Le débat sur la « simplification », le « dépoussiérage » ou la « réforme » des règles d’accord du participe passé (PP), remis périodiquement à l’ordre du jour par l’AQPF et sa vice-présidente, Alexandra Pharand, et relayé ces jours-ci par la Société Radio-Canada et autres médias écrits, ne laisse pas de brouiller les enjeux liés à la langue écrite, telle qu’on l’enseigne dans nos écoles. D’ailleurs, la profession en beurre épais sur le dos des élèves et de la langue française elle-même, sans pourtant remettre en question la façon dont ses membres enseignent cette matière scolaire.
D’emblée, j’affirme qu’écrire sans faute n’est pas un objectif qu’il faut revendiquer ou instaurer dans un cursus scolaire qui dure jusqu’à la fin du cégep. Le « sans faute » est réservé aux professionnels, et cela ne saurait se réaliser qu’après de nombreuses années de pratique et d’apprentissage individuel au cours de l’âge adulte. Tout le problème qu’incarne le PP réside essentiellement dans une évaluation scolaire adéquatement calibrée, ce qui dépasse ici les limites de mon propos. J’affirme aussi que la modernisation du français écrit est parfaitement compatible avec plusieurs directives de simplification lexicale, comme pour les mots composés par exemple, ainsi qu’avec la féminisation des termes de profession et de métier, quitte à proposer des néologismes dont le succès dépendra de l’usage qui en sera fait en écriture d’ici et d’ailleurs.
Autrement plus crucial apparaît l’enjeu de la « simplification » des règles d’accord du PP. Selon la troisième proposition récemment acheminée par l’AQPF au ministre de l’Éducation, monsieur Bernard Drainville, l’accord du PP s’énoncerait tout bonnement comme suit : « Les participes passés avec l’auxiliaire avoir sont invariables. » À la poubelle de la simplification se font envoyer les huit « exceptions » dont la vice-présidente affirme péremptoirement qu’elles accaparent plus de 80 heures du temps que l’élève consacre à leur apprentissage au secondaire. Depuis quand la gestion du temps prime-t-elle la gestion des esprits ?
La faute aux Anciens
Simplifier, réformer ou moderniser, mais pourquoi, se demande-t-on ? Parce que c’est compliqué, arbitraire voire incohérent, obsolète, plein d’exceptions, et surtout parce que nos profs estiment que ça leur prend trop de temps à enseigner. Parce que c’est la faute à Clément Marot, à Claude Favre de Vaugelas, à l’Académie française et à l’école républicaine du XIXe siècle. Tant de reproches m’apparaissent émaner d’une réaction épidermique sans commune mesure avec « l’esprit de géométrie », ni même avec « l’esprit de finesse », si chers à Pascal. Le philosophe a encore des leçons à donner à nos enseignantes et enseignants.
Fallacieux est ce révisionnisme historique en matière de langue française qui fait porter aux Anciens le chapeau de l’accord du PP sous prétexte qu’ils l’ont emprunté à la culture italienne, elle-même d’origine gréco-latine. C’est oublier un peu trop facilement qu’à leur époque, l’écriture des Anciens tentait de traduire les habitudes de prononciation de ceux qui avaient appris à parler français. Le « e » aujourd’hui muet ou le « s » en finale de mot pouvaient régulièrement s’entendre. Mais l’oral s’est détaché de son écriture entre la Renaissance et la Révolution, en même temps que le code écrit s’élaborait en préservant l’héritage de cette prime alliance, pour finalement se stabiliser et se démocratiser grâce à l’essor de l’imprimerie.
Préserver ce patrimoine ancestral, source de l’étymologie, est-ce devenu si ringard que ça ? Pourquoi reprocher à ce pauvre participe passé ses règles d’accord qui ont 400 ans d’existence ? Les profs de mathématique devraient-il bazarder la règle de trois parce qu’elle a été formulée pour la première fois en France en 1520 par Étienne de la Roche ? Un peu de largeur de vue pourrait éviter qu’on déboulonne une statue qui incarne « un élitisme outrecuidant, fruit d’un impérialisme culturel depuis longtemps déchu », comme nous l’assène un lecteur du Devoir.
Fallacieux également est l’argument qui prétend que « c’est difficile parce que c’est pas comme ça qu’on parle » (entendu au 24/60). Voilà une posture pédagogique indigne d’un enseignement compétent des règles qui régissent la grammaire française de l’écriture. Si « simplifier » c’est nourrir l’idée que la langue écrite doive absolument réduire l’écart entre l’oralité québécoise et l’accord du PP avec avoir, c’est faire preuve d’une ignorance crasse de la nature même du français écrit, idée dont on espère que nos profs de français sont dépourvus, ce qui reste à vérifier. Gardons toujours à l’esprit que l’oral fonctionne avec ce qui s’entend, tandis que l’écrit fonctionne avec ce qui se voit. L’information visuelle est muette tout en étant porteuse d’informations cruciales en regard du sens. Si l’on s’en remet à la « logique » du moindre écart, on devrait enseigner à nos élèves à écrire « Ça l’a pris du temps », puisque tout le monde le dit au Québec. Au reste, cet écart n’affecte en rien le fait que la grammaire du français oral obéit à ses propres règles, bien qu’à la longue, celles-ci subissent l’influence de celles-là, comme le laisse entendre l’expression « parler comme un grand livre ».
