Durant tous les événements qui se déroulèrent en octobre 1970, de l’enlèvement du diplomate britannique James Richard Cross, le 5 octobre 1970, par la cellule Libération du Front de libération du Québec (FLQ), puis de celui du ministre Pierre Laporte, le 10 octobre, par la cellule Chénier, jusqu’à l’imposition de la Loi sur les mesures de guerre1 par le gouvernement fédéral de Pierre Elliott Trudeau, dans la nuit du 16 octobre, tous ces événements ont constitué un point de rupture dans l’histoire du Québec. Avec la capture des ravisseurs de M. Laporte, à la fin de décembre, et le départ de l’armée canadienne du Québec, le 4 janvier 1971, la crise d’Octobre prend fin. Cinquante ans après ces événements, on s’interroge encore sur le combat entre les néonationalistes canadiens, les nationalistes québécois et les souverainistes.
Avec la Révolution tranquille, une certaine liberté de parole reprenait ses lettres de noblesse dans la cité. Le Québec vit lui aussi à l’heure du changement, les élites plus traditionnelles sentant elles aussi que la société québécoise est en profonde mutation. La crise d’Octobre a été pour les uns l’exutoire d’une colère qui grondait depuis plusieurs années, mais pour d’autres un moment charnière où les Québécois ont enfin pris la parole et revendiqué une plus grande liberté civique. La démocratie québécoise a été mise à dure épreuve par un pouvoir venu d’ailleurs qui voulait faire taire à la fois les voix les plus lucides et courageuses du Québec et ceux et celles qui revendiquaient le droit pour le Québec de devenir « une société normale ». La démocratie québécoise a certes parfois été grinçante et dénonciatrice, mais elle était toujours prête à débattre.
Deux hommes ont incarné, plus que tout autre, durant la crise d’Octobre, ce débat entre, j’allais dire les anciens et les modernes, ce passage obligé vers une certaine modernité, mais surtout entre une vision que l’État du Québec doit être et doit demeurer le défenseur des valeurs des Québécois. D’abord René Lévesque, qui après s’être joint à l’équipe libérale de Jean Lesage en 1960, choisit de créer son propre mouvement politique, le Mouvement souveraineté-association (MSA), qui se transforma par la suite en un parti politique, le Parti québécois2. À l’automne de 1967, après avoir quitté le Parti libéral du Québec, René Lévesque propose une première mouture de son Option Québec qui est publiée dans Le Devoir. Ce manifeste, intitulé Pour un Québec souverain dans une nouvelle union canadienne, avait été préparé par un petit groupe de libéraux, en vue de renouveler l’option constitutionnelle du Parti libéral du Québec : « L’option Lévesque était en fait une formule de compromis entre le maintien du Québec dans le régime fédéral canadien et l’indépendance complète […]. Lévesque voulait faire du Québec un pays souverain au sein d’une association économique réunissant le Québec et le reste du Canada3. »
Après la défaite électorale de son parti, lors de l’élection québécoise du 29 avril 1970, et sa propre défaite électorale dans la circonscription de Laurier, René Lévesque est devenu, à l’invitation du magnat de la presse Pierre Péladeau, chroniqueur régulier au Journal de Montréal à compter du 29 juin 1970. La campagne électorale, la première pour le nouveau parti de René Lévesque, démontra clairement que les forces fédéralistes étaient prêtes à tous les coups bas pour stopper l’élan de ce parti. René Lévesque voyait dans les résultats de cette élection – le Parti québécois avait obtenu 23,06 % du vote populaire et fait élire 7 députés – un grand succès compte tenu du climat de peur que ses adversaires politiques avaient voulu créer. Il reprit la plume comme journaliste pour faire valoir ses idées et expliquer aux Québécois les aboutissants de son modèle de souveraineté-association tout en s’exprimant sur les défis de la société québécoise4. Il occupa ce poste jusqu’au dimanche 2 juin 1974 pour ensuite joindre l’équipe du journal indépendantiste Le de 1974 à 1976. Durant toute la crise d’Octobre, René Lévesque écrivait presque un texte par jour.
En parallèle, Claude Ryan, qui est entré au journal Le Devoir comme éditorialiste en 1962, devient directeur du journal le 1er mai 1964 ; il occupe ce poste jusqu’au 11 janvier 1978. Il est aussi membre du conseil d’administration de La Presse canadienne de 1964 à 1971. La crise d’Octobre a un effet important sur les orientations du journal. Claude Ryan publie le 30 décembre 1970 un texte éditorial où il redéfinit les objectifs du journal5. Il a travaillé durant la grande partie des années 1950 au sein des mouvements et de l’archevêché de Montréal6. Homme également de conviction, il est un ardent défenseur de la doctrine sociale de l’Église qui commence à rejoindre de plus en plus de fervents catholiques7.
