La véritable défaite de 1995

* Professeur émérite, Télé-université, ex-député et ministre du Parti québécois.

Le référendum de 1995 fut-il une défaite de la souveraineté comme on l’entend souvent, y compris dans notre famille politique ? On peut certes démontrer de façon convaincante que des tactiques déloyales ont fait pencher la balance du OUI vers le NON. Je le ferai, mais là n’est pas mon propos, car même sans ces tactiques, un résultat favorable au camp du OUI aurait été tout aussi très serré. À mon avis, le référendum du 30 octobre ne fut pas une défaite, mais un match nul entre les forces fédéralistes et souverainistes.

 

* Professeur émérite, Télé-université, ex-député et ministre du Parti québécois.

Le référendum de 1995 fut-il une défaite de la souveraineté comme on l’entend souvent, y compris dans notre famille politique ? On peut certes démontrer de façon convaincante que des tactiques déloyales ont fait pencher la balance du OUI vers le NON. Je le ferai, mais là n’est pas mon propos, car même sans ces tactiques, un résultat favorable au camp du OUI aurait été tout aussi très serré. À mon avis, le référendum du 30 octobre ne fut pas une défaite, mais un match nul entre les forces fédéralistes et souverainistes.

 

Je ferai ici un retour sur les principaux faits produits avant et pendant ce second référendum, du moins ceux qui me semblent particulièrement significatifs. J’examinerai aussi les évènements dans l’année qui a suivi le référendum. À mon avis, le référendum du 30 octobre ne fut pas une défaite de l’indépendance, mais il a été interprété comme tel, à tort par les deux camps. Les fédéralistes ont proclamé haut et fort leur victoire et les indépendantistes s’y sont résignés. La véritable défaite des indépendantistes s’est produite dans les mois qui ont suivi, dans la résignation qui a marqué les lendemains du référendum et coloré la démarche des indépendantistes jusqu’à aujourd’hui.

 

La toile de fond

Le rejet de l’accord du lac Meech et de Charlottetown, destiné à réintégrer le Québec dans le Canada de Brian Mulroney, soi-disant « dans l’honneur et la dignité », avait été un échec dramatique. Le refus du Canada de reconnaître la nation québécoise avait indigné une majorité de Québécois et fait croître l’appui à l’indépendance au-delà de 60 % tel que nous le montre la moyenne des sondages des années 1991 et 1992.

La réponse du Québec ne se fit pas attendre. Lors de la campagne électorale fédérale de 1993, devant un Canada anglais stupéfait, le Bloc québécois devint l’opposition officielle à Ottawa. Dirigé par Lucien Bouchard, ancien ministre du gouvernement Mulroney, composé de députés appuyant majoritairement la souveraineté du Québec, le Bloc faisait élire cinquante-quatre députés sur soixante-quinze au Québec, dépassant ainsi pour l’ensemble du Canada les autres formations d’opposition au Parti libéral de Jean Chrétien, notamment un Parti conservateur en déroute.

À l’élection au 12 septembre 1994, la table était mise pour le retour d’un parti indépendantiste au pouvoir à Québec. Lorsque le Parti québécois revint au gouvernement, il avait cette fois soigneusement préparé un plan pour l’accession à l’indépendance, et ce depuis le retour de Jacques Parizeau à la direction du parti en 1989. Il était prêt à déclencher rapidement un référendum en début de mandat, en évitant ainsi les dangers pour son option d’une autre élection de « bon gouvernement ». Le but cette fois était clair, non pas gouverner le Québec comme province, contrairement aux élections précédentes et à toutes celles qui allaient suivre, mais faire du Québec un pays dans l’année suivant l’élection. Malgré le résultat serré de l’élection de 1994, le peuple québécois allait donc être convoqué à un deuxième référendum sur l’indépendance dès le 30 octobre 1995.

Il faut ici souligner qu’à l’été 1994, l’appui à la souveraineté dans la population, majoritaire jusqu’à la fin de 1992 dans les sondages, avait diminué fortement. La moyenne des 23 sondages sur la souveraineté de juillet à décembre 1994 montrait un appui de 38,8 % pour le OUI, avant répartition des « discrets ». À peu près le même résultat qu’à l’élection de 2018.

