CPDQ Infra, une filiale de la Caisse de dépôt et placement du Québec, soutient que le Réseau express métropolitain (REM) est intégré aux systèmes existants puisqu’il est connecté au métro, aux trains de banlieue et aux autobus. Est-ce bien le cas ? Suffit-il d’établir des points de correspondance pour parler d’intégration ? Pour valider cette affirmation, il faut d’entrée de jeu s’intéresser à la nature et à la configuration de ces systèmes puis examiner les modalités de cette intégration. Pour ce faire, un retour en arrière est indispensable.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, des lignes de trains de banlieue irriguent de manière très inégale le grand Montréal. Les lignes reliant Hudson et Deux-Montagnes au centre-ville sont les mieux desservies. Ailleurs, le service est passablement limité, notamment en raison de la subordination du transport passager au transport des marchandises en vertu des lois et règlements qui régissent le transport ferroviaire au Canada depuis le XIXe siècle. La concurrence croissante que livre la route au ferroviaire dans les années 1960 incite par ailleurs le CP et le CN à se retirer progressivement du transport des passagers. S’ensuit une détérioration rapide de la desserte de plusieurs localités par les trains de banlieue.
À la même époque, le réseau de tramway de la Compagnie de tramway de Montréal déploie ses 1 200 véhicules sur 55 lignes totalisant plus de 500 km de rails. Un maillage orthogonal passablement dense dessert le centre-ville et les quartiers centraux et comporte des antennes qui rejoignent Cartierville, le Sault-au-Récollet et Montréal-Nord ainsi que Pointe-aux-Trembles, tandis que deux autres antennes permettent à la Montreal Southern Counties Railway de desservir Montréal-Sud et Longueuil ainsi qu’un chapelet de municipalités s’échelonnant de Saint-Lambert à Granby.
Si le tramway reste un mode de transport bien adapté à la morphologie des quartiers centraux et des banlieues de première couronne de la métropole, son heure de gloire tire à sa fin. Le lobby des constructeurs automobiles, des fabricants de pneus et des pétrolières étatsuniens, combiné à la croissance fulgurante du parc automobile, contribue au discrédit de ce mode de transport collectif et à la mise au rancart des flottes de tramways dans la plupart des villes. Bien que le Canada soit resté à l’abri des pressions du puissant lobby étatsunien, la plupart des municipalités canadiennes emboîtent le pas, y compris Montréal, où le dernier tramway en service est retiré de la circulation en 1959. L’autobus, qui a fait son apparition au début du XXe siècle règne presque sans partage.
Malgré l’engouement pour l’automobile et l’autoroute, les autorités montréalaises doivent reconnaître que seul un mode lourd permettrait d’apporter une réponse adéquate aux besoins en transport collectif dans une métropole en pleine transformation. Un projet de métro, dans l’air depuis les années 1920, est relancé au début des années 1960. L’incapacité du maire de Montréal de s’entendre avec le Canadien National pour un partage des voies et le refus des maires de banlieues de donner carte blanche à Montréal sur leur territoire incitent Jean Drapeau à confiner le projet sur le territoire montréalais. La seule exception sera la ligne jaune, dont la construction est requise pour desservir Expo 67 et qui doit être prolongée jusqu’à Longueuil, notamment pour des motifs de sécurité.
Les 21 premières stations des lignes Orange et Verte sont ouvertes en 1966. Quant à la ligne Jaune, elle est inaugurée l’année suivante. Des prolongements des deux lignes originelles sont réalisés au cours des années 1970 et 1980. La ligne Bleue est ouverte en 1986, tandis que la traversée de la rivière des Prairies et le prolongement de la ligne Orange en territoire lavallois sont complétés en 2007 et donnent au réseau sa configuration actuelle.
Un réseau bricolé au gré des opportunités
Annoncé une première fois en 1979, le prolongement de la ligne Bleue est réannoncé une quatrième fois en 2018. Entretemps, plusieurs projets de transport collectifs sont examinés et parfois mis en service, dont au premier chef la relance des principales lignes des trains de banlieue.