Une norme internationale
Clarifions l’enjeu. L’écriture et son orthographe relèvent de l’apprentissage scolaire et de la maîtrise d’un code de communication sophistiqué, élaboré depuis 400 ans par des élites successives et largement avalisé par nos sociétés depuis l’avènement de l’instruction publique. Il n’appartient pas à un organisme particulier, fut-il militant dans une société francophone, de revendiquer la réforme en vase clos d’une norme au statut international sous quelque prétexte de pédagogie conviviale ou traumatisante. L’atteinte à l’intégrité d’un code grammatical qui tient lieu de norme internationale consensuelle – au même titre que la norme ISO – n’est en aucun cas la prérogative d’un décret formulé par une autorité, serait-elle le Conseil international de la langue française. Comme en bien des cas, c’est l’usage commun qui tient le haut du pavé, et non les desiderata d’individus à l’esprit emmêlé. Que sur ce point les pratiques d’écriture n’aient pas bougé d’un iota depuis 2014 prouve bien l’inutilité sociale de cette tentative.
L’orthographe de notre langue est l’orthographe convenue de tous les francophones, ce qui concerne 88 États et gouvernements et, en principe, 235 millions de scripteurs. Une réforme québécoise de l’accord du PP aurait pour effet à moyen et long terme de déclasser socialement nos futurs journalistes, nos futurs profs ou nos futures écrivaines ou traductrices dont les « Powerpoint », les articles, les rapports ou les romans seraient soumis à l’appréciation d’un jury non québécois. Officialiser ici des transgressions orthographiques qui n’ont pas cours ailleurs ne fera que marginaliser la francophonie québécoise et canadienne.
L’écrit n’est pas l’oral
L’écrit n’est pas l’oral, faut-il s’en convaincre ? Un monde sépare ces deux univers de la communication, au même titre qu’un adulte n’est pas un enfant. La langue orale avec ses divers accents et registres relève de la dotation naturelle reçue à la naissance et développée pendant l’enfance de chaque individu. Elle s’imprègne sans effort par expérience préscolaire de la communication familière. Fallacieux est donc aussi l’argument qui applique à la langue écrite le constat plutôt banal que « les langues évoluent ». Ce qui évolue, c’est le parler ou l’oralité. Cela se passe dans le vocabulaire, la prononciation et les tournures régionales de la langue française. L’approximation du sens y règne abondamment dans la mesure où un locuteur estime que les mots qu’il emploie expriment correctement ce qu’il pense, en présumant toutefois que son interlocuteur le comprend intégralement, le fameux « T’sais j’veux dire » des années 70.
Le code de la langue écrite, en revanche, n’a plus vocation à évoluer au XXIe siècle. La plupart de ses nombreuses règles ne souffrent d’aucune approximation dans leur application parce que l’écriture est un bien commun, alors que le parler est une performance individuelle. C’est pourquoi l’écriture du français est devenue l’une des matières scolaires imposées à l’enfant avec le consensus parental et social. Parce que le français écrit est l’œuvre d’un code extraordinairement riche et précis au sein de notre culture commune, sa grammaire doit donc s’apprendre sous la gouverne d’un enseignement durable et compétent, à l’instar de la discipline des musiciens, des gymnastes, des secouristes, des détenteurs d’un permis de conduire, et ainsi de suite.
La graphie actualise la redondance
Or l’accord du PP fait partie de ce code parce qu’il est basé sur la syntaxe du système linguistique de la langue française. La syntaxe est une logique de dépendances ou de relations entre les mots. Au même titre que la notion d’antécédent d’un pronom relatif ou personnel, le participe passé actualise par sa graphie la dépendance des mots que trop souvent l’oral dissimule quant aux verbes du premier groupe. Cette graphie révèle ainsi toute l’importance du phénomène linguistique de la redondance inhérente aux marques écrites de genre, de nombre et de personne. Qui est contre la redondance syntaxique de l’information ? Mais encore faudrait-il que l’élève ait compris que les verbes du premier groupe alternent la graphie en -é et la graphie en -er, entre autres, selon leur forme passive ou infinitive, et qui plus est, selon que la première sert d’adjectif épithète ou de participe passé dépendant d’un auxiliaire. Pour y parvenir ils doivent avoir éliminé au préalable l’hypothèse des graphies homophones possibles en -ai, -ais, -ait, -aient et -ez. À naviguer dans Snapchat, cette compétence écrite me paraît bien loin d’être acquise par nos jeunes. En quoi le non-accord du PP avec avoir permettrait-il de l’acquérir ?