Sans doute devant ces résultats peu encourageants, Lucien Bouchard avait d’abord proposé de revenir à la stratégie étapiste des deux référendums de 1980, ce que Parizeau ne pouvait accepter, car cela pouvait au mieux mener à une forme de fédéralisme renouvelé. Le 7 avril, au congrès de son parti, le chef du Bloc québécois prit l’offensive, non contre le régime fédéral, mais contre la position du chef du Parti québécois :

Le projet indépendantiste doit prendre rapidement un virage qui le rapproche davantage des Québécois et qui ouvre une voie d’avenir crédible à de nouveaux rapports Québec-Canada. […] Il importe d’examiner sérieusement d’encadrer l’union économique Québec-Canada par des institutions communes, voire de nature politique1.

Le lendemain, il précisa :

Il n’y a rien en démocratie qui n’oblige personne à tenir un référendum. Tout ce qu’on a convenu c’est que le référendum devrait être tenu, si possible, en 1995, si nous pouvons réunir des conditions favorables. Si les fédéralistes pensent qu’on va leur faire un référendum perdant, ils vont attendre longtemps2.

Ces réserves eurent pour effet de repousser la date du référendum d’abord prévu par Parizeau pour le printemps 1995. Après des discussions ardues, un accord tripartite intervint entre Parizeau, Bouchard et Dumont, confirmant qu’un référendum aurait lieu à l’automne 1995 dont l’objectif était de faire la souveraineté du Québec et de proposer formellement un nouveau partenariat économique et politique au Canada visant notamment à consolider l’espace économique actuel. Malgré cette entente, tout au long de l’été qui suivra, Lucien Bouchard cherchera à retarder le référendum au-delà de 1995. Bernard Landry fera des pressions dans le même sens, mais il se ralliera à la fin de septembre.

Rien n’empêchait plus la tenue du référendum en 1995. On peut se le dire, sans la détermination de Jacques Parizeau, jamais le deuxième référendum sur la souveraineté n’aurait eu lieu.

Victoire ou défaite ?

Il serait trop long de raconter ici toutes les péripéties de cette deuxième campagne référendaire. Malgré une solide préparation, la campagne démarra lentement, ralentie par les divergences entre le Bloc et le Parti québécois et un certain défaitisme de plusieurs péquistes qui en voulaient à leur chef de les plonger dans ce qu’ils considéraient comme une aventure.

Le débat sur la question référendaire en chambre s’était révélé décevant. Les journalistes ne cessaient de répéter que la campagne des souverainistes ne levait pas. Certains sondages prédisaient 42 % d’appui à la souveraineté, un peu mieux qu’à l’automne 1994, et qu’au référendum de ١٩٨٠. À la fin du mois d’août 1995, à deux mois du scrutin, même le chef de cabinet de Jacques Parizeau prévoyait une défaite, mais devant la détermination de celui-ci, il n’était plus question de reculer. « Moi, mon impression, on va faire 45 %. Ce qui sera déjà pas mal plus que ce que l’on avait fait au référendum de 19803 ». Autrement dit, compte tenu de la clarté de la question face à la souveraineté (contrairement à celle de 1980), on pouvait accepter une défaite honorable, même si on allait tout faire pour gagner.

Jacques Parizeau fit alors un geste déterminant. Il laissa à Lucien Bouchard le devant de la scène en le nommant futur négociateur en chef du Québec à la suite d’une victoire du OUI. Le samedi 7 octobre 1995, il annonça cette nouvelle à une foule de mille cinq cents personnes qui éclata littéralement de joie. Par ce geste courageux et d’une grande magnanimité, considérant les différences d’opinions entre les deux hommes, sans compter le risque qu’un référendum gagnant mène à une forme de confédération ou de fédéralisme renouvelé, le premier ministre faisait passer le succès de la cause avant ses propres intérêts. Les sondages attesteront que ce geste avait eu une influence sur les intentions de vote qui passèrent en quelques jours de 44 % à 47 %.

