Lionel Groulx. La voix d’une époque

Le texte que L’Action nationale reproduit dans ce numéro a d’abord été publié sous la forme d’une brochure, qui accompagnait l’exposition Lionel Groulx, la voix d’une époque. Cette exposition des livres de Lionel Groulx a été présentée en octobre 1983 dans le Hall d’honneur de l’Université de Montréal avant de faire le tour des Maisons de la culture de Montréal, durant l’année 1983-1984.

La brochure, tirée à plusieurs centaines d’exemplaires à l’époque, a été distribuée gratuitement aux visiteurs de l’exposition, mais elle est disponible dans un tout petit nombre de bibliothèques seulement. C’est pourquoi, à l’heure où la pensée du prêtre historien font l’objet de deux nouvelles études qui, à mon sens, la trahissent profondément, j’ai cru bon d’offrir à L’Action nationale de rééditer ce texte. Il me semble, encore aujourd’hui, rendre en effet compte beaucoup plus justement de la complexité et de la portée des écrits de Lionel Groulx et de sa place dans notre culture et notre société. Je remercie la revue de m’ouvrir ses pages.

1 Les ouvrages marquants de la jeunesse de Groulx

En septembre 1891, Lionel Groulx entre au Petit Séminaire de Ste-Thérèse, où il complétera les huit années de son cours classique. Malgré la médiocrité des professeurs-séminaristes qui se chargent des premières années d’études et grâce entre autres à l’attention que lui prodigue son professeur de versification, Groulx s’initie progressivement aux auteurs principaux des « humanités  » et, par eux, se forge peu à peu une vision du monde, acquiert la maîtrise de l’écriture et du langage savant.

La formation des jeunes collégiens d’avant 1900 est surtout littéraire et repose essentiellement sur l’intégration, par mnémotechnie et exercices d’écriture, des procédés propres aux auteurs grecs et latins, aux classiques français et aux écrivains catholiques du XIXe siècle. À travers eux, on apprend à haranguer les auditoires ou à brosser énergiquement tableaux d’histoire et portraits de caractères, à rédiger son journal intime ou sa correspondance, à exprimer ses débats intérieurs ou à régler les questions théologiques et philosophiques, à composer des poèmes ou à rédiger des essais. Les quelques œuvres canadiennes-françaises au programme servent, quant à elles, à fortifier chez les étudiants l’amour de leur patrie et le sentiment de leur appartenance à une culture propre, différente de la culture française bien qu’étroitement apparentée.

Dans son cahier de notes de lecture, dans son journal intime, qui font tous deux actuellement l’objet d’une édition critique, ainsi que dans ses Mémoires, Lionel Groulx nous indique quels furent les auteurs marquants de ses années de collège. Outre Homère, Virgile et Ovide, l’influence est donc d’abord française : LaFontaine dont on récitait une fable chaque matin au début de la classe, Corneille, Racine, Fénelon ; mais surtout Eugénie de Guérin, qui le décide à tenir lui aussi son journal, Louis Veuillot, dont il dévore toute l’œuvre, Lacordaire, Ozanam, Montalembert et Lamennais et le fervent disciple de cette école catholique libérale de 1830 : Henri Perreyve, à qui Groulx voue une admiration particulière. Parmi les auteurs canadiens-français, on note sa prédilection pour le juge Adolphe-Basile Routhier, lui-même ancien élève du Séminaire de Ste-Thérèse et ultramontain convaincu. Plus tard, autour de 1900, Groulx s’initiera à la doctrine nationaliste de Jules-Paul Tardivel, directeur de la Vérité et à celle, défendue par Henri Bourassa, d’un nationalisme pancanadien. Avec Edmond de Nevers, ces deux journalistes seront au principe de sa réflexion sur la question nationale.