L’ouvrage que nous proposons aujourd’hui prend en quelque sorte la forme du dialogue que les deux hommes ont eu durant la crise d’Octobre non seulement sur la signification des événements, mais aussi sur le devenir de la société québécoise. En octobre 1970, René Lévesque et Claude Ryan signent deux déclarations communes, l’une le 14 octobre après l’enlèvement de Pierre Laporte8 et la seconde au moment de l’entrée en vigueur de la Loi sur des mesures de guerre et au lendemain de l’assassinat de Pierre Laporte, le 18 octobre 1970. Dans leur déclaration commune du 14 octobre, René Lévesque, Claude Ryan et huit personnalités – qui ont très tôt été rejoints par un autre groupe de six – demandent avec insistance au gouvernement de Robert Bourassa de négocier de bonne foi avec les ravisseurs. Leur déclaration se termine par une invitation aux citoyens de les appuyer dans leurs démarches : « Nous invitons instamment tous les citoyens et groupements qui partagent notre point de vue à le faire savoir publiquement dans les plus brefs délais9. » Cet appel est entendu par de nombreuses personnes et une pétition circule également pour appuyer la position défendue par Le Devoir.
Pierre Laporte, qui avait été journaliste au Devoir et ministre dans le gouvernement de Jean Lesage, était un ami des deux hommes. Cette dimension de la crise d’Octobre est parfois occultée, mais, quand on perd un collègue, un confident et un ami, la dimension humaine de la vie publique reprend ou perd un certain sens. Lorsque la télévision annonce que le corps ensanglanté de Pierre Laporte a été découvert, à minuit vingt-cinq, dans le coffre arrière d’une Chevrolet à Saint-Hubert, M. Lévesque est secoué par la mort de son ancien collègue. Louise Harel, qui travaille à ce moment à la permanence du Parti québécois, décrit ainsi sa réaction : « Monsieur Lévesque pleure, pleure abondamment. Il raconte que c’était son ami et qu’il jouait au tennis avec lui. C’étaient d’anciens journalistes, donc une confrérie. Leurs voies s’étaient séparées, mais ils avaient été de la famille libérale pendant des années10. » Même réaction chez Claude Ryan et toute l’équipe du Devoir, c’est la stupéfaction.
Dans la Déclaration commune du 18 octobre 1970, l’ampleur du drame se ressent dans le choix des mots :
La mort de Pierre Laporte nous a tous atterrés. C’est tellement barbare, ce gaspillage atroce d’une vie qui, sur le plan public comme sur le plan privé, était si remplie et juste au sommet de la maturité. Dans le souvenir que gardent de lui ceux qui l’ont bien connu, une chose revient avec insistance comme pour souligner encore davantage le caractère absurde de son assassinat, c’est à quel point il était intensément vivant, de ceux qui sont le plus amoureux de la vie et capables de l’employer au maximum.
Nous pouvons à peine imaginer ce qu’a pu être l’angoisse de sa famille depuis une semaine, et ce que peut être leur douleur maintenant qu’ils savent que toutes ces heures de cauchemar étaient celles d’une terrible agonie. Ils peuvent être sûrs que tout le Québec partage leur deuil et fera au moins son possible pour que cette perte tragique ne reste pas inutile11.
Au moment de la crise d’Octobre, le lien PQ = FLQ, Le Devoir = FLQ, sera dans la bouche de plusieurs exégètes des exagérations du pouvoir politique, tant à Québec qu’à Ottawa. Comme René Lévesque l’écrit dans ses mémoires, il ne savait pas si les felquistes avaient travaillé pour le Parti québécois lors de dernière élection et, si c’était le cas, ses adversaires politiques auraient « vite fait de transformer l’allégation en certitude puis en un slogan calomnieux qui, se promenant de bouche à oreille, s’étalant sur les murs, nous fit pendant quelques mois un tort incalculable : “PQ = FLQ ! PQ = FLQ !”12 » Même inquiétude chez Claude Ryan : « De nombreux parents et amis des rédacteurs du Devoir se firent demander fréquemment, pendant ces jours agités, comment ces journalistes avaient pu, de citoyens paisibles et amis de l’ordre qu’ils avaient toujours été, se ranger du jour au lendemain dans le camp du FLQ13. »
En octobre 1970, la liberté d’association (être membre d’un parti politique) et la liberté d’expression (débattre d’idées et des gestes des gouvernements) furent rapidement mises au banc des accusés. Ce que nous proposons donc aujourd’hui, c’est une relecture des événements d’octobre 1970, mais à travers le courrier – les lettres et correspondances (télex, messages) reçues par MM. Lévesque et Ryan. Notre lecteur pourra choisir d’être le chef d’un parti politique face à la tourmente d’une crise ou un journaliste assis derrière son pupitre éditorial. Comment analyser les propos des lecteurs, vérifier l’authenticité des lettres et des messages reçus et décider en bout de piste ce qui est d’intérêt public… ou historique et qui peut raisonnablement être publié.
Nous avons déjà fait l’analyse des éditoriaux du Devoir durant la crise d’Octobre, mais nous étions curieux de savoir si la position du journal avait été endossée par ses lecteurs14. La lecture de la page éditoriale du quotidien Le Devoir durant la crise d’Octobre nous avait rappelé que la liberté d’opinion, voire de dissidence par rapport aux actions des gouvernements, est un droit fondamental, sans quoi nous ne pouvons avoir une presse libre et indépendante. Dans le cas d’un parti politique qui vise à proposer de nouvelles idées favorisant le progrès social et économique, tout en agissant à l’intérieur des règles d’une société démocratique, le droit d’association est fondamental, sinon l’autoritarisme et la tyrannie du pouvoir ont vite fait de cogner aux portes.
