monde », la « prospérité au service de tous », une « croissance plus inclusive », une « opulence inédite » (!), etc. On reconnaissait certes du bout des lèvres dans ce salmigondis qu’il y a des ratés, qu’il y a même des victimes, mais pas question de reculer ! Il faut au contraire battre en brèche le pouvoir des nations de déterminer leurs priorités économiques. On parle ici d’un « ordre international économique ouvert » qui implique que les États doivent être mis sous tutelle par des accords de plus en plus serrés où il ne s’agit plus tant de stimuler le commerce entre les pays, mais de transformer tout en marchandise, des services publics à la culture en passant par l’environnement et, bien entendu, le travail. Le « nouveau libre-échange » vise à ce que les pays du monde aient des législations quasi identiques pour que le capital puisse circuler d’un territoire à l’autre en ayant droit au traitement princier.
L’idéologie de la mondialisation a su s’imposer par défaut après la chute du bloc soviétique, lequel était régi, du moins en théorie, par un système qui aspirait à la transformation radicale de l’humanité. Elle n’a pas de manifeste ou de Petit Livre rouge, mais elle est aussi une utopie, qui prétend que la paix et la prospérité universelles passeront par la libre circulation des capitaux, des entreprises et des individus. Elle présuppose que l’être humain n’est libre que s’il embrasse sa nature de soldat du système économique marchand. L’individu a vocation à être un consommateur ou un producteur, et la mesure de sa réussite (ou de sa liberté) est quantitative. Voilà pourquoi il faut impérativement le libérer des contraintes d’un État régulateur. Pour ce faire, la mondialisation actuelle a développé des manières systémiques de retirer aux collectivités les moyens d’agir sur leur devenir économique. Elle est par conséquent intrinsèquement antidémocratique.
L’individu ainsi « affranchi » du politique se trouve jeté dans le système de la concurrence, d’un performe ou meurs où règne la loi du plus fort. Mais, par une habile torsion du vocabulaire, on parvient à travestir cette hégémonie de l’économique en un univers d’« opportunités ». Il est très difficile de remettre en question cette pensée unique sans être classé comme hérétique. L’idéologie de la mondialisation a un immense pouvoir de séduction, sa propagande étant beaucoup plus efficace que celle des totalitarismes du xxe siècle parce qu’elle se présente comme une libération intégrale de chacun en s’appuyant sur le prétendu égoïsme naturel de l’Homme et une éthique de la responsabilité. Dans les faits, elle revient à prôner un nouveau despotisme, permettant aux transnationales, aux arbitres et aux experts qui sont à son service de concentrer entre leurs mains un pouvoir ahurissant.
Une entreprise est considérée comme transnationale lorsqu’elle a au moins un site à l’étranger, c’est-à-dire dans un autre pays que celui de son siège social, et ce, peu importe son créneau. Pour qu’elle puisse produire en masse, la multiplication des marchés est évidemment nécessaire. Il ne sert à rien, par exemple, de produire un million de voitures par année pour un marché de 500 000 conducteurs. Riche et puissante, la corporation tend alors à devenir une entité souveraine, dont l’expansion passe nécessairement par son émancipation d’une autre souveraineté, celle du politique. Si on se fie aux données rendues publiques en 2016 par la revue Fortune dans son index Global 500, l’envergure des plus grosses entreprises au monde est impressionnante. La plus grande entreprise du monde, Walmart, avait un chiffre d’affaires de 482 milliards de dollars et 2,3 millions d’employés. Le leader sur le plan des bénéfices, Apple, avait engrangé 53 milliards de dollars et tenait aussi le premier rang des capitalisations boursières, avec 604 milliards de dollars. Ces entités ont un poids financier plus grand que nombre de gouvernements et ont plus de salariés que bien des fonctions publiques nationales. Toujours en 2016, selon une étude de l’ONG britannique Global Justice Now, la liste des 100 premières entités économiques du monde comptait 69 multinationales contre seulement 31 États4. Comment s’étonner que ces géants privés en soient venus à vouloir s’émanciper du cadre national ?
L’idéologie de la mondialisation instaure une dictature de la performance et de l’évaluation permanente de la valeur de chacun : entreprises, États, individus. L’idéologie de la mondialisation promet plus largement de libérer l’individu de l’ensemble des limites que lui imposeraient la culture, la tradition, la nation. Elle coupe le cordon ombilical de la transmission d’un monde commun, et propose plutôt une révolution permanente des modes de vie – par la consommation – qu’elle présente comme un progrès. Pour elle, la société n’existe pas. Elle veut des êtres humains dans un triste « état de nature », animés par la recherche du pouvoir, de l’argent et de l’intérêt personnel. C’est un avatar de la fameuse « guerre de tous contre tous » du Léviathan de Thomas Hobbes.