II Le monde selon Groulx

Lionel Groulx, conservateur ou novateur, élitiste ou démocratique, raciste ou ouvert à la différence ? Engagé profondément dans les débats de son temps, les provoquant plus d’une fois, il a suscité de son vivant autant d’oppositions que de ralliements ; aujourd’hui encore des controverses se nouent autour de sa conception du monde et autour de la place et du rôle qu’il y a assignés au Canada français.

Les écrits et l’action de Groulx relatifs à cette question s’échelonnent sur près de soixante-dix ans, de la fondation, en 1900, d’un mouvement de jeunesse au Collège de Valleyfield, jusqu’à sa mort, en 1967. La durée tout à fait inhabituelle de cette réflexion chez un même individu, les évolutions qu’elle a subies et les nuances dont elle s’est enrichie imposent d’en circonscrire les étapes marquantes.

Entre 1900 et les années 1920, dates évidemment arbitraires dans le mouvement d’une pensée en continuelle élaboration, Groulx adhère encore volontiers à l’idéologie dite de conservation et son discours en reprend fréquemment les thèmes. Placée sous la protection de la Providence, la « race  » canadienne-française, héritière des deux plus hautes civilisations, celle de la France du « grand siècle  » et celle de la Rome catholique, s’est vue confier la suprême mission d’assurer la primauté des valeurs spirituelles dans un continent nord-américain si profondément matérialiste. Pour remplir cette mission, le Canada français doit rester fidèle à ses traditions et à sa culture : l’agriculture, la famille nombreuse, la langue française et la religion catholique constituent à la fois sa fortesse et son tremplin. Dans les articles qu’il écrit pour le Semeur, journal de l’A.C.J.C., dans des conférences comme « Méditation patriotique  », « Consignes de demain  », « Comment servir ?  », publiées dans l’Action française au tout début de sa collaboration, Groulx révèle une pensée nationaliste encore empreinte de providentialisme, d’agriculturisme et d’autant plus conservatrice sur le plan social qu’il ressent plus violemment comme des menaces les changements de tous ordres qui bouleversent alors le Canada français. Certains ont estimé que le nationalisme de Groulx tourne au racisme : n’affirme-t-il pas la pureté des origines de la « race  » canadienne française, ne se méfie-t-il pas des mariages mixtes, ne cède-t-il pas à l’occasion à une sorte d’atavisme supérieur ? À ce propos nous réitérerons ici deux remarques déjà souvent exprimées : d’une part le mot « race  », avant les horreurs racistes de la deuxième guerre mondiale, s’employait à l’ordinaire comme synonyme d’ethnie, de peuple ; ensuite, la complaisance de Groulx à souligner la supériorité de son peuple peut être interprétée comme un moyen plutôt pitoyable de sublimation, comme une tentative de conjurer par le discours une médiocrité qui, dans les faits, le heurtait jusqu’à l’angoisse.

Lionel Groulx a passé les années 1920 à l’Action française. Période de réflexion intense sur une multitude de questions, pendant laquelle il s’est dégagé de plus en plus des solutions proposées par l’idéologie traditionnelle et a élaboré sa propre définition de la situation nationale puis de la situation mondiale. En 1920, Groulx a quarante-deux ans. Jusqu’à la vieillesse il défendra les conceptions qu’il s’est forgées à cette époque particulièrement fructueuse de sa vie.

La question de la survie et de l’épanouissement culturels du Canada français le préoccupe autant qu’avant mais il la pose différemment. D’une part il s’interroge maintenant sur les conditions matérielles de la vitalité culturelle ; d’autre part il n’inscrit plus la nécessité de cette vitalité dans un projet épique de conquête spirituelle de l’Amé­rique du Nord mais dans la lutte commune des petites nations contre l’uniformisation du monde contemporain.