Derrière octobre 1970 et l’imposition de la Loi sur les mesures de guerre, c’est, semble-t-il, la loi et l’ordre qui priment dans les décisions, mais MM. Lévesque et Ryan comprennent rapidement qu’il y avait bien plus dans cette crise : celle du respect des libertés individuelles et des droits de la personne comme élément constituant d’un véritable sens démocratique. MM. Lévesque et Ryan, à l’intérieur de chacune de leurs institutions, s’opposent autant à la violence du FLQ qu’à celle du pouvoir. Vouloir négocier de bonne foi, vouloir chercher par tous les moyens un dénouement à cette crise qui permettra de sauver la vie des deux otages, voilà où les deux hommes se rejoignent. La lucidité, le courage et surtout un sens moral sans compromis placent les deux hommes dans une classe à part. Si leur perspicacité est venue de leur formation comme journaliste, tous les médias au Québec ne furent malheureusement pas au rendez-vous, tant au Québec qu’au Canada anglais, qui n’ont fait dans bien des cas que rapporter les ragots d’un pouvoir politique affolé. Ce que MM. Lévesque et Ryan ont compris rapidement, c’est qu’il fallait sauver la démocratie québécoise.
1 La Loi sur les mesures de guerre a été adoptée par la Chambre des communes le 19 octobre 1970, par un vote de 190 pour contre 17 ; seuls les députés néo-démocrates de T.C. Douglas ont voté contre. Le 2 novembre 1970, le ministre canadien de la Justice, John Turner, déposait le projet de loi sur les pouvoirs d’urgence provisoires pour le maintien de l’ordre public au Canada ; il a été adopté le 2 décembre 1970 par un vote de 174 contre 31.
2 Le 18 novembre 1967, René Lévesque fonde le Mouvement souveraineté-association et entame des négociations avec les autres mouvements indépendantistes, dont le Ralliement national (RN) et le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) pour une éventuelle fusion. Le 14 octobre 1968, le Mouvement souveraineté-association et le RN s’unissent pour former le Parti québécois dont le président est René Lévesque et le vice-président est Gilles Grégoire.
3 Gilles Lesage, « L’option Lévesque, 30 ans plus tard », Le Devoir, 17 janvier 1998, A-10.
4 Pour le lecteur qui aimerait relire toutes les chroniques de René Lévesque durant la période post-élection du 29 avril 1970, il faut consulter l’ouvrage d’Éric Bédard et de Xavier Gélinas (dir.), René Lévesque : chroniques politiques, tome 2 – 1970-1971, Montréal, Hurtubise, coll. Cahiers du Québec, 2017.
5 Gilles Paré et Paul Cauchon, Le Devoir, un historique, [En ligne], https://www.ledevoir.com/le-devoir/histoire.
6 À partir de 1945, il devient secrétaire national de la section de langue française de l’Action catholique canadienne, poste qu’il occupe jusqu’en 1962. Il est aussi président de l’Institut canadien d’éducation des adultes de 1955 à 1961.
7 Claude Ryan, Mon testament spirituel, Montréal, Novalis, 2004.
8 Ministre de l’Immigration et ministre du Travail et de la Main-d’œuvre sous le gouvernement Bourassa du 12 mai au 17 octobre 1970.
9 ___, « Redoutant une dégradation politique – Un groupe de personnalités invite Bourassa à la plus grande souplesse », Le Devoir, 15 octobre 1970, p. 1 et 6.
10 Entrevue réalisée par Pierre Duchesne, le 26 septembre 2000. Propos rapportés dans Pierre Duchesne, Jacques Parizeau, tome 1 : Le Croisé, 1930-1970, Montréal, Éditions Québec Amérique, 2001. Louise Harel décrit également la scène dans le film : Marc Renaud (réalisateur), René Lévesque, héros malgré lui – Partie 2, Le patriote, producteurs : Roger Racine et Marc Renaud, [En ligne], https://www.youtube.com/watch?v=8pkX7XRxwW0.
11 Nous avons retrouvé, dans les archives de M. Lévesque, la version manuscrite du texte original.
12 René Lévesque, Attendez que je me rappelle, Montréal, Québec/Amérique, 1986, p. 326.
13 Claude Ryan, Le Devoir et la crise d’octobre 70, Ottawa, Leméac, 1971, p. 13.
14 Guy Lachapelle, « Claude Ryan et la violence du pouvoir – Le Devoir et la crise d’octobre 1970 ou le combat de journalistes démocrates », Québec, Presses de l’Université Laval, 2005. Ce livre a été réédité en format de poche pour le 50e anniversaire de la crise d’Octobre.
* Université Concordia.
** Extrait de l’avant-propos du livre que l’auteur vient de publier aux Presses de l’Université Laval.