Fernand Dumont et la crise d’Octobre

Un demi-siècle après la crise d’Octobre, nous voilà bombardés de livres, de films, de reportages et de témoignages qui visent, à des degrés divers, à cerner les contours de la crise et à en éclaircir les zones d’ombre. Dans quelle mesure les felquistes ont-ils été manipulés par les pouvoirs ? Qui, en définitive, porte la responsabilité de la Loi sur les mesures de guerre ? Qu’en est-il de la mort de Pierre Laporte : s’agissait-il d’un accident, d’une bavure ou d’une exécution dite volontaire ? Et le refus du gouvernement de négocier avec ses ravisseurs masquait-il l’intention de le sacrifier afin de discréditer tout à fait le FLQ aux yeux des Québécois ? Sans doute, de telles questions, et d’autres du même genre n’ont cessé depuis cinquante ans d’alimenter la controverse ; toutefois, il semble qu’elles soient parvenues aujourd’hui à évacuer une fois pour toutes du débat l’enjeu fondamental de la crise d’Octobre.

Car une chose me frappe dans la commémoration actuelle, à savoir que plus on s’éloigne chronologiquement de la crise d’Octobre, plus on perd de vue son épaisseur historique, comme si la crise n’avait été somme toute qu’un accident de parcours de la société québécoise, alors qu’elle témoigne en réalité de l’impasse de ce parcours lui-même, comme l’avait fort bien décelé Fernand Dumont dans La Vigile du Québec, sous-titré Octobre 1970 : l’impasse ? Il est d’ailleurs significatif que ce livre, paru en 1971, quelques mois à peine après les événements, soit absent (du moins à ma connaissance) des listes de références qu’on nous propose aujourd’hui pour mieux comprendre la crise d’Octobre. Il est vrai que ce qui préoccupe Dumont dans son essai, ce n’est pas tant la crise comme telle que ce que celle-ci donne à penser, son arrière-fond et l’effort de réflexion que nécessite sa prise en compte. « Une société qui, souligne-t-il, a changé très vite et qui n’a pas digéré à mesure ses transformations rapides devait se heurter tôt ou tard à un bilan dont le prétexte pouvait être n’importe quoi ».

S’il ne s’agit donc pas de sacraliser l’événement, encore faut-il se laisser atteindre par le drame qui s’y joue. Quel drame ? Pour Dumont, le drame que révèle la crise d’Octobre réside essentiellement dans la pauvreté des moyens dont nous disposons, une fois abolie la traditionnelle définition de nous-mêmes, pour interpréter notre vie collective. Comment en effet comprendre le sens de ce qui nous arrive lorsqu’on a perdu les moyens traditionnels de comprendre, quand les valeurs et les fins de la vie collective ne sont plus données dans une compréhension préalable de la situation – dans ce que Dumont appellera plus tard, dans Genèse de la société québécoise, une « référence » –, quand ce qui nous arrive semble défier les critères de toute compréhension ?

« C’est, insiste-t-il, notre culture qui nous a fait défaut à l’heure de la tragédie », entendant par là que la société québécoise n’est pas parvenue à se donner cette nouvelle conscience d’elle-même que réclamaient pourtant les transformations profondes qu’elle a subies au cours de la Révolution tranquille, et ce afin que le changement ne soit pas une déperdition de soi, mais une réactualisation de la mémoire historique, une réappropriation par le peuple québécois de son destin.

Dans un article paru dans Le Devoir en 1967 (et qui sera repris dans la revue française Esprit puis dans La Vigile du Québec), Dumont se demandait, non sans quelque clairvoyance, s’il y a « un avenir pour l’homme canadien-français », si, « de la coquille morte du nationalisme de naguère, les Canadiens français [seront] capables de libérer leurs plus vieilles solidarités et d’en nourrir un projet collectif qui puisse apporter sa petite contribution à l’édification de l’humanité ». Son inquiétude ne fera que s’accroître en octobre 1970, quand un drame collectif viendra interrompre brutalement la marche normale de la Révolution tranquille, le poussant du même coup à s’interroger sur la « très belle gageure » du « vide idéologique » que, « pendant au moins une décennie », en l’absence d’une idéologie de rechange à l’idéologie traditionnelle, des hommes (notamment les spécialistes des sciences de l’homme) ont voulu relever. Or, selon lui, cette gageure « était impossible à tenir », pour la simple et bonne raison que la rupture du fil de la tradition ne donne pas accès, en contrepartie, à une sorte de point zéro entre le passé et l’avenir d’où il serait loisible de s’élever au-dessus de l’histoire, de sortir de son champ de force pour accéder à « une conscience objective » de l’événement.

Au contraire, ce que montre crûment la crise d’Octobre, c’est que la brèche ouverte par la Révolution tranquille est « un problème pour tous », qu’elle est une affaire politique. Parviendrons-nous à nous reconnaître, à nous donner une nouvelle référence collective au sein d’une culture dont l’originalité semble consister dans « son défaut même d’intégration », dans la dispersion de ses éléments et le droit inaliénable pour l’individu sans attaches d’en disposer à sa guise ?

Cette interrogation que Fernand Dumont soulevait quelques mois à peine après la crise d’Octobre, cette impasse qu’il s’est efforcé d’éclairer, en quoi nous concerne-t-elle aujourd’hui ?

À force de vivre dans l’impasse, on finit par s’y habituer, par s’en faire comme on dit une raison. Si le sentiment d’une impasse n’a fait que s’accentuer au cours des dernières décennies, force est d’admettre que ce sentiment-là ne pousse guère à l’action ni à la réflexion. Comme si l’impasse revêtait peu à peu le masque de la fatalité. Dans un entretien qu’il accordait deux ans avant sa mort, Dumont déclarait : « Je crois que nous sommes devant le désarroi. Personne ne le dit trop officiellement, personne n’ose l’avouer parce que, évidemment, comme discours, ça n’a pas beaucoup d’avenir et surtout ça ne peut pas être beaucoup détaillé. Mais je crois que nous sommes devant le désarroi et ce désarroi gagne l’ensemble de notre société. De toute évidence, les élites des années soixante, celles qui ont fait la Révolution tranquille, qui ont essayé d’orienter notre société dans une certaine direction – dans une direction je dirais avant tout technocratique, qui a eu ses bons côtés évidemment –, cette élite est fatiguée. Elle n’a d’autre discours que de défendre, en quelque sorte, l’entreprise dans laquelle elle s’est engagée ; elle ne représente plus, je crois, les inquiétudes, les désarrois de notre société, qui est confrontée au vide et à la menace – qu’on n’ose pas envisager en face – de sa disparition ».

Il y a peu de chance en effet que ce désarroi soit officiellement reconnu, l’élite en question ayant rangé pour de bon Fernand Dumont dans le camp des mélancoliques et des pessimistes, des empêcheurs d’improviser en rond. Dumont, un pessimiste ? Sans doute. Il n’est pas certain, toutefois, que son pessimisme, loin de n’être que le contraire de l’espérance, n’en constitue pas, à notre époque de simulacres, la pierre de touche : ce qui, en mesurant l’espérance au pessimisme sur lequel elle doit être sans cesse gagnée, permet de ne pas la confondre avec toutes les caricatures qu’on nous en offre.

* Professeur retraité de philosophie, Université du Québec à Trois-Rivières.

Récemment publié