Dès 1918, mais surtout après 1920 et pendant les dures années de la Crise, Groulx fait de l’autonomie économique sa grande priorité. Elle lui semble désormais la condition première de l’épanouissement culturel et il exhorte ses compatriotes à reprendre en main le contrôle de leur destin économique : leur patrimoine national, leur travail, leurs salaires et leurs épargnes doivent fructifier pour eux d’abord avant d’enrichir une bourgeoisie étrangère. Un peuple et une culture viables ne se développent pas dans l’asservissement économique ; il faut donc que les Canadiens français en sortent. Tel est l’idéal que Groulx leur propose après 1920.

D’autre part, c’est à cette même époque que Groulx commence à situer la question de la survie du Canada français dans celle plus englobante de l’impérialisme culturel con­temporain. Contre ceux qui prétendent que l’attachement à ses particularismes nationaux détourne un peuple de la fraternité universelle, il répond que c’est en restant le plus fidèle à lui-même que ce même peuple parlera le mieux aux autres :

Défendre son identité nationale « cela ne veut pas dire, comme d’aucuns essaient de le faire croire, que l’on veuille cloîtrer son esprit ni s’interdire la vérité et la beauté universelles ; mais cela veut dire, par exemple, que l’on entend mettre sur toutes choses le reflet de son âme à soi, que l’œuvre originale vaut mieux que l’œuvre pastichée ; et qu’agir ainsi n’est point servir fanatiquement la vérité et la beauté de son pays, mais la vérité et la beauté dans son pays. » (Si Dollard revenait, 1919)

D’un texte à l’autre, Groulx poursuit la même idée :

« Au surplus, qu’artistes ou intellectuels ne s’effraient point : je ne leur demande pas de faire chrétien ou catholique. Je ne leur demande pas davantage de faire canadien-français ; Canadiens-Français, je leur demande simplement de l’être. Qu’ils soient hommes en plénitude ; et que, pour l’être, ils soient racés et racinés (…) et je ne m’inquiète plus de leur œuvre. Qu’ils n’imaginent pas, non plus, je ne sais quelle antinomie entre l’originalité et l’universalité, entre la culture nationale et la culture humaine. L’originalité jaillit, avons-nous dit, lorsque l’homme arrive à révéler son fond d’homme. Sans l’ombre d’un paradoxe, l’on peut soutenir que plus une littérature, plus un art sont originaux, plus ils sont humains, et par cela même, plus ils portent en eux de l’universel.  » (Notre mission française, 1941)

Par ces textes, Groulx reste encore aujourd’hui on ne peut plus actuel puisqu’il touche un problème dont nous sentons plus que jamais la gravité. Pour lui, l’affirmation du Canada français comme société distincte contribue au maintien de la diversité du monde et au recul des forces de nivellement et d’uniformisation :

« Rassurons-nous. Il y a encore de l’avenir et il y en aura encore longtemps pour les petites nations, aussi longtemps du moins que la beauté de ce monde ne pourra se passer de quelque élément de variété et que, pour échapper à l’oppression asphyxiante de l’univers concentrationnaire, la liberté humaine défendra ses derniers refuges.  » (Crise de fidélité française ?, 1952)

Par la reconnaissance des liens entre l’économique, le politique, le social et le culturel, par les raisons pour lesquelles il estime nécessaire la survie du Canada français, le Groulx des années 1920-1950, pour n’être plus contemporain, demeure encore très actuel. Sur la fin de sa vie, l’accent se déplace à nouveau. Bien qu’il tienne encore un discours semblable à celui des années 1920-1950, on dirait que Groulx insiste de nouveau davantage sur la vocation apostolique du Canada français. Il le fait moins dans des conférences d’ailleurs que dans ses articles et ouvrages historiques tels « La conquête missionnaire de l’Arctique  » ou Le Canada français missionnaire.

111 La position constitutionnelle de Lionel Groulx

Grossièrement parlant, on peut dire que Groulx est résolument indépendantiste autour de 1922 et qu’avant comme après cette date, il milite en faveur de la plus grande autonomie possible pour le Québec à l’intérieur d’une Confé­dération scrupuleusement respectueuse de « l’esprit  » de 1867, tel du moins qu’il l’envisage.