Ces projets sont généralement davantage le résultat d’initiatives ad hoc, voire d’un bricolage, que d’une planification rigoureuse1 : 1982 : prise en charge par les pouvoirs publics des lignes de trains de banlieue de Deux-Montagnes et Vaudreuil-Rigaud, dont les infrastructures et le matériel sont désuets ; 1990 : mise en place d’un service temporaire de trains de banlieue vers Saint-Isidore sur la rive sud pour pallier la fermeture du pont Honoré-Mercier durant la crise d’Oka ; 1995 : rénovation majeure complète de la ligne Deux-Montagnes ; 1997 : remise en service de la ligne de train de banlieue de Blainville pour remédier temporairement aux problèmes de congestion dus à un chantier routier ; 1998 : annonce du prolongement – à l’encontre des recommandations des experts – de la ligne Orange du métro vers Laval via la station Henri-Bourassa ; 1999 : lancement des études sur la construction d’un SLR entre Montréal et la rive sud, un projet toujours en attente de décision en 2015 ; 2007 : prolongement de la ligne de train de banlieue Blainville jusqu’à Saint-Jérôme qui était pourtant exclue du territoire de la Communauté métropolitaine créée en 2001 ; 2009 : annonce de la construction d’un SRB dans l’axe du boulevard Pie-IX dont on prévoit qu’il sera inauguré en 2015, puis en 2017 et (re)puis en 2022 ; 2014 : modification du tracé de la ligne du train de l’Est suite notamment au refus de la Ville de Laval d’entériner le tracé privilégié ; 2016 : imposition par le gouvernement du Québec d’un réseau électrique métropolitain (REM de l’Ouest) qui n’apparaissait au plan d’aucune instance planificatrice régionale ; 2017 : proposition d’une ligne rose par la candidate à la mairie de Montréal.
2018 : campagne électorale oblige, le premier ministre Philippe Couillard se prononce en faveur du prolongement du REM vers Mirabel sur la rive nord, François Legault, aspirant au poste de premier ministre, favorise un prolongement jusqu’à Chambly sur la rive sud et Jean-François Lisée propose le Grand Déblocage, sans le REM ; quant aux élus locaux, ils réclament la mise en œuvre de la ligne Rose, le bouclage de la ligne Orange, le prolongement de la ligne Jaune, la mise en service d’un tramway sur le boulevard Taschereau (lien électrique est-ouest), ainsi que l’ajout de voies réservées pour autobus, y compris le long de l’autoroute 15 sur la rive nord.
L’élection d’un gouvernement de la Coalition avenir Québec (CAQ) ne tempère guère les ardeurs ; de nouvelles requêtes sont formulées : demande d’ajout d’une liaison REM entre la gare Dorval desservie par VIA Rail et l’aéroport Montréal-Trudeau et d’une ligne de tramway entre Lachine et le centre-ville – projet assorti d’une concession financière au profit du projet de tramway de la ville de Québec ; annonce de la construction du REM de l’Est et évocation d’une possible antenne sur le boulevard Taschereau ; demande des maires de la couronne nord d’un corridor REM dans l’axe de l’autoroute 640, demande réitérée en juin 2021.
La gouvernance du transport collectif dans la région métropolitaine n’est pas en reste. Avant la création, en 2017, de l’Autorité régionale de transport métropolitain (ARTM), agence chargée de la planification et de la coordination de l’offre et de son financement sur l’ensemble du territoire métropolitain, et d’EXO, 17 organismes se partagent les responsabilités en matière de transport collectif : l’Agence métropolitaine de transport (AMT), responsable de 1996 à 2017 de la coordination de l’offre et de l’exploitation des trains de banlieue, la Société de transport de Montréal (STM), la Société de transport de Laval (STL), le Réseau de transport de Longueuil (RTL), neuf conseils intermunicipaux (CIT), un conseil régional (CRT), une ville et deux municipalités régionales de comté (MRC).
Avant la constitution de la Communauté métropolitaine de Montréal (CMM) en 2001, aucune instance de planification ne se déploie par ailleurs à l’échelle métropolitaine et aucune mesure ne permet d’articuler l’urbanisme et la planification du transport. Adopté en 2011, le plan métropolitain d’aménagement et de développement (PMAD) constitue la première tentative d’apporter une réponse à ce problème. Cette articulation sera fondée sur le concept d’aménagement relié au transport (Transit-oriented development).