L’« effet Bouchard » a certes eu un impact important sur la campagne, mais il faut éviter de l’exagérer comme le font les adversaires de l’indépendance du Québec prétendant que Lucien Bouchard, depuis qu’il avait frôlé la mort, aurait acquis un statut légendaire et mystique qui expliquerait que le OUI soit venu si près de l’emporter. Autrement dit, les Québécois francophones auraient massivement voté OUI non parce qu’ils appuyaient la souveraineté, mais pour des raisons irrationnelles ou tribales, par une espèce d’envoûtement envers un « sauveur » miraculé. La raison est plus simple. Lucien Bouchard avait fait une campagne charismatique qui rejoignait la fibre québécoise et son désir d’émancipation, de liberté et de responsabilité. Sans nier l’importance de la contribution de Lucien Bouchard à la campagne de 1995, le politicologue Pierre Serré note toutefois en examinant les sondages que « la progression du OUI dans la deuxième moitié de la campagne référendaire était semblable à celle de première moitié avant que Lucien Bouchard ne soit propulsé à l’avant-scène4 ».

Dix jours avant le référendum le Oui était en train de gagner, les fédéralistes paniquaient. « Les deux camps sont au coude à coude », mentionnait Eddie Goldenberg, chef de cabinet de Jean Chrétien, à l’ambassadeur américain James Blanchard, lequel était en communication constante avec le bureau du premier ministre canadien et le vice-président de Power Corporation, John Rae. Goldenberg réclamait une intervention de la part du président américain Bill Clinton. « Vers le 20 octobre, James Blanchard s’adresse au sondeur Angus Reid, qui lui confirme que, depuis trois jours, le OUI est en avance. Il serait passé de 49 % à 52 %5. » Puis, dans la dernière semaine de la campagne, survinrent deux évènements qui stoppèrent l’effritement du vote fédéraliste : la déclaration du président américain, perçue comme favorable au maintien de l’intégrité du Canada, et le fameux « Love-in » où cent mille Canadians vinrent manifester à Montréal leur attachement au Québec dans le Canada.

Démocratie détournée ?

Avec une participation record de 94 % et un résultat de 49,42 % pour le OUI, il ne manqua que 54 288 votes au camp du OUI. Le OUI recueillait plus de 60 % d’appui chez les francophones. Ce n’était certainement pas une grande défaite. Certains ont parlé de victoire morale, d’autres de référendum volé.

Les faits ne manquent pas pour étayer l’idée que le référendum de 1995 fut, davantage qu’une victoire morale pour le camp indépendantiste, fort probablement une victoire légèrement majoritaire, une démocratie détournée ou court-circuitée par diverses manœuvres, en somme, pour reprendre l’expression du livre de Robin Philpot, un « référendum volé ».

Au cours de cette campagne, on assista à un viol évident de la loi sur les consultations populaires du Québec qui prévoyait des dépenses contrôlées soumises à un maximum égal pour chaque camp. À partir d’Ottawa, sans se soumettre à la loi québécoise, le camp fédéraliste finança des publicités massives, ainsi que les dépenses du soi-disant « Love-in » à Montréal en fin de campagne. Pierre-F. Côté, homme sobre et mesuré et ancien directeur général des élections au moment du référendum, parle avec dégout de l’argent dépensé en 1995 en violation de la Loi sur la consultation populaire adoptée par le Québec : « J’arrive à la conclusion que nous sommes dans un État de “demi-droit” au Canada, parce qu’on n’a pas la capacité de faire observer notre législation référendaire6. »

Dans les mois précédant le référendum, on assista à une naturalisation accélérée des immigrants, passant d’une moyenne de 21 733 par année à 40 500 et 43 850 en 1994 et 1995. On peut calculer que quelque 40 000 personnes furent bénéficiaires d’un vote accéléré, un total presque suffisant pour inverser le résultat en faveur du OUI.