Difficulté scolaire
Inculquer (mais oui !) à l’élève la maîtrise des règles du code écrit de notre langue nationale est une tâche citoyenne de longue haleine. Fallacieux encore est l’argument de la soi- disant difficulté d’apprendre les règles d’accord du PP. C’est une insulte aux capacités d’apprentissage d’un jeune cerveau humain normalement constitué. Les règles d’accord de notre orthographe n’ont jamais été hors de portée intellectuelle des générations qui nous ont précédés (précédé ou précédées ?). Évidemment, être de la génération Tik-Tok et Twitter n’arrange pas les choses…
Apprendre les règles du PP n’est pas mentalement plus exigeant qu’apprendre comment calculer l’hypoténuse du théorème de Pythagore, ou comment manipuler la latitude et la longitude, ou en mathématique comment trouver le plus petit dénominateur commun, comment établir un carré cartésien ou tracer une courbe de Gauss, situer les éléments chimiques dans le tableau périodique de Mendeleïev ou expliquer la différence entre progestérone et œstrogène. Chaque matière scolaire requiert son lot d’effort intellectuel, ce qui requiert concentration, correction et répétition jusqu’à ce que l’esprit du jeune adulte se soit approprié chaque discipline de sa formation scolaire de base. Se pourrait-il que les difficultés que rencontre l’élève avec le PP puissent être attribuables à la façon nos profs de français s’y prennent pour enseigner ses règles d’accord ? Eux-mêmes comprennent-ils vraiment ce que le mécanisme de l’accord signifie en regard du système linguistique ? Et si les élèves se lamentent de ne pas en comprendre le fonctionnement, à qui la faute ?
L’esprit grammatical
C’est en faisant comprendre avec patience la mécanique du PP qu’on évite de faire sombrer l’élève dans la crainte obsessive et dévalorisante de la faute d’orthographe. L’écriture a dû mettre au point des règles d’accord en genre et en nombre (et en personne) parce qu’avec les siècles, le français a fait de l’ordre des mots dans la phrase un usage plus strict que ne le faisait son ancêtre, le latin populaire. L’ordre crée la structure. D’où l’importance de repérer la position de chaque mot, d’observer avec quel autre mot il est en rapport et d’identifier leur rôle par rapport au verbe qui gouverne cette structure : sujet, complément, épithète, attribut, etc.. Le « Sésame-ouvre-toi » de cette gymnastique grammaticale se récapitule dans la formule « X se rapporte à Y », un peu comme la base 10 des mathématiques. Cette formule contribue puissamment à façonner l’esprit malléable de nos enfants en fonction de l’analyse raisonnée de faits observables. Bref, au même titre que les autres disciplines scolaires, la maîtrise des règles d’accord du PP permet à l’écriture de façonner « l’esprit grammatical » inséparable de l’abstraction et du raisonnement. Nul ne contestera que ces aptitudes intellectuelles sont utiles dans la vie adulte.
Les exceptions
Se débarrasser des exceptions aux règles de l’accord du PP est justement ce qui dénature complètement l’esprit grammatical auquel doit parvenir un élève moyen. Ce sont ces exceptions à la règle générale qui forcent à réfléchir sur les formes verbales disponibles à l’écrit. Les exceptions sont autant de choix qui se présentent à l’élève. Par élimination successive des choix incongrus, il parviendra à résoudre la difficulté orthographique de l’accord. Savoir choisir la bonne règle exige un entraînement de l’esprit de tous les instants, poursuivi en tenant compte d’une variété élargie de contextes propres à la littératie.
Par ailleurs, vouloir casser le code de la grammaire du français écrit par la brèche du PP n’est pas sans conséquences fâcheuses. Par exemple, sur la base de cet exemple : « Les villes que Poutine a toutes conquises », le non-accord avec avoir incitera l’élève à écrire : « Les villes que Poutine a tout conquis ». Suivant la même logique, il pourra écrire : « Poutine les a tout conquis ». Simplification ou confusion ?
Autre conséquence qui s’accorde avec l’air du temps. La graphie unique du participe passé avec avoir appliquée aux trois groupes verbaux instaure de facto la domination exclusive de la graphie du masculin dans une bonne partie de la langue écrite. Voilà qui devrait hérisser la plupart de nos féministes. À l’heure de ladite « écriture inclusive » les tenantes de la simplification de l’accord du PP doivent justifier pourquoi les marques écrites du féminin, les muettes comme les audibles, devraient être dépourvues, dans ce cas précis, de toute représentation égalitaire. Dans une phrase comme : « Les filles n’ont pas été admises » qu’est-ce qui inciterait l’élève à donner sa préférence à l’auxiliaire été plutôt qu’à l’auxiliaire ont si la règle générale veut que le participe passé reste invariable avec avoir ? Il écrira : « Les filles n’ont pas été admis ». Adieu, l’égalité des sexes !
Le mot de la fin
Pour abattre une statue, il ne suffit pas de lui passer la corde autour du cou…u
* Linguiste, professeur honoraire de l’UQAM