J’avais quinze ans, j’étudiais à l’école Pie IX de Montréal-Nord, j’étais insoumis et rebelle, je dirigeais L’Envol, un journal dans lequel Jean-Marc Brunet écrivait une chronique sur l’indépendance du Québec. C’était à l’époque où le naturopathe Raymond Barbeau parlait de la Laurentie comme d’un pays à faire naître sur les ruines du fédéralisme canadien. Il fut rapidement doublé sur sa gauche par Pierre Bourgault et le RIN, le premier et le seul parti politique dont le programme était radical : un vote pour le RIN était un vote pour l’indépendance du Québec, il n’y avait là aucune ambiguïté, aucune équivoque, aucun malentendu.
À l’école Pie IX, j’étais le seul à arborer le symbolique bélier qui était l’image de marque du RIN. J’étais le seul à courir les meetings de Bourgault et à reconnaître dans la fougue de l’orateur mes propres doléances, mes propres aspirations et mes propres rêves. Ça ne viendrait certes pas du jour au lendemain, mais j’étais jeune, déterminé et plein d’énergie. Il fallait tout simplement ne pas manquer de patience puisque, comme l’a écrit William Faulkner, lorsqu’un vaste projet nous anime vraiment, ça devient impossible de le perdre de vue.
Ce n’est malheureusement pas ce qui est arrivé avec le RIN, à cause de René Lévesque et de la fondation du Mouvement souveraineté-association qui devait donner naissance au Parti québécois. Quand le RIN s’est sabordé, j’en ai pleuré de rage : je n’aimais pas René Lévesque parce que je croyais qu’il n’était pas indépendantiste et qu’il ne le serait jamais. J’ai quand même voté pour le Parti québécois en 1973 et en 1976, puisqu’il n’y avait pas d’autre choix possible. Dès le lendemain de l’élection du PQ, René Lévesque ne fit rien pour que je l’aguisse moins. Lorsqu’il déclara que le PQ se contenterait d’être un bon gouvernement provincial pendant la durée de son mandat, il me confirma dans l’idée que j’avais de lui : il ne serait jamais le libérateur qui nous mènerait à la Terre promise, car cette terre-là promise lui faisait peur, viscéralement. Mais Lévesque était un habile politicien qui, selon les mots de Maurice Blanchot, croyait que s’il faut tendre toutes ses énergies vers la souveraineté, il vaut mieux ne pas avoir à l’assumer. Tout l’art de gouverner de Lévesque a donc consisté à attiser les braises quand le feu nationaliste menaçait de s’éteindre, puis à jeter de l’eau dessus quand il chauffait trop.
C’est parce qu’il n’était pas indépendantiste que Lévesque a accepté de jouer le jeu de l’étapisme et celui du beau risque, deux aberrations politiques : peut-on vraiment tout obtenir quand on finit par ne plus demander que le moins, et du bout des lèvres, avec l’air de quelqu’un qui s’en excuse ? Et puis, quelle naïveté Lévesque entretenait-il par-devers le gouvernement fédéral : comme Daniel O’Connell l’avait cru en Irlande, Lévesque était convaincu qu’en respectant les règles du jeu soi-disant démocratique, Pierre Elliott Trudeau en ferait autant. Il aurait dû lire et faire lire à ses ministres et députés les Cours au Collège de France que Jules Michelet y a donné de 1837 à 1851, et plus particulièrement ceux sur le nationalisme. Il n’aurait ainsi entretenu aucune illusion sur Trudeau et sur un pouvoir fédéral prêt à tout pour faire échec aux rêves d’indépendance du Québec.
Lévesque aurait dû lire aussi les écrits politiques de Simon Bolivar, le libérateur de l’Amérique du Sud. Trudeau s’en est davantage inspiré que de Machiavel. Après l’effondrement de la première République du Venezuela, Bolivar publia le Manifeste de Carthagène dans lequel il écrivait :
Ce qui a rendu impossible le gouvernement du Venezuela, ce fut l’adoption du fédéralisme, système dérivé des formules abusives des droits de l’homme qui, autorisant chacun à se gouverner soi-même, déchire les contrats sociaux et institue l’anarchie comme règle de la vie des nations. Le fédéralisme est sans doute un système parfait, le plus propre à assurer le bonheur de la société des hommes. Néanmoins, c’est le régime le plus contraire aux intérêts de nos jeunes États. Il faut que le gouvernement se moule, pour ainsi dire, sur les circonstances, le temps et les hommes. Si la prospérité et la sérénité règnent, il sera doux et protecteur. Mais dans l’adversité, quand les hommes s’agitent, il doit se montrer terrible et s’armer d’une fermeté égale aux dangers, sans se soucier des Lois ni de constitution tant que ne sont pas rétablies la félicité et la paix.