Par ailleurs, après comparaison informatique entre la liste électorale et le registre du régime de l’assurance maladie du Québec (RAMQ), et des contre-vérifications subséquentes, on constata qu’environ 50 000 personnes avaient voté sans être assurées à la RAMQ, ce qui pose un doute sérieux sur leur qualité d’électeur. Combien d’entre eux n’étaient pas résidents du Québec et n’avaient donc pas droit de vote ?

Enfin qu’en est-il des 11 717 personnes hors Québec ayant voté (dix fois plus que lors d’autres élections), la plupart recrutées par un organisateur du NON dont les dépenses n’avaient pas été déclarées conformément à la loi québécoise ?

Sans ces trois manœuvres cumulées, il est probable que la victoire aurait changé de camp. Ces trois évènements, ainsi que le dépassement des dépenses autorisées au camp du non, accréditent la thèse d’un détournement de la démocratie québécoise.

Lendemains référendaires

Détournement ou pas, le résultat référendaire bloquait l’accession du Québec à son indépendance. Bien avant sa déclaration selon laquelle le référendum aurait été perdu à cause de « l’argent et des votes ethniques », Jacques Parizeau avait prévu de démissionner en cas de défaite, sachant qu’il serait blâmé par son propre camp. Lors d’une entrevue au magazine Times en avril 1992, il avait déjà fait connaître ses intentions : « Si ça passe, je reste deux ans et je mets un plus jeune. Si ça casse, je pars le lendemain matin7. ». La veille du scrutin, dans une entrevue télévisée sous embargo au journaliste Stéphan Bureau, laquelle sera diffusée plus tard, il confie :

L’indépendance d’un pays, ce n’est pas quelque chose de passager. Si je n’ai pas réussi à la faire, eh bien, il faut que je m’éclipse assez rapidement et quelqu’un d’autre essaie. […] On se comprend bien là, nous sommes à quelques heures du scrutin, si c’est NON, ma phase utile dans ce domaine est terminée. Je suis en politique pour faire la souveraineté du Québec. On ne se cramponne pas, c’est ridicule8.

Le soir du scrutin, à 20 h 30, avec 1 % des votes dépouillés, le OUI mène à ٥٦ ٪. C’est le délire, le pays est proche. Puis les résultats du West Island commencent à rentrer à ٩٥ ٪ pour le NON et c’est la défaite par ٥٤ ٢٨٨ voix. Au total, ٢٧ ١٤٤ voix avaient fait pencher la balance, venant détruire le rêve. Épuisé, déçu, en colère, le premier ministre déclare : « Si vous voulez, on va parler des francophones du Québec, voulez-vous ? On va parler de nous à 60 %. On a voté pour. On a été battus, au fond, par quoi ? Par l’argent, puis des votes ethniques, essentiellement. »

Pour ma part, rivé à l’écran de télévision, je trouvais cette remarque très juste, compte tenu de tout ce qui s’était passé avant et pendant la campagne. Mais le lendemain, au centre de recherche de la Télé-université que je dirigeais, composé de beaucoup de Québécois issus de l’immigration, mais en général sympathisants de notre cause, je découvrais à quel point cette déclaration faisait mal à certains, bien intégrés au Québec. Ils percevaient cette déclaration comme une accusation injuste.

L’ensemble des médias se déchaînèrent, faisant un procès injuste à un homme qui venait de voir s’écrouler le rêve de sa vie, après plus de trente ans au service du Québec. Un peu de respect aurait été de mise, surtout au sein du conseil des ministres plusieurs conseillèrent au premier ministre de remettre sa démission, ce qui allait dans le sens de ce que lui-même avait prévu bien avant le soir du 30 octobre. Quelle fragilité à l’égard des médias me suis-je dit.

Cette déclaration « sur l’argent et les votes ethniques », bien que justifiée par les faits, fut de toute évidence néfaste politiquement. Elle permettait aux fédéralistes de se ressaisir et ils se permirent unanimement de faire la leçon au Parti québécois et à son chef soupçonné de « racisme ». Cette accusation totalement injuste mettait les indépendantistes sur la défensive, certains se dissociant même de celui qui les avait amenés si proche de la victoire.

