La république : l’impensé du nationalisme québécois

Professeur de science politique à la retraite, Université de Montréal

logo100eBLEU150Les intellectuels nationalistes ont décortiqué les effets économiques, politiques, sociologiques et idéologiques de la conquête britannique de la Nouvelle-France. Mais ils ont eux-mêmes été victimes des effets d’occultation qu’impose la domination coloniale qui repose non seulement sur un rapport de force militaire, mais aussi sur la conquête des esprits. La colonisation laisse des traces profondes dans les représentations que se donne le peuple conquis et l’empêche d’envisager d’autres modes de pensée que celui du colonisateur. Elle l’enferme dans un système intellectuel qui l’amène à consentir à l’ordre et aux institutions établis pour le dominer. Il est pour le moins étonnant de constater que le mouvement nationaliste, même dans sa version moderniste et souverainiste, ait négligé de donner droit de cité aux aspirations républicaines dans l’histoire des idées politiques québécoises.

Les intellectuels nationalistes ont intériorisé la culture monarchique britannique et n’ont pas fait de critique sérieuse et rigoureuse du régime monarchique canadien. Ils ont certes examiné à la loupe les normes et les règles juridiques imposées par la constitution canadienne, ils ont produit d’innombrables analyses du partage des pouvoirs pour justifier la thèse des deux nations ou la nature décentralisée du fédéralisme canadien, mais ils ont paradoxalement négligé de s’intéresser au fondement de ce régime politique : soit le principe monarchique. La question de la nature du régime politique canadien est restée dans l’angle mort de la pensée nationaliste.

Marc Chevrier dans son excellent livre sur le républicanisme au Québec a montré comment l’idée de république fut la grande oubliée de la politique québécoise. Il explique cette absence par l’hégémonie idéologique du « monarchisme québécois1 » qu’il qualifie de tendance de fond de l’histoire d’un peuple qui a systématiquement refoulé les ambitions républicaines. Il décrit avec une ironie mordante le processus de colonisation des esprits qui a persuadé les élites politiques québécoises d’accepter le monarchisme comme horizon politique indépassable.

Il y eut une seule période où le républicanisme occupa le devant de la scène politique, ce fut de 1828 à 1838. Les Patriotes ont été les seuls à faire du républicanisme un projet politique. Il était consubstantiel de leur volonté de réaliser la rupture du lien colonial et l’indépendance du Bas-Canada. En s’inspirant des mouvements révolutionnaires européens et américains, les Patriotes proclamèrent même la République du Bas-Canada en 1838. Mais la répression militaire et l’Acte d’union qui s’ensuivit mirent un terme aux velléités républicaines des Canadiens français. La société canadienne fut reprise en main par les autorités cléricales et les politiciens mercenaires qui chantèrent sur toutes les tribunes les bienfaits du régime politique monarchique et de la Confédération. Il y eut bien sûr quelques intellectuels qui reprirent le flambeau de façon épisodique. Arthur Buies, Godfroy Langlois, Honoré Beaugrand et Jules Fournier formulèrent des critiques d’esprit républicain contre la Couronne britannique. Mais ces prises de position isolées n’eurent pas de résonance et n’ont pas inspiré de mouvement intellectuel durable de sorte qu’il y eut pour ainsi dire pendant un siècle, de 1849 à 1949, une éclipse de la pensée républicaine.

Dans son récit de l’imposition de la chape de plomb monarchiste sur la vie politique québécoise, Chevrier occulte toutefois une résurgence de la doctrine républicaine qui fut portée par les ténors de L’Action nationale : André Laurendeau, Gérard Filion et François-Albert Angers qui proposèrent à la fin des années quarante une doctrine républicaine. Chevrier ne consacre malheureusement que cinq lignes à cette tentative de restauration de la pensé républicaine dans le nationalisme canadien-français2. Cet oubli n’invalide pas la thèse de Chevrier, car là aussi, malgré la valeur intellectuelle de ses promoteurs, cette tentative n’eut pas de suite.