L’arrivée inopinée de CPDQ Infra
C’est dans ce contexte général qu’a été dévoilé le projet de CPDQ Infra. Au départ, il s’agissait essentiellement de régler le problème de la traversée du Saint-Laurent par le pont Champlain et de la liaison Brossard centre-ville, ainsi que celui de la desserte de l’aéroport Montréal-Trudeau. En 2014, un service léger sur rails (SLR) est proposé par l’Agence métropolitaine de transport. Le coût du projet – 2 G$ –, le choix d’une technologie incompatible avec celles des autres composantes du réseau de transport collectif et le risque que la construction d’une station terminale aux abords de l’intersection des autoroutes 15 et 30 favorise l’étalement urbain valent au projet de sévères critiques2.
En 2015, le gouvernement du Québec demande à la Caisse de dépôt du Québec, qui a été impliquée financièrement dans le projet du SkyTrain de Vancouver, d’examiner le dossier d’une liaison Rive Sud–centre-ville via le futur pont Samuel-de Champlain et d’une desserte de l’aéroport Montréal-Trudeau. Cette demande fait suite à la décision prise par le gouvernement Couillard de ne pas assumer de manière conventionnelle le financement et la mise en œuvre du projet. En avril 2016, le gouvernement annonce le projet d’un réseau électrique (REM) dont la conception, le financement, la construction et l’opération seront confiés à CPDQ Infra, la filiale de la Caisse créée en vertu d’une loi adoptée spécifiquement à cette fin.
Le projet prend rapidement une autre tournure. CPDQ Infra annonce la création d’un réseau qui relie Brossard et le centre-ville, intègre la ligne du train de banlieue Deux-Montagnes, et comporte une antenne parallèle à l’autoroute 40 dans l’ouest de l’île et à partir de laquelle est desservi l’aéroport. L’acquisition à prix dérisoire du tunnel sous le mont Royal et de la ligne Deux-Montagnes permet à CPDQ Infra de faire main basse sur une des composantes les plus performantes du réseau des trains de banlieue. Le réseau express s’étend sur 67 km et comporte 26 stations. En 2020, CPDQ Infra annonce la construction du REM de l’Est. On ajoute ainsi au projet originel 32 km de voies et 23 stations. En février 2022, le premier ministre du Québec confirme qu’une antenne du REM sera construite sur la rive sud entre Brossard et le CÉGEP Édouard-Montpetit à Longueuil, avec prolongement possible jusqu’à Boucherville.
Un détournement du bien commun
Ce projet du REM et de ses trois déclinaisons – REM de l’Est, de l’Ouest et de Longueuil – n’est d’aucune manière le résultat d’une planification intégrée réalisée selon les règles de l’art en la matière. Il est la résultante passablement improvisée d’une adhésion du gouvernement libéral de Philippe Couillard à une approche néolibérale de la gouvernance publique3. Conséquence de cette improvisation : aucune analyse critique de l’offre de transport collectif, en particulier du point de vue de ses déficiences au regard des besoins en mobilité révélés par les enquêtes origines-destinations, ne sous-tend et ne permet de valider le bien-fondé des projets, tant en ce qui concerne les tracés que le mode retenu.
Un tel exercice est pourtant la raison d’être de l’ARTM. Or, l’annonce du REM de l’Ouest a court-circuité le mandat de l’organisme puisqu’elle a devancé de quelques mois les premiers travaux de l’Autorité. Quant au REM de l’Est, il a été annoncé avant le dépôt du premier plan stratégique de l’ARTM, dont la lecture montre que l’autorité n’avait manifestement pas été informée des intentions de CPDQ Infra, dont le projet n’est évoqué qu’à titre d’une hypothèse parmi d’autres. Et l’ARTM n’a pas davantage été impliquée dans le REM de la rive sud, alors qu’elle l’avait été dans le projet de tramway du boulevard Taschereau, subitement disparu de l’écran radar4.