Le Parti québécois se révéla incapable de surmonter cette crise politique et médiatique et de la combattre. Au contraire, le Parti décida de se réfugier sur la défensive et dans le politiquement correct. Devant le caractère douteux de la victoire du NON, on aurait pu déclarer match nul et la nécessité d’une autre consultation. Selon plusieurs, dont le journaliste Robert Mackenzie, « le Québec aurait pu se reprendre six mois plus tard et remporter une victoire décisive9. » Cela fut d’ailleurs ce que Serge Guérin, un ami personnel de M. Parizeau, lui proposa. Peine perdue, sa décision était prise depuis longtemps.

Sa démission priva le camp indépendantiste de son porte-parole le plus déterminé, considéré désormais comme disqualifié. Il allait devoir subir un long purgatoire sans lequel la suite de l’histoire aurait pu être bien différente. Cette démission ouvrait la voie à un retour en force du Parti québécois provincialiste, à l’attente des « conditions gagnantes », au référendum « au moment opportun » et des mises en veilleuse de l’indépendance. Le Parti québécois allait revenir à sa pratique « sécurisante » pendant les décennies qui suivront le référendum.

La véritable défaite

Dans les mois qui suivirent le 30 octobre 1995, et même dans les deux années qui suivirent, on sentit que beaucoup de citoyens et de citoyennes regrettaient leur vote. Dès novembre et décembre 1995, trois sondages coup sur coup, montraient un appui à la souveraineté, avant répartition des indécis, de 53,7 % (Léger, 21 nov.), 52 % (SOM, 28 nov.), 56,0 % (Compas, 17 déc.). Ces résultats et d’autres amèneront plusieurs à croire qu’un troisième référendum allait se tenir. Certains conseillers politiques à Québec poussèrent pour qu’on tienne un référendum rapide, sans qu’on les écoute. Et à Ottawa, on s’inquiéta, terriblement, croyant les souverainistes plus déterminés qu’ils ne l’étaient en réalité. On crut à un match revanche référendaire.

Comme il l’avait échappé belle, Ottawa prit les moyens pour en finir avec le nationalisme québécois, une fois pour toutes. Au lendemain du référendum, Ottawa entreprit une guerre psychologique et constitutionnelle, une guerre de propagande et une guerre économique au Québec en coupant drastiquement dans les transferts aux provinces. L’objectif : casser le nationalisme québécois et brouiller les repères fondamentaux de l’identité nationale. Cela se poursuit jusqu’à maintenant.

Devenu premier ministre du Québec en janvier 1996, Lucien Bouchard aurait pu en effet considérer le résultat du référendum comme un match nul à reprendre. Il aurait été légitimé, au début de 1996 ou avant la fin de son premier mandat, soit de tenir un autre référendum (en modifiant la loi référendaire), soit de déclencher des élections sur la souveraineté. Il n’y aurait eu rien de si extraordinaire à cela puisqu’en cas de résultat électoral menant à un gouvernement minoritaire, il est arrivé souvent que l’on reprenne les élections un an ou deux plus tard. Pourquoi dans le cas d’un référendum aussi serré ?

Mais connaissant les réticences de Lucien Bouchard à l’égard du référendum de 1995, dans lequel il s’était tout de même engagé à fond malgré la date « trop hâtive » et la question « trop dure », il aurait été étonnant qu’il prenne ce risque. Bouchard s’attendait à ce qu’une victoire référendaire mène à une difficile négociation d’une nouvelle relation entre le Québec et le Canada, qui se terminerait probablement à court de la souveraineté du Québec, ce qu’il était prêt à accepter à défaut de la souveraineté-partenariat. Avant même le 30 octobre, une lutte à l’intérieur du camp du OUI s’était engagée pour le contrôle de la suite des évènements en cas d’un référendum positif. Parizeau avait entrepris d’entourer le « négociateur en chef » pour s’assurer que le OUI de la population mène bien à la souveraineté, quitte à appliquer la clause de déclaration unilatérale d’indépendance en cas de refus du Canada de respecter la décision populaire. Dans ce cas, certains pays, dont la France, auraient reconnu rapidement le nouveau pays du Québec.