Avec Trudeau est né le nationalisme canadian : en rapatriant unilatéralement la Constitution et en demandant au gouvernement central d’adopter une Charte des droits et libertés, Trudeau n’a fait qu’adapter la pensée de Bolivar pour mieux mettre en échec un Québec aspirant lui aussi à devenir une nation. Le multiculturalisme, qui est à la base même de la Charte des droits et libertés, a mis fin à la théorie des deux peuples fondateurs du Canada, il a mis le Québec face à une toute autre réalité : se soumettre, c’est-à-dire accepter de disparaître, ou se rebeller, c’est-à-dire faire l’indépendance. Le Parti québécois de René Lévesque s’est montré incapable de choisir vraiment entre l’une ou l’autre option. Quand Jacques Parizeau est arrivé et qu’il a repris les choses en mains, c’était déjà trop tard, le gouvernement fédéral ayant mis en place de formidables structures pour contrer la volonté des Québécois. L’affaire des commandites a démontré entre autres choses que c’est le Parti libéral qui a pris le maquis en 1995 en dilapidant sans vergogne les fonds publics afin de gagner une partie qu’autrement il aurait perdue. Jean Chrétien s’en est vanté devant la commission Gomery : « Le Canada était en guerre. Quand on est en guerre, la fin justifie les moyens. »
Le premier ministre du Canada n’a fait que suivre la logique qui conditionne tout État fédéral quand il tient à sa survie : un pouvoir centralisateur qui vote des lois lui donnant l’autorité et les moyens dont il a besoin pour qu’on ne puisse plus lui résister. Si ces lois ne suffisent pas à assurer sa domination, il n’a qu’à contourner les règles soi-disant démocratiques pour arriver à ses fins. L’histoire du Canada est pleine de ces détournements démocratiques : l’Acte d’Union du Haut et du Bas-Canada, l’établissement de la Confédération canadienne, le pouvoir sans limites de dépenser du gouvernement fédéral, la Charte des droits et libertés (qui a fait du Québec une minorité culturelle parmi tant d’autres du Canada), la reconnaissance du Québec comme nation (mais à l’intérieur du Canada) et la guerre en Irak, jamais les Québécois ne furent appelés collectivement à se prononcer par rapport à la société dans laquelle ils sont forcés de vivre. Les gouvernements du Parti québécois se sont montrés impuissants à détisser la toile que, depuis Trudeau, les fédéralistes ont mise en place dans le seul but de marginaliser de plus en plus le Québec dans la Confédération canadienne. La bonne gouvernance des régimes Bouchard et Landry, qui consistait à imaginer simplement mille et une entourloupettes prétendument défensives pour ne pas voir la réalité en face, a été un échec pervers comme l’ont démontré les élections provinciales de mars 2007.
Mais rares sont les analystes et les commentateurs qui ont rappelé à nos mémoires défaillantes que les dés étaient pipés depuis novembre 1976 quand Lévesque, au lieu de faire voter à l’Assemblée nationale une déclaration unilatérale d’indépendance, s’est suicidé politiquement en se réfugiant derrière le paravent « du bon gouvernement provincial ». Trente ans plus tard, on en est encore au même point. Pourquoi ? Relisons encore Bolivar sur l’échec des premiers mouvements de libération en Amérique du Sud :
Au lieu de chefs, nous eûmes des philosophes ; au lieu de soldats, des sophistes ; en guise de législation, de la philanthropie ; en guise de tactique, de la dialectique. La dilapidation des revenus publics à des fins frivoles et préjudiciables, surtout en traitements à une infinité de bureaucrates, de secrétaires, de juges, de magistrats, de législateurs provinciaux et fédéraux, porta un coup mortel à la libération du Venezuela.
