Leur combat et le nôtre

Le vrai combat à mener n’est pas entre la gauche, souvent utopique, et la droite, convaincue des vertus illimitées du marché, ni même entre « fédéralistes » et souverainistes. Car sous le label « fédéraliste », le fédéralisme réel, le fédéralisme dominateur, se dissimule, mais à peine, un nationalisme qui n’ose dire son nom, le nationalisme canadian en guerre contre son ennemi inexpiable, le nationalisme québécois.

Puisque le Canada tel qu’il est devenu considère le Québec comme son ennemi prioritaire, nous sommes bon gré mal gré embarqués dans sa dynamique agressive. Si l’autre vous désigne comme son ennemi et agit en conséquence, vous l’êtes en effet, malgré l’expression répétée de votre bienveillance à son égard. Pour faire la paix les deux parties doivent d’abord la vouloir; pour faire la guerre il suffit qu’un seul la veuille et il la fait. Un bon ententisme de principe, généreux au point d’être unilatéral et inconditionnel, ne change rien à l’affaire. Quelle que soit la motivation, le refus de livrer la bataille est une aubaine pour l’ennemi. Bon prince, il pourra vous remercier de manière tangible et vous couvrir d’honneurs, titres, médailles, rubans multicolores. Mais ayant fait votre soumission, vous ne serez jamais son égal.

L’offensive la plus directe a été enclenchée avec l’arrivée de Pierre Elliott Trudeau sur la scène fédérale. Sans relâche, il a mené son combat durant quelque seize ans avec la hargne que l’on sait. Après lui, B. Mulroney et R. Bourassa ont tenté l’accommodement, même timide. Le mal était fait, irréparable. « La réconciliation nationale » a lamentablement avorté. La personnalité des héritiers colore l’antagonisme mais nous sommes toujours assujettis à cette politique de négation structurelle de la nation québécoise. Après 1995, loin de reconnaître son échec, Ottawa a radicalisé et systématisé son combat. Le fait que les fédéralistes, convaincus du caractère irréformable de la constitution canadienne, aient fait leur soumission inconditionnelle ne rend pas le statu quo plus acceptable. L’ultra-légalisme ne peut effacer l’illégitimité de la situation actuelle. Nous vivons sous une constitution qui nous a été imposée et qu’aucun gouvernement québécois n’a jamais accepté.

Trudeau et ses épigones ont-ils réussi leur coup? Le temps a passé, quel était son projet au juste? Par ses politiques, il voulait ultimement que les « Canadiens français du Québec » en viennent à s’identifier comme Canadiens d’abord, comme Québécois ensuite. À l’instar des Canadiens des autres provinces l’allégeance première devait se porter sur le Canada. Québec devait cesser de se prendre pour la patrie des Canadiens français car chaque province pouvait les représenter avec autant de légitimité et, de ce fait, il ne pourrait prétendre revendiquer des pouvoirs et un statut particuliers. Bref, le Québec devait être « remis à sa place » (put in his place), devenir une province comme les autres, une minorité ethnique parmi d’autres, consentir à la tutelle permanente du gouvernement central qui parle pour la nation canadienne. Si l’on juge son action par rapport à cette ambition l’échec est patent. Dans son livre, magistral, Un pays à refaire, K. McRoberts conclut : « Une stratégie conçue pour transformer la manière dont les Québécois perçoivent le Canada n’a que peu d’effets au Québec, alors qu’elle transforme le Canada anglais. Et finalement, plutôt que de miner les forces du séparatisme au Québec, la stratégie les renforce et mène le Canada au bord de l’éclatement ».