Pas d’alternative
Le libre-échange est le seul chemin. Nous en avons eu un témoignage éloquent avec l’épisode de l’Accord économique et commercial global (AECG) entre le Canada et l’Union européenne.
Il y eut d’abord des négociations menées dans le secret le plus total, en excluant les groupes de la société civile. Un accord de confidentialité a même été imposé aux gouvernements provinciaux canadiens comme condition pour siéger à la table de négociations, mettant fin à tout espoir d’une participation citoyenne5. On peut d’ailleurs se demander quel était l’intérêt pour les provinces d’assister à la chose comme des spectateurs, bâillonnés de surcroît. En 2010, le représentant du Québec dans les négociations, Pierre-Marc Johnson, affirmait en commission parlementaire à l’Assemblée nationale que la délégation québécoise était condamnée à offrir un « billet doux » aux vrais décideurs, et à se contenter de jouer à la diplomatie de couloirs, pour tirer son épingle du jeu. Ce qui se passait entre quatre murs devait y rester, et il ne fallait surtout pas que le peuple interfère dans un scénario connu d’avance. Si ces traités sont si bons pour tout le monde, pourquoi donc les cacher ? Pense-t-on que le peuple n’y comprendra rien ? Non, on craint qu’il comprendra trop. « Les accords commerciaux négociés en secret, c’est comme Dracula, ils meurent quand ils vont au soleil6 », comme disait l’ancien dirigeant wallon Paul Magnette.
Ensuite, Pierre-Marc Johnson a élégamment comparé les adversaires du libre-échange aux climatosceptiques et aux défenseurs de la cigarette7. Le représentant du Québec a ensuite écarté du revers de la main une étude de l’Université Tufts, étude dont la principale force est de déconstruire les méthodologies employées par les gouvernements et de démontrer que l’AECG allait entraîner une baisse substantielle des recettes fiscales des États, une augmentation des inégalités et l’effritement du secteur public8. La réponse de Johnson : le but de l’accord n’est pas de régler les problèmes sociaux, mais de favoriser le commerce entre les pays9. On le remercie pour son honnêteté quant à la première partie de sa déclaration, même si c’était l’évidence même. La seconde assertion, comme on le verra, est plus discutable.
Dans un registre plus comique, le 11 octobre 2016, les autorités canadiennes annonçaient que le militant et député européen José Bové allait être expulsé du Canada après avoir été bloqué pendant plusieurs heures aux douanes10. De quoi venait parler l’agriculteur militant ? De l’AECG. Les autorités, qui voyaient pourtant d’un si bon œil la libre circulation des marchandises, des capitaux et des personnes, avaient-elles donc redécouvert les bienfaits du contrôle des frontières ? Le lendemain, on apprenait que Bové allait finalement pouvoir rester. Fiasco diplomatique et tactique pour le gouvernement Trudeau : loin de museler Bové, on lui a plutôt offert un splendide cadeau en termes d’attention médiatique.
Il n’y a pas que les Québécois qui ont eu l’impression d’être le dindon de la farce. On peut aussi comprendre les Belges d’avoir l’impression qu’on se payait leur tête. David Lametti, secrétaire parlementaire de la ministre Chrystia Freeland, a déclaré au Parlement wallon : « Vous pouvez certainement passer des lois, mais dans certains cas, vous devrez payer pour les faire appliquer. » Jane Murphy, vice-présidente de la Chambre de commerce Canada-Belgique-Luxembourg, un lobby de sociétés transnationales, déclarait quant à elle qu’elle ne comprenait pas les délégations frileuses à l’endroit du traité, cherchant d’un même souffle à les rassurer sur le fait qu’il n’y aurait pas d’invasion d’« ours et de sirop d’érable11 ». Heureusement que nos brillantissimes élites sont là pour couper court à des phobies populaires aussi irrationnelles. Ce n’est pas tout. En mai 2016, réagissant au rejet de l’AECG par la Wallonie, Pierre-Marc Johnson y est allé d’un tonitruant : « Et puis quoi, on va faire du feu pour danser tout nus autour, la nuit12 ? »
En somme, l’AECG et les accords du même genre sont, pour ceux qui les négocient, une histoire de cachotteries, puis de moqueries lorsque les peuples ont le malheur de poser des questions. Pourquoi, d’ailleurs, questionner la Vérité ? Après tout, comme le ministre des Finances du Québec, l’ancien banquier Carlos Leitão, l’a dit avec une clarté lumineuse : « le libre-échange est toujours positif13 ». Toujours. Fin de la discussion. Démocratie, vous dites ?