Mais le référendum ayant favorisé le NON, Parizeau était piégé par sa décision préalable de démissionner. Compte tenu des tensions réelles entre lui et le chef du Bloc, lequel allait inévitablement lui succéder s’il démissionnait, il est étonnant qu’il ne soit pas revenu sur sa décision dans le but de reprendre tôt ou tard le vote référendaire. D’autant plus que, selon Chantal Hébert qui a interviewé les deux hommes, Lucien Bouchard dit avoir exposé au premier ministre la teneur de ses propos le soir du résultat référendaire négatif : il allait reconnaître la victoire du NON et tenter d’amorcer le processus de réconciliation entre les Québécois, déchirés par la question de l’avenir du Québec10.

En effet, dès son assermentation en janvier 1996, le nouveau premier ministre fit savoir « qu’il entendait d’abord gouverner le Québec province et respecter le terme électoral du mandat en cours11 ». Il avait conclu que les souverainistes avaient perdu le référendum. Selon lui, la démocratie exigeait que le Parti québécois se replie et reprenne en main la gouvernance de la province.

Il se placerait ainsi dans la même situation que le gouvernement Lévesque de 1981 à 1985. Par la suite, il attendrait un nouveau « beau risque » ou les « conditions gagnantes » pour reparler d’indépendance. L’histoire se répétait d’autant plus que la situation économique et budgétaire du Québec était à nouveau très préoccupante, comme en 1981, aggravée par des coupes sans précédent dans les paiements de transfert du gouvernement canadien vers les provinces.

Suite à un sommet socio-économique, le gouvernement Bouchard décida de réduire sévèrement les dépenses publiques pour atteindre un déficit zéro en trois ans. Ces coupes seraient forcément en santé, dans les services sociaux et en éducation qui regroupent 80 % du budget provincial. On élimina des milliers de postes dans les services de santé. Les compressions atteignirent les populations les plus fragiles de notre société, notamment les personnes travaillant au salaire minimum et les assistés sociaux. Les compressions seront dénoncées par plusieurs groupes sociaux, dont la Fédération des femmes du Québec, alors dirigée par Françoise David. Ces évènements et d’autres consacrèrent une rupture entre le Parti québécois et d’importants secteurs du mouvement social et syndical. Le gouvernement Bouchard assumait ses responsabilités de gestion d’une province privée des moyens dont dispose un pays pour faire face aux difficultés économiques. L’histoire du début des années 1980 se répétait, mais cette fois elle devait mener, non seulement à à de nouveaux départs du parti, mais aussi à la création de Québec solidaire quelques années plus tard, concurrençant le Parti québécois largement sur son terrain.

Depuis vingt-cinq ans, dans aucune des sept élections québécoises depuis le référendum du 30 octobre 1995, jamais le Parti québécois n’a osé proposer une démarche et un programme de pays lors d’une campagne électorale, moment clef où la population s’intéresse, débat et possiblement progresse politiquement. En 2005, suite au scandale des commandites, les sondages indiquaient que la souveraineté était redevenue majoritaire. Le congrès national subséquent donnait suite à « la saison des idées » lancée par Bernard Landry, adoptant un ambitieux plan de pays. Mais les décisions du congrès et le plan pour l’indépendance restèrent sur les tablettes et le parti d’André Boisclair fut déclassé par le Parti libéral et l’ADQ. En 2012, la « gouvernance souverainiste » ne pouvait être, au mieux, que « nationaliste » et certainement pas souverainiste. En 2018, proposer une démarche et un programme de pays fut jugé « suicidaire » et présenté comme tel sur la place publique.

Ces refus successifs d’assumer l’indépendance, la qualifiant même de « suicidaire » (et ce n’était pas la première fois), devenaient synonymes d’une option non souhaitable, irréalisable. En ramant avec le courant, le parti a changé de direction, reprenant lui-même les peurs paralysantes encore présentes dans la population, contribuant à provincialiser les esprits, confortant nos opposants politiques, privant la jeune génération de la connaissance des raisons fortes qui militent plus que jamais pour notre indépendance politique.