C’est pourquoi il souhaite que l’on renoue avec l’esprit d’ouverture de L. B. Pearson qui, comme les deux autres partis, acceptait la thèse des deux nations. Sur ce point, nos meilleurs voeux l’accompagnent mais nous nous permettons de conserver le doute le plus profond. Nous sommes même convaincus, en continuité avec ses propres analyses, que ses espoirs sont vains. Le Canada a fait son lit. L’idée d’un « fédéralisme renouvelé » est datée, politiquement morte. Certes, des ententes administratives sont possibles mais à qui fera-t-on croire qu’elles modifient le statut du Québec. Après un demi-siècle de tentatives (le rapport Tremblay remonte à 1956) nous avons perdu la naïveté constitutionnelle. Le « fédéralisme asymétrique » est une hypothèse théorique surannée. Et le poids électoral francophone au Canada ne cesse de décliner. En 1867 les Canadiens français comptaient pour un tiers de l’électorat; les Québécois représentent maintenant moins du quart de la population. En 2050, dans la meilleure hypothèse (les francophones hors Québec se maintiennent; les non-francophones au Québec n’augmentent pas), nous ne serons plus que 15 %. Le ROC se cramponne au statu quo et, la minorisation aidant, tente de nous convaincre à la fin de consentir à notre destin de minorité parmi d’autres.

La divergence sur la plus fondamentale des questions constitutionnelles, à savoir la nature même de la communauté politique, est devenue abyssale. L’idée même de deux nations réactualisant le pacte implicite que l’on présumait naguère au fondement de la fédération est devenue incompréhensible, inimaginable. En rupture avec sa propre histoire, le Canada s’est refondé sans nous et contre nous. Même le résultat serré du dernier référendum n’a amorcé aucune révision déchirante de l’héritage trudeauiste. Bien au contraire, la souveraineté, devenue une éventualité tout à fait réalisable, a renforcé l’intransigeance du ROC. De part et d’autre, le Québec et le Canada se considèrent maintenant comme des pays « étrangers ». Que des Québécois à Ottawa jouent le jeu du Canada et participent avec un zèle suspect à l’aliénation collective ne trompe personne. Le lien moral d’un minimum de confiance a d’abord été rompu au moment de la « nuit des longs couteaux », la nuit la plus lumineuse de notre histoire. Mais ce moment de vérité n’est devenu évident pour le grand nombre qu’au moment de l’échec de Meech : « vous prétendez être une nation? Vous n’êtes même pas une société distincte ». La traduction politique effective de cette rupture, une rupture qui n’est pas d’abord de notre fait, est notre tâche historique. Avant d’être morale et politique, l’intolérance canadienne est conceptuelle, systémique. La conception d’un Canada unitaire et égalitaire nie radicalement l’existence nationale du Québec. Le Québec égal mais isolé, ethnicisé, folklorisé, multiculturalisé, provincialisé, minorisé, subordonné, dénigré, culpabilisé, marketé, charterisé, judiciarisé, légalement menacé de partition, fiscalement étranglé, etc. ce Québec-là est l’objet d’une sollicitude constante et délibérée du Canada. Cette politique est l’expression conséquente du choix que le Canada a fait pour lui-même. Le Canada sait ce qu’il veut. Face à un Québec plus sûr de lui mais encore ambivalent et velléitaire, cette volonté résolue d’écraser l’ennemi intérieur par tous les moyens lui procure un avantage stratégique certain.

Dans ce fédéralisme à sens unique, « asymétrique », l’interminable dialogue avec l’autre a-t-il encore un sens? Il y a quelques années, J. Parizeau résumait avec son habituelle clarté la situation dans laquelle nous sommes. « En tout état de cause, en 1980, au moment du référendum, le piège de la souveraineté-association se referme sur nous et, en 1982, à l’occasion du rapatriement de la constitution, le gouvernement fédéral gagne et nous écrase. Aucun gouvernement du Québec n’a jamais accepté la constitution de 1982, mais comme on dit de l’autre côté de l’Outaouais, cela n’a pas d’importance ». Cela n’a pas d’importance pour eux mais devrait, il me semble, en avoir pour nous.