Tout se passe comme si les décideurs avaient convenu depuis des décennies de construire un régime qui confisque la démocratie et les débats qui l’accompagnent au nom de la raison économique. Le culte de l’expertise est clairement pensé pour servir les intérêts d’une classe dominante qui se situe au-dessus des nations et des souverainetés. Cette classe, d’une certaine façon, se regroupe autour d’intérêts communs. Elle a assimilé et digéré les anciennes élites politiques nationales et rassemble des grands financiers et banquiers, des responsables de think tanks, des avocats de gros cabinets privés, des hauts cadres de compagnies de services financiers, des empereurs médiatiques et, oui, des dirigeants politiques. Comme je l’ai avancé dans un autre ouvrage, son rêve de mondialisation, celui d’un monde d’abondance sans frontières, d’un accès facile au bonheur matériel, d’un vaste univers de possibilités, d’un village global, elle est la seule, en fait, à pouvoir le vivre, coupée de la réalité des autres. Elle est la seule à pouvoir véritablement aller de Genève à San Francisco comme on traverserait la rue. Elle vit dans des quartiers résidentiels sécuritaires, ou sécurisés, loin des milieux populaires désindustrialisés où la misère causée par ses actions se fait sentir. Elle travaille dans les grands centres, loin des usines que ses transactions actionnariales ont les moyens de fermer en un après-midi. Ses enfants fréquentent des écoles protégées de la délinquance. Le no-fault est son principe, alors qu’elle a la capacité de faire appel au contribuable pour rattraper ses erreurs de gestion économique. Les salaires et les avoirs de ceux qui la composent sont protégés du fisc, souvent dans des paradis fiscaux. L’impôt, c’est pour les pauvres. « Il n’y a pas un seul riche canadien qui ne diversifie pas ses avoirs à l’étranger14 », déclarait un député du Parti libéral du Canada, Nicola Di Iorio, dans la foulée des révélations des Paradise Papers. Encore une fois, merci pour la franchise.
1 La Banque mondiale a par exemple mis sur pied le modèle LINKAGE, devant évaluer à l’avance les gains pour le monde d’une libéralisation du commerce. En quelques années, le gain estimé a chuté de plusieurs milliards de dollars.
2 Régis Debray, Éloge des frontières, Paris, Gallimard, 2010, p. 73-77.
3 Amel Saadi et Valentin Bontemps, « Économistes et patrons appellent le monde à “résister au nationalisme” », Agence France-Presse, 9 juillet 2017.
4 Aisha Dodwell, « Corporations running the world used to be science fiction – Now it’s a reality », Global Justice Now, 12 septembre 2016, globaljustice.org.uk.
5 Stuart Trew, « Correcting the democratic deficit in the CETA negotiations : Civil society engagement in the provinces, municipalities, and Europe », International Journal, 68 (8), p. 568-575.
6 Paul Magnette, CETA : quand l’Europe déraille, Waterloo, Éditions Luc Pire, 2017, p. 26.
7 Charles Lecavalier, « Johnson s’en prend aux opposants du libre-échange », Le Journal de Montréal, 13 juillet 2016.
8 Pierre Kohler et Servaas Storm, L’AECG sans œillères : comment couper les « coûts du commerce et davantage encore » causera du chômage, des inégalités et des pertes économiques, Global Development and Environment Institute, Université Tufts, septembre 2016.
9 Agence QMI, « Libre-échange Canada-Europe : “plein d’avantages”, selon Pierre-Marc Johnson », Le Journal de Montréal, 20 septembre 2016.
10 J’ai fait une entrevue avec M. Bové pour mon blogue du Journal de Montréal : « AECG, OGM, mondialisation. Entrevue avec José Bové », 11 octobre 2016.
11 RTL Info, « C’est pas tous les jours dimanche », 16 octobre 2016.
12 Sandro Faes, « La Wallonie contre l’accord UE-Canada : “Et puis quoi, on va faire du feu pour danser tous nus autour ?” », RTBF, 3 mai 2016.
13 « “Le libre-échange est toujours positif”, dit Carlos Leitão au sujet du PTP », Radio-Canada, 5 octobre 2015.
14 Guillaume St-Pierre, « Les libéraux à la défense de leur grand argentier », Le Journal de Montréal, 7 novembre 2017.