L’Action nationale, durant ses cinquante premières années d’existence, se conformait aux dogmes du nationalisme canadien-français et se faisait le chantre de la Confédération canadienne, comme son maître à penser Lionel Groulx. Ce dernier soutenait que la Confédération était un gain arraché par les leaders canadiens-français. « La Confédération, c’est nous qui l’avons voulu, c’est nous qui l’avons eu. » Ce régime constitutionnel avait le mérite de redonner une base de pouvoir politique à la nation canadienne-française. Le nationalisme de cette époque défendait le statu quo constitutionnel et dénonçait les tentatives de centralisation des pouvoirs qui atrophiaient l’autonomie de la province de Québec. Il n’était donc pas question de contester la Constitution canadienne ni le principe monarchique qui l’inspirait.

Après l’expérience du référendum sur la conscription, révélateur de l’impuissance politique des Canadiens français et de l’échec relatif du Bloc populaire canadien, les nouveaux intellectuels nationalistes cherchèrent une porte de sortie qui, sans remettre en cause le statu quo constitutionnel, puisse favoriser l’affirmation de la nation canadienne-française. La direction de L’Action nationale prit alors le virage républicain et décida de publier un numéro spécial entièrement consacré à ce type de régime politique banni de la conscience québécoise depuis les Patriotes. Le numéro parut en octobre 1948. Le comité de direction, sous la plume d’André Laurendeau, affirma la nécessité de proclamer la République au Canada. Cette orientation idéologique marquait un changement de perspective majeur, car on n’envisageait plus, comme le firent les Patriotes, la république comme mode de gouvernance pour le Bas-Canada, mais pour l’ensemble du Canada.

Ce projet s’éloignait de la position traditionnelle des nationalistes qui, depuis 1917, centraient leur attention et leurs ambitions politiques sur la province de Québec. L’Action nationale choisissait plutôt d’élargir le cadre de son action pour inclure l’ensemble des provinces canadiennes. L’adhésion à la pensée républicaine entraînait un changement de paradigme. On revenait en quelque sorte à l’esprit d’Henri Bourassa en voulant consolider l’indépendance du Canada en le libérant de la tutelle monarchique. Les expériences répétées des participations forcées aux guerres de l’Empire avaient montré que le Canada ne jouissait pas d’une véritable indépendance. Laurendeau expose ainsi cette relation consubstantielle dans la conclusion son éditorial : « Et puisque Vive l’indépendance ! doit se traduire par Vive la République !, nous n’hésitons plus à crier : Vive la République » (p. 96).

S’appuyant sur les données d’un sondage, Laurendeau montre que les Canadiens se sentent de plus en plus attirés par le républicanisme dans la mesure où 47 % des répondants voient l’avenir du Canada soit dans une annexion à la République américaine ou encore dans l’indépendance absolue. Or celle-ci ne peut s’exprimer que par la République. Il rejette les arguments de ceux qui prétendent que la Couronne n’est qu’une fiction juridique et qu’il n’est pas nécessaire de s’en débarrasser. La Couronne, explique-t-il, est présente partout dans notre système politique, elle encadre les lois des provinces ou du fédéral, elle influence le système judiciaire qui rend justice au nom de Sa Majesté, elle chapeaute la politique étrangère du Canada puisque les ambassadeurs représentent la Reine du Canada. Les députés et ministres doivent prêter serment à la Reine, etc. Il résume ainsi son point de vue : « Quel que soit son respect pour les personnes de la famille royale, un Canadien qui désire l’indépendance réelle de son pays regardera la couronne comme un obstacle à la souveraineté canadienne. Un prince anglais ne saurait être la clé de voûte d’un Canada indépendant. Aspirer à l’indépendance dans la situation concrète où nous nous trouvons, c’est aspirer à la république » (p. 92). Il déplore la mollesse et le manque de sens national d’une majorité de Canadiens qui pensent que le Canada doit faire partie de l’Empire britannique. Leurs pensées oscillent entre deux formes de colonialisme : ils adhèrent soit à l’impérialisme britannique, soit à l’impérialisme américain. « Ils habitent le Canada, mais ils ne sont pas Canadiens » (p. 94). Pour Laurendeau, établir la république du Canada serait mettre fin à l’adolescence et accéder à la maturité politique.