***

On doit le souligner, malgré toute la reconnaissance et le respect qu’on leur doit, sans la démission de Jacques Parizeau au lendemain du référendum, et sans celle de Lucien Bouchard face à l’indépendance par la suite, les conditions gagnantes de l’indépendance étaient réunies en 1996. Nous n’avons pas eu la persistance et la détermination d’en profiter.

Là se trouve le moment de la véritable défaite dans ce combat qui nous a presque donné un pays. Ainsi s’est arrêtée pour l’essentiel depuis 25 ans, la promotion de l’indépendance et une nouvelle chance pour le Québec d’acquérir sa liberté. Jusqu’à maintenant, la véritable défaite est celle que nous les indépendantistes nous sommes infligée nous-mêmes.

Plus le temps passe, plus la provincialisation des indépendantistes progresse. Plusieurs sont passés à la CAQ, un parti vaguement nationaliste. On confond nationalisme et indépendantisme dans les discours de la plupart des ténors indépendantistes à Québec ou à Ottawa. Certains députés menacent même de démissionner lorsque la direction du parti est « trop » indépendantiste. Dans les 52 ans depuis la création du Parti québécois en 1968, seules les deux années référendaires ont permis d’expliquer le sens du pays et d’en débattre avec l’ensemble de la population. Deux ans sur cinquante, à peine 4 % du temps ! Comment justifier ce choix d’un parti souverainiste qui s’est limité à gouverner provincialement la majeure partie des vingt années où il a été au pouvoir ?

Roger et Jean-François Payette expliquent :

Le Canada, en s’infiltrant dans la conscience nationale québécoise, a précisément réussi la colonisation parfaite. Le Québécois, dissuadé de lui-même, est devenu le gardien de sa propre dépendance politique, la sentinelle de sa servitude historique12.

Pour ma part, je désigne ce phénomène comme une « provincialisation des esprits » laquelle a atteint, surtout depuis le référendum, de larges secteurs du mouvement indépendantiste.

Pour retrouver le sens du pays, il faut un combattre cette attitude frileuse et assumer pleinement le combat indépendantiste. Nous devons créer un évènement rassembleur et déclencheur qui ne peut être que la prochaine décision électorale, et si nécessaire la suivante, dont l’enjeu doit être le choix, non pas du meilleur gouvernement de la province, mais d’un gouvernement qui propose un plan de pays. L’important, ce n’est pas la date du prochain référendum, mais cette décision que la prochaine élection marque une rupture avec le Canada et une étape déterminante de notre émancipation nationale13.

 


1 M. Vastel, « Bouchard pose ses conditions à Parizeau », Le Soleil, 9 avril 1995

2 P. Duchesne, Jacques Parizeau, t. 3, Le régent, p. 389 390.

3 P. Duchesne, Jacques Parizeau, t. 3, Le régent, p. 441.

4 Pierre Serré, Le Devoir, 3 janvier 1996, p. A 7.

5 P. Duchesne, Jacques Parizeau, t. 3, Le régent, p. 509-510.

6 R. Philpot, Le référendum volé, Édition Les Intouchables, p. 63 (entretien avec Pierre F. Côté).

7 P. Duchesne, Jacques Parizeau, t. 3, Le régent, p. 532.

8 Extrait d’une entrevue accordée à Stéphan Bureau.

9 R. Philpot, Le référendum volé, Édition Les Intouchables, p. 54.

10 C. Hébert et J. Lapierre, Confessions post-référendaires, Éditions de l’Homme p. 26

11 F. Épinette, La question nationale au Québec, p. 121.

12 R. et J. F. Payette, Ce peuple qui ne fut jamais souverain – La tentation du suicide politique des Québécois, Fides, 2013, p. 66-67

13 G. Paquette, Le Sens du Pays, Édition Liber, 2020. J’ai utilisé plusieurs passages de ce livre dans cet article, avec la permission de l’éditeur.

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