On croirait lire le constat d’échec du Parti québécois qui, au lieu de voir les choses telles qu’elles sont, s’est bureaucratisé et, ce faisant, a perdu contact avec la simple réalité, lassant un peuple qui, là où on ne mettait plus que des chiffres et des lettres auxquels l’esprit manquait, c’est-à-dire l’idée même d’indépendance, ne voyait plus pourquoi il ferait confiance à des femmes et à des hommes dont le patriotisme n’en était plus vraiment un. Deux petites preuves parmi tant d’autres ? C’est sous un gouvernement péquiste que les cours d’histoire dans nos écoles furent abolis et c’est sous un gouvernement péquiste aussi que l’enseignement de la littérature québécoise devint une matière facultative. Comment peut-on affirmer qu’on aspire à l’indépendance quand, en même temps, on prône la dissolution ? Dans ses Cours au Collège de France, Jules Michelet l’a pourtant dit clairement :
Les traces du vieux temps, elles sont nos âmes, confuses, indistinctes, souvent importunes. Nous nous trouvons savoir ce que nous n’avons pas appris, nous avons mémoire de ce que nous n’avons pas vu ; nous ressentons les sourds prolongements des émotions de ceux que nous ne connûmes pas. Faire l’histoire, c’est m’expliquer à moi, homme moderne, ma propre naissance, me raconter mes longues épreuves pendant les cinq derniers siècles, reconnaître ce pénible et ténébreux passage où, après tant de fatigues, je suis parvenu au jour de la civilisation, de la liberté.
En mettant fin à l’étude de l’histoire du Québec, en refusant d’établir notre littérature comme étant nationale, en ne s’opposant pas à la concentration de la presse par la fédéraliste Power Corporation, en ne rapatriant pas à Québec la culture et les communications, en acceptant que la Cour suprême effiloche la loi 101 tout en faisant preuve de laxisme dans son application et en négligeant l’intégration des immigrants, le Parti québécois a laissé toute la place au gouvernement fédéral ; et celui-ci, grâce à l’énorme pouvoir de dépenser qui est le sien, en a profité pour placer partout ses chevaux de Troie au nom du nationalisme canadian.
Ce qu’il faut comprendre, c’est que le gouvernement fédéral n’agit pas autrement que n’importe quel autre pouvoir politique qui est convaincu de sa souveraineté. Pour Lénine, la révolution bolchévique ne pourrait être une réussite que lorsque les Ukrainiens, les Tchétchènes et les Mongols parleraient le russe, car c’est par la langue qu’il est possible de rendre une société uniforme en obligeant tous ceux qui la constituent à penser, donc à vivre, selon les mêmes us et coutumes. Dans un premier temps, ça donne le bilinguisme ; dans un deuxième temps, cela amène la disparition de l’une ou de l’autre langue. Il n’y a pas d’État bilingue parce que tout État tend à l’unicité et, s’il n’y parvient pas, ne peut que sombrer.
On a dit et écrit que la reconnaissance récente du Québec comme nation par le pouvoir fédéral, même si ce n’est qu’à l’intérieur du système canadian, constituait pour nous un pas en avant. Quelle naïveté ! Le Bloc, le Parti québécois et l’Action démocratique auraient dû s’opposer fermement à cette reconnaissance qui n’en est pas une. Bien au contraire, cette astuce stratégique du Parti conservateur fédéral n’a été proposée que pour démontrer qu’il n’y a au Canada qu’un seul nationalisme agissant, celui de la majorité canadian.
Ce qui est dramatique pour le Québec, c’est que son pouvoir de revendication n’a fait que s’étioler depuis que René Lévesque a créé le Mouvement souveraineté-association. Paradoxalement, le succès politique de Lévesque auprès des Québécois a pour ainsi dire tué le mouvement indépendantiste, de sorte qu’aujourd’hui on se retrouve piégé comme ça a été le cas des patriotes de 1837-1838 : nous n’avons plus de parti politique véritablement indépendantiste et, parce qu’il est de moins en moins possible pour nous de contrôler l’institution canadian, nous sommes voués à tourner en rond, en faisant des cercles de plus en plus petits, jusqu’à l’étranglement final, c’est-à-dire notre disparition comme nation, peuple et patrie française en Amérique du Nord.
Notre seule chance d’y échapper serait de revenir à l’empremier du mouvement indépendantiste au moyen d’un parti politique qui, faisant fi de tout accommodement raisonnable, remettrait enfin les pendules à l’heure : l’indépendance d’une nation, d’un peuple et d’une patrie, ça ne se négocie pas, ça se prend ! Malheureusement, le Parti québécois, Québec solidaire et l’Action démocratique ne sont plus que de faux-fuyants politiques, de sorte que nous nous retrouvons aujourd’hui politiquement orphelins de nous-mêmes, donc de notre histoire. Pouvons-nous encore réagir ? Avons-nous encore suffisamment de volonté, de courage et de lucidité pour échapper à la fin qui nous attend ? Sans un parti véritablement indépendantiste pour canaliser cette volonté, ce courage et cette lucidité, j’en doute énormément : quand on ne fait pas sa propre Histoire, ce sont les autres qui la font pour nous et nous transforment en débris d’humanité, avec rien d’autre que l’hystérie comme avenir.
10 novembre 2007