La publication de ce numéro spécial annonce la formation d’un mouvement républicain sur le modèle de la Ligue de défense du Canada. Et pour s’implanter, celui-ci doit tenir compte des résistances psychologiques autant des Canadiens anglais que des Canadiens français. Gérard Filion analyse les différents obstacles qui se dressent sur la route du républicanisme. Il pense qu’il n’y a pas de mystique républicaine chez les Canadiens français parce qu’ils ont été socialisés par une culture politique antirépublicaine. Le discours clérical les a habitués à la méfiance en mettant en relief les persécutions de la Révolution française envers le clergé. L’Église leur a aussi inculqué le respect de la monarchie de droit divin et a toujours présenté la monarchie anglaise comme garante des libertés et la protectrice des minorités. Aux yeux de l’Église, la monarchie était l’institution politique la plus parfaite.

Les Canadiens anglais sont aussi imbus d’esprit monarchique soit par fidélité à leur mère patrie, soit par sentimentalisme. Même les esprits évolués vibrent aux fastes impériaux et aux tribulations de la famille royale. Le climat intellectuel canadien n’est donc pas très propice à l’idéal républicain. Filion prévoit une lutte de longue haleine et compte sur la pédagogie pour montrer les avantages de ce régime politique. Il donne en exemple les succès de la République américaine qui n’aurait pu atteindre la prospérité si elle n’avait pas réalisé une révolution républicaine. Une mystique ne naît pas spontanément ; pour qu’elle advienne, il faudra répéter les mêmes arguments par une campagne de propagande soutenue que seul un mouvement organisé est en mesure de conduire. A cette fin, il lance donc un appel pour la création d’une nouvelle ligue d’action républicaine.

Les rédacteurs de la revue s’avancent même jusqu’à définir les balises de ce que devrait être cette république canadienne. Le changement de régime politique serait pour eux l’occasion d’une refonte en profondeur de la constitution canadienne et permettrait de refonder le Canada sur de véritables bases fédérales. Edmond Lemieux écrit : « La république à laquelle nous songeons sera fédérative » (p. 127). Ils veulent la république pour atteindre un meilleur équilibre entre les pouvoirs de l’État fédéral et ceux des provinces. C’est une façon pour eux de freiner les appétits de centralisation de l’État canadien. Comme celui-ci détient sa légitimité du pouvoir royal et non pas de la souveraineté du peuple et qu’il a intériorisé dans la logique décisionnelle les attributs monarchiques, il impose son autorité aux provinces. Ottawa décide souverainement sans tenir compte de l’opinion des provinces. Sans trop se préoccuper de montrer le lien de causalité, Lemieux soutient qu’avec une constitution républicaine la souveraineté sera mieux partagée entre le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux. Plutôt que de procéder à des ajustements à la pièce de la constitution canadienne comme cela s’est pratiqué depuis 1867, Lemieux pense qu’en remplaçant le régime monarchique par un régime républicain le Canada sera obligé de se donner une constitution propre et de reconsidérer l’ensemble des questions que la constitution de 1867 n’a pas réglées (voir p. 129).

L’ambition sous-jacente des nationalistes est d’obtenir une clarification des pouvoirs qui favorise l’autonomie des provinces : « Nous obtiendrons ainsi une fédération de républiques autonomes (les États provinciaux) maîtresses des domaines qu’on leur a réservés, et ayant remis à l’État central la possession et l’exercice de leur souveraineté externe. C’est du moins le but vers lequel il faudra tendre » (p. 130). La république canadienne incarnerait une forme de souveraineté partagée. L’Action nationale ne pense pas à ce moment-là que le Québec pourrait former une république indépendante.