Depuis longtemps déjà, sans état d’âme, le Canada a pris l’initiative de la rupture et, magnanime, a déterminé seul, unilatéralement, l’espace public qu’il nous réserve dans ce beau et grand pays. Le Canada s’est redéfini à partir de la négation structurelle de son coeur historique. Le Québec n’est plus un interlocuteur, sauf dans les limites déterminées par la majorité canadian. Ottawa agit naturellement en fonction de ses intérêts et sous-traite la gestion provinciale à des « barons ethniques » dociles. Mais quel sens y a-t-il à jouer indéfiniment le rôle de minoritaire soumis et fier de l’être quand nous pouvons agir par nous-mêmes et pour nous-mêmes? Il faut avoir le courage de rompre. « Rompre, explique R. Laplante, cela suppose mettre fin au dialogue, plus précisément à la recherche névrotique du dialogue à tout prix. Or, le Canada a beau avoir tranché, il ne dialogue plu, il dicte et impose, le Parti québécois s’est entêté et s’entête encore à redire qu’il veut dialoguer. En politique, c’est la force et l’intérêt qui dressent l’espace du dialogue, pas la bonne volonté ». Refuser le conflit c’est refuser l’existence politique et sortir de l’histoire. Un peuple qui n’a pas la force de vouloir et d’exercer la souveraineté trouve toujours un autre peuple en possession d’État qui l’exerce à sa place mais en fonction de ses intérêts. Notre expérience historique, exemplaire à cet égard, devrait nous l’avoir appris.

Nous participons à l’humanité à travers une série de médiations, notamment un État particulier. Il est préférable que cet État soit le nôtre. La thèse peut paraître banale mais elle mérite d’être rappelée ici : « l’État est l’organisation d’une communauté historique. Organisée en État, la communauté est capable de prendre des décisions » (Éric Weil). Armée d’un État, une nation dispose alors d’une institution qui lui permet d’agir par elle-même et donc de forger dans une certaine mesure son destin. Dans son idée, l’État est volonté raisonnable et volonté efficace car il dispose d’un pouvoir immense, quasi divin, le monopole de la contrainte physique légitime. Dans l’État une certaine rationalité et une certaine force coïncident : l’État est le lieu d’une force qui a le caractère de la légitimité. La tension entre ces deux pôles est fragile, instable, nous le savons. Mais refuser de donner un corps, une effectivité à notre intention de liberté sous prétexte que, dans les faits, l’exercice du pouvoir d’État ne va jamais sans quelque injustice ou violence, c’est refuser l’action dans l’histoire, c’est se réfugier dans l’intériorité abstraite de la « belle âme ». Nul n’agit dans l’histoire « sans écraser maintes fleurs innocentes sur son chemin » (Hegel). Malgré tout, les peuples aspirent légitimement à devenir sujets de leur histoire et l’État est l’institution par excellence de l’agir en commun.

Chaque fois que l’indépendance est possible, elle constitue la première option, l’idéal. La multination n’est jamais qu’un second best. La lutte pour l’existence étatique est semée d’embûches. Mais les nations qui y parviennent, et elles sont nombreuses surtout depuis la seconde guerre mondiale, ne rêvent guère de revenir au statu quo ante malgré le poids de l’exercice de la responsabilité dans un monde hostile.

Certes, l’accession d’une nation au statut d’État peut compliquer la vie de ceux qui font déjà partie du « syndicat des États ». Il est tellement plus simple d’user et d’abuser de sa force que de négocier de fragiles compromis avec de nouveaux joueurs. Cependant, s’alarmer de la « prolifération étatique » (P. Boniface), c’est au fond préférer la perpétuation des forces d’inertie héritées du passé sur celles de la volonté active des citoyens.

N’est-il pas étrange que les ardents partisans d’une autonomie toujours plus large des individus deviennent subitement si inquiets quand il s’agit d’acquérir une plus grande autonomie politique. Toute appartenance à une collectivité serait une simple limitation de l’autonomie personnelle?