Mais, comme CPDQ Infra n’a de compte à rendre à personne, l’organisme plane au-dessus de la Communauté métropolitaine, des 82 municipalités qu’elle regroupe, de l’ARTM, de la STM, de la STL, du RTL et d’EXO. Les conséquences de l’absence de vision globale et de l’attribution de pouvoirs exorbitants à la filiale de la Caisse de dépôt sont nombreuses et extrêmement fâcheuses.
On citera l’ignorance du potentiel de correspondance avec les stations McGill et Édouard-Montpetit – finalement intégrée suite à de nombreuses pressions –, le rejet du revers de la main du projet d’une liaison Lachine centre-ville, décrétée non rentable, ainsi que la manière cavalière de traiter les préoccupations, les demandes et les doléances des municipalités, assujetties au surplus à d’abusives ententes de confidentialité. C’est cependant la mise en concurrence des composantes du réseau dans l’Est de Montréal, au profit des intérêts financiers de CPDQ Infra, qui constitue la confirmation la plus désolante et la plus préoccupante de ce qui constitue un véritable détournement du bien commun.
Le prolongement du REM de l’Est jusqu’au centre-ville, le dédoublement conséquent du tracé de la ligne Verte sur plusieurs kilomètres, le positionnement des autres segments du REM en vue d’un phagocytage – candidement reconnu par CPDQ Infra – du train de l’Est, de la ligne Bleue du métro et du SRB Pie-IX et l’obligation imposée à la STM de rabattre ses circuits sur les stations du REM montrent bien que la coordination entre les acteurs et l’intégration des composantes du réseau de transport collectif vanté par les responsables de CPDQ Infra est une fiction.
Cette mise en concurrence, contraire à l’essence même d’un réseau public de transport collectif, confirme qu’on est plutôt confronté à un modèle d’affaires plaqué sur le territoire dans l’indifférence des besoins réels5. Le mode privilégié de manière exclusive – un train léger aérien –, les tracés retenus et le mode de financement par kilomètres-passagers concourent tous au même objectif : optimiser le rendement de l’investissement de la Caisse de dépôt. C’est là le propre de la financiarisation des projets d’infrastructures abordée dans le texte de Minh Nguyen et Bertrand Schepper. Une telle subordination du bien commun aux intérêts financiers d’une institution qui n’a de compte à rendre qu’à elle-même est inacceptable. Quant à ceux qui croient que la rapidité d’exécution du projet justifie de faire l’impasse sur cette dérive, ils risquent de déchanter quand ils en mesureront les conséquences et devront en défrayer les coûts.
Comme le fait valoir Florence Junca dans le texte qui suit, il est regrettable que les résultats des efforts consentis au cours des dernières décennies pour optimiser la gouvernance métropolitaine en aménagement du territoire et en transport aient été en grande partie annihilés par les décisions strictement comptables et à courte vue du gouvernement Couillard. Mais, le retour à l’improvisation qui en a résulté n’est pas une fatalité. Il est encore temps de redonner à la CMM, aux villes et à l’ARTM les responsabilités qui leur reviennent de plein droit.
1 L’énumération qui suit est tirée de Gérard Beaudet (2022) Le transport collectif à l’épreuve de la banlieue du Grand Montréal, presses de l’Université Laval, p. 97-99.
2 Beaudet, Gérard, Michel Gariépy, Jacques Roy et Franck Scherrer (2014) « Pont Champlain : le SLR est-il la meilleure solution ? », La Presse+, 16 mai.
3 Beaudet, Gérard (2017) « Réseau électrique métropolitain : une baronnie au cœur de la métropole », La Presse +, section Débats, 22 mai.
4 Beaudet, Gérard (2022) « REM de Longueuil : une fuite en avant irresponsable », La Presse+, section Débats, 19 février.
5 Beaudet, Gérard (2021) « REM de l’Est : défendre un modèle d’affaire ou l’intérêt public ? », La Presse+, section Débats, 26 mars.
* Urbaniste émérite, professeur titulaire, École d’urbanisme et d’architecture de paysage de l’Université de Montréal.