François-Albert Angers poursuit cette réflexion dans un article publié l’année suivante3 où il réplique aux réactions négatives qu’a soulevées le numéro spécial dans la presse anglophone. Il rappelle d’abord que les Canadiens français se sont montrés ouverts aux positions de la revue puisqu’un candidat dans Laval Deux-Montagnes s’est présenté sans affiliation partisane, mais en brandissant le drapeau de la république et qu’il a obtenu un tiers des votes. Il rétorque aux arguments des impérialistes anglophones qui accusent les « républicains nationalistes » d’isolationnisme et de vouloir l’établissement d’une république pour empêcher le Canada de participer à la prochaine guerre. Il répond que si on entend par l’isolationnisme le fait de vouloir se libérer de « la servitude coloniale que constitue le service militaire, la participation automatique aux entreprises guerrières d’une métropole », c’est à ses yeux un motif suffisant et légitime de vouloir établir la république. Mais ce n’est pas la seule raison, car la neutralité militaire ne signifie pas nécessairement une politique isolationniste (p. 92). La république assure qu’on ne participe pas aux guerres des autres par simple suivisme des politiques de l’Empire. Elle implique que le Canada ne se jette pas la tête baissée dans des guerres, qu’il ait le pouvoir d’en juger le bien fondé et d’en débattre publiquement. Les engagements automatiques comme cela s’est pratiqué dans le passé peuvent entraîner le Canada dans des guerres injustes. La république permet d’affirmer l’indépendance du Canada dans les affaires internationales. Tant que le Canada sera soumis à la Couronne britannique, il ne pourra être une nation libre.

La république permettrait de contrer les influences extérieures, soit celle de Londres ou de Washington, sur la politique étrangère du Canada. Angers évoque aussi des arguments économiques en faveur de la république : « Nous voulons aussi la république parce que nous ne voulons plus que les citoyens dont l’Angleterre n’a plus besoin soient automatiquement jugés convenables pour le Canada, quel que soit leur métier. Nous voulons encore la république parce que nous estimons dommageable aux intérêts canadiens un commerce extérieur organisé pour satisfaire aux besoins d’une métropole plutôt qu’en fonction d’un sain principe de diversification des marchés » (p. 99). Avec la république le Canada n’aura plus deux maîtres à servir.

Le débat sur la république fit long feu. L’idée de république retourna aux oubliettes pour une autre décennie. Elle ne refera surface dans l’histoire des idées politiques qu’à la fin des années cinquante, mais drapée cette fois-là dans l’indépendantisme québécois. Raymond Barbeau, à droite, mena le combat pour la République de Laurentie alors que Raoul Roy, à gauche, souhaitait l’avènement de la République socialiste du Québec. Il y eut même un parti qui osa le mot républicain dans son nom : le Parti républicain du Québec fondé par Marcel Chaput en 1962. Le RIN lui aussi adopta le modèle républicain comme éventuel régime du Québec indépendant. Mais ces retours de flammes ne furent pas durables. A la fin des années soixante, le projet républicain fut de nouveau mis au placard par les souverainistes. L’esprit étapiste fut non seulement appliqué au processus d’accession à l’indépendance, mais aussi à la définition du régime politique du Québec indépendant. Il ne fallait pas distraire les citoyens par des débats périphériques sur les institutions et se concentrer sur les arguments justifiant le projet de souveraineté. Comme le Québec semble se complaire dans les contradictions et les ambivalences, il y eut disparition quasi totale de tout langage républicain dans le discours des indépendantistes4

 

 


1 Marc Chevrier, La république québécoise : hommages à une idée suspecte, Montréal, Boréal, 2012. p. 23.

2 Voir Ibid, p. 280

3 François-Albert Angers, « La république à l’avant-scène », L’Action nationale, février 1949, p. 88-105.

4 Marc Chevrier, opt, cit. p. 39