Passe encore qu’Ottawa se détache de Londres mais a-t-on idée de ce qui se passerait si Québec faisait de même avec Ottawa? Peut-être lui viendrait-il l’idée de déporter ses Anglos? Peut-être faudrait-il protéger les Québécois eux-mêmes contre eux-mêmes car ils ne sont pas foncièrement démocrates, comme l’a déjà insinué P.E. Trudeau. N’est-il pas étrange que, contre toute évidence, l’image d’un Canada anglais purement civique en butte à un nationalisme québécois toujours ethnique, exclusif, rétrograde, xénophobe, fascisant, mais bien caché, ait fait si long feu? La distinction nation civique/nation ethnique, comprise comme modèle théorique idéal-typique véhicule, en première approximation, une valeur heuristique certaine. Cependant, appliquée ici de la manière que l’on sait, elle n’est rien d’autre qu’une arme politique destinée à discréditer, délégitimer, culpabiliser et inhiber le nationalisme québécois. Un tel maniement polémique de la distinction dissimule mal le nationalisme agressif tapi sous l’intégrisme soi-disant civique des WASP. L’image internationale du Canada bilingue et multiculturel est excellente mais surfaite. Sous la tolérance et l’ouverture tous azimuts à toutes les différences culturelles un observateur averti ne tarde pas à découvrir une intolérance spécifique et agissante vis-à-vis sa plus ancienne et plus importante minorité, une minorité qui n’est d’ailleurs pas à vrai dire minorité, même nationale, mais une nation coincée dans une autre qui ne la reconnaît pas et la domine.

Obsédé par la question du Québec, Trudeau a élaboré et appliqué une politique d’une grande cohérence dont le point focal est la « nationalisation » du Canada et la dénationalisation du Québec. Le ROC a maintenant fait sienne son obsession. Au départ, tous les nationalismes lui paraissaient odieux et dangereux. Cependant, au fil du temps, il a trouvé utile de s’appuyer sur le nationalisme pancanadien, exclusivement civique et tolérant, pour mieux combattre celui du Québec mais en y mettant des formes, en le recouvrant d’un vernis légal qui, à distance convenable, a toutes les apparences de la vertu. Cependant, à y regarder de plus près on s’aperçoit que les droits collectifs des minorités – minorités de langue officielle, immigrants, amérindiens- sont reconnus et protégés, sauf ceux de la nation minoritaire mais qui est majoritaire au Québec. Une majorité n’a pas besoin d’être protégée. Selon cette conception la prédominance du français au Québec n’appelle aucune mesure particulière; en revanche, la collectivité anglophone, elle, a besoin d’être protégée… C’est à cette nécessité que répond l’article 23 de la Charte canadienne, point d’appui de la guérilla judiciaire menée contre les législations linguistiques de l’Assemblée nationale et qui, comme par hasard, échappe à la « clause nonobstant ». Cet article est l’épicentre et la véritable raison d’être de la Charte. Il n’empêche aucunement l’assimilation croissante des minorités francophones mais arme les lobbies anglophones du Québec contre les aspects « irritants » des lois québécoises en matière de langue.

Selon la politique du bilinguisme officiel, il s’agissait de faire en sorte que les individus aient le droit de vivre en français ou en anglais n’importe où au pays. À l’usage il fallut rapidement ajouter une petite nuance : « là où le nombre le justifie ». La seule logique des droits individuels, déterritorialisés, abstraits, devait donc être corrigée par la prise en compte de la dimension collective, décidément « incontournable ». Dans la vraie vie, les francophones hors Québec (sauf au Nouveau-Brunswick) s’assimilent à un rythme effarant – « c’est la réalité de la vie, ce sont des choses qui arrivent », commente J. Chrétien- même si on condamne la Saskatchewan pour sa lenteur à traduire les lois en français et les anglophones du Québec mènent le bon combat de l’égalité linguistique en Cour suprême avec le soutien moral et financier d’Ottawa… Pour calmer le ressentiment des immigrants, plus nombreux que les francophones mais minorités non-officielles, Trudeau déclare toutes les cultures égales, leur accorde des subventions, s’assure un solide clientélisme ethnique mais aussi et surtout noie la spécificité québécoise dans le grand tout multiculturel. La Charte canadienne de 1982 consacre la souveraineté de la constitution et du même coup la subordination des parlements. Les juges de la Cour suprême nommés par le premier ministre (combien de nationalistes québécois?) interprètent et appliquent la constitution. Ainsi, la démocratie québécoise est sagement placée sous étroite surveillance. La loi 101 n’est valide que dans les limites de la Charte… Quatrième et dernier volet de la stratégie de Trudeau : le principe de l’égalité absolue des provinces entre elles et dans leurs rapports avec le gouvernement fédéral. Pour amadouer la belle province, la déclaration de Calgary ajoutera un mot d’une hardiesse extrême : égale, mais aussi unique!

La refondation trudeauiste du Canada, anhistorique, conceptuelle avant d’être constitutionnelle, repose sur la négation du peuple québécois en même temps que sur la reconnaissance superficielle et intéressée de toutes les autres minorités. Face à une menace séparatiste lointaine le Canada anglais pouvait jouer les apparences de la tolérance. En 1995, l’éventualité s’est considérablement rapprochée. Le masque tombe, la lutte se radicalise, allant même jusqu’à encourager les partionnistes. Il y aurait un droit de partition, non un droit moral de sécession.

Le résultat serré du dernier référendum aurait pu semer quelques doutes sur la validité de l’héritage de Trudeau. Il n’en fut rien. Ainsi, le ROC a démontré qu’il avait bien intériorisé la vision trudeauiste. Malgré les démentis ponctuels de la réalité, il fallait se cramponner plus que jamais aux dogmes, étouffer toute révision déchirante, redoubler d’ardeur dans l’édification de la nation, remettre une fois pour toutes le Québec à sa place. Le durcissement d’Ottawa témoigne avec éclat que, quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, le Québec est toujours une province comme les autres dans le carcan constitutionnel canadien. À cette fin le gouvernement central dispose d’un vaste arsenal constitutionnel, législatif, administratif, judiciaire et budgétaire qu’il entend déployer sans ménagement, fût-ce aux dépens de la constitution, de la logique fédéraliste et de la légitimité démocratique. Pour être plus présent et plus visible, il faut donc centraliser le maximum de pouvoirs à Ottawa en sorte que les provinces, en particulier le Québec, ne puissent plus se passer du Canada. L’offensive touche tous les secteurs d’activité, y compris les compétences exclusives, telles que la santé et l’éducation. Dans son excellent exposé, Le déclin du fédéralisme canadien (2001), J. Facal nous livre une liste, non exhaustive mais fort impressionnante, des manifestations de cet activisme centralisateur. On a beau vouloir réduire le rôle de l’État, il n’y a jamais trop d’État canadian quand il s’agit d’endiguer les séparatistes.

C’est peut-être sur la plan de la symbolique identitaire où l’offensive de canadianisation unitaire et uniforme est la plus frénétique, même au risque que le fédéralisme canadien devienne de moins en moins fédéral et de plus en plus canadian. Ce singulier fédéralisme de type jacobin où impérial, comme on voudra, obsédé par le nationalisme québécois, met les bouchées doubles pour doper son nation building. Ce nationalisme tardif, inconscient, unanime, se considère volontiers comme moralement supérieur du fait qu’il se présente comme un nationalisme d’État purement civique. Cependant, n’est-il pas d’autant plus dangereux qu’il s’ignore? La Commission Gomery « vient à point nommé lever une partie du voile sur l’importance que les fédéraux accordaient à leur propre propagande identitaire massive. Même trop voyante, l’opération semble avoir réussi à freiner en partie le développement de l’identité québécoise car depuis 1997, elle s’est stabilisée autour de 57 à 60 %. Ce qui a fait dire au « général » Guité (c’est ainsi qu’il se voyait lui-même : La Presse, 25.04.2004, A-6) : « le gouvernement du Canada en a eu pour son argent. La preuve est dans le pouding. La raison pour laquelle il n’y aura plus de référendum (sur la souveraineté du Québec), c’est grâce au programme des commandites » (La Presse, 23.04.2004, A-2). L’apologie pro domo sua mise à part, il faut convenir que les stratèges fédéraux avaient correctement choisi la cible s’il est juste de dire avec J. Facal : « À vrai dire, le seul véritable obstacle à la souveraineté du Québec qui subsiste n’est ni économique ni ne tient au régime vermoulu que nous connaissons. Il tient à l’ambivalence identitaire des francophones du Québec ». En effet, le jour où une solide majorité de Québécois auront fait leur deuil du pays qu’ils ont fondé mais dont ils ont été exclus en tant que peuple un référendum pourra se tenir et la force du vote démocratique fera sauter les verrous juridiques que l’autre avait cru indestructibles. Dès lors que les Québécois cesseront de s’identifier à un peuple et à un État qui n’est pas le leur ils recouvreront le sens de leur pleine individualité collective et agiront sans inhibitions de manière conséquente.

L’autre arme de subordination massive à l’ordre canadian procède de l’accroissement du « pouvoir de dépenser ». Il en résulte, on le sait, un déséquilibre fiscal qui permet au fédéral d’envahir les champs de compétence des provinces. Toutes les provinces sont touchées mais dans le ROC les conséquences ne sont pas dramatiques, leur national government étant à Ottawa. Comme on l’a vu dans le cas de l’Union sociale il a suffi de quatre jours pour que le Québec soit lâché. La modification du transfert social canadien s’inscrit également dans la même stratégie de limitation de la marge de manoeuvre du Québec. Le refus agissant de reconnaître l’action internationale du Québec participe de la même volonté.

Enfin, pour contourner et contenir légalement la démocratie québécoise, Ottawa n’a pas craint d’utiliser la Cour suprême dont il nomme discrétionnairement les juges. Au risque d’entamer la crédibilité du plus haut tribunal du pays, le gouvernement a versé dans la manipulation politicienne : par ses questions, il demande en somme à la Cour suprême de déclarer illégale la souveraineté du Québec en droit interne et en droit international. Piégée, la Cour a trouvé la parade : réécrire les questions du Renvoi et leur apporter une réponse plus nuancée que prévue. Déçu, le couple Chrétien-Dion a riposté à l’obligation constitutionnelle de négocier en définissant à sa façon, avant tout débat, la clarté de la question : la sécession sans offre de partenariat, majorité qualifiée (mais indéterminée), nécessité d’obtenir l’aval d’Ottawa et des provinces, risque de partition, interdiction de déclarer unilatéralement la souveraineté. Bref, Ottawa s’accorde un droit de veto sur la décision du peuple québécois. La seule question claire serait celle qu’il aimerait poser. L’odieuse Loi C-20 équivaut à l’institution d’un « régime de tutelle » (Claude Ryan). Mais cette arme de dissuasion, excessive, ne peut combler l’illégitimité foncière de l’ordre constitutionnel de 1982. Ottawa a fait le « pari de la démesure » (M. Seymour) et avoue par là même sa faiblesse. Le Canada sent que le Québec lui échappe et que le cadre légal privé de la sève d’un consentement actif et quasi-unanime est à terme condamné.

Les raisons traditionnelles de vouloir agir par nous-mêmes s’imposent aujourd’hui comme hier. Elles n’ont pas d’âge. À ces raisons s’ajoutent celles qui réfèrent au contexte de la mondialisation et qui facilitent le passage à l’indépendance. Notre intégration économique au reste du continent est telle que le Canada ne pourrait sanctionner le Québec sans atteindre du même coup les États-Unis… J. Parizeau ne se lasse pas de le répéter : « il n’y a plus de pays trop petits pour être prospères, pour se développer correctement, à la condition d’appartenir à un grand marché, comme l’Amérique du Nord pour le Québec » (Le Devoir, 14.03.2005, A-8). À juste titre, on déplore le déficit démocratique qui accompagne l’éloignement des nouveaux centres de décision. Ce déficit s’aggrave lorsqu’une nation doit s’en remettre à une autre pour défendre et promouvoir ses intérêts. Cependant, nous ne sommes jamais si bien servis que par nous-mêmes.