Pour Groulx, comme pour l’ensemble des historiens de son époque, 1867 marque un sommet dans l’histoire canadienne. Après plus d’un siècle de dure reconquête de l’autonomie, les Canadiens français entrent de leur plein gré dans une union confédérative basée sur l’égalité des deux nations, sur la reconnaissance de leurs différences et la résolution de les respecter. L’entrée en vigueur de la Confédération, dont l’« esprit  » est avant tout pacifique et amical, constitue la plus importante victoire politique des Canadiens français. À l’impossible unité, qui suppose l’absorption d’un peuple par l’autre, les deux nations veulent, d’un commun accord, substituer l’union nationale, fondée sur la compréhension et la concorde. Groulx ne changera pas sa conception du « pacte » confédératif. Il se distingue cependant d’une partie de ses collègues historiens lorsqu’il observe la faillite de la Confédération : on n’a pas suivi l’« esprit » de 1867. Pour Groulx, cet échec paraîtra toujours plus imputable aux ambitions et aux faiblesses des hommes politiques qu’aux institutions mêmes du régime. Bien que ses écrits fassent toujours une large place aux facteurs de politique internationale et au contexte social et économique du Canada français, c’est dans la volonté des dirigeants canadiens-anglais d’annihiler le fait français au Canada et dans la mollesse de leurs collègues canadiens-français à la défendre qu’il voit l’origine essentielle, constituante en quelque sorte, de l’état de crise perpétuel que continue de vivre, même après 1867, son « petit peuple ».

Tout au long de sa vie, Groulx réclamera le retour à cet « esprit  » de 1867 qu’il estime seul capable de fonder une véritable confédération, c’est-à-dire une union de provinces aussi autonomes que possible, jalouses de leur originalité propre et décidées pourtant à favoriser le développement de leur patrie commune. Servir la Confédération, rappelle Groulx sans relâche pendant près de cinquante ans, ce n’est pas se fondre dans la majorité anglophone, c’est au contraire affirmer sa spécificité. En ce sens, sans contradiction aucune, augmenter la force du Canada français, et du Québec en particulier, contribue à accroître celle du Canada tout entier.

Voilà pourquoi, sa vie durant, Groulx s’est assigné la tâche de développer la conscience nationale de ses compatriotes, assoupie selon lui depuis 1867. Habités parle sentiment de leur existence comme peuple, les Canadiens français posséderaient le meilleur outil pour la défense de leur personnalité nationale. Car, faut-il le rappeler, le nationalisme de Groulx reste exclusivement défensif : prendre conscience de soi comme nation conduirait forcément les Canadiens français à lutter pour l’autonomie politique, pour la réappropriation des richesses naturelles cédées au capital étranger, pour le contrôle des leviers de décisions économiques, pour le développement de leur organisation sociale, pour la sauvegarde de leur identité culturelle.

Voilà également pourquoi Groulx a toujours favorisé les mouvements et les actions susceptibles de contribuer à l’éclosion et à l’épanouissement de la conscience nationale canadienne-française. Il réclame des cours d’éducation nationale à l’école ; il salue la parution de journaux comme Ie Devoir ou la Relève ; il milite activement dans la ligue d’Action française puis collabore à la ligue d’Action nationale qui produisent toutes deux leur revue ; il encourage les manifestations proprement nationales : commémoration des grands événements historiques et diffusion d’un drapeau canadien-français par exemple ; il prône « l’achat chez nous  » et l’expansion d’un mouvement coopératif susceptibles d’assurer l’ascension économique des Canadiens français ; il espère dans les mouvements de jeunes et les appelle à réfléchir sur la situation de leur nation, à imaginer des idées, des solutions et des projets. Surtout, il en appelle à la constitution d’un idéal national.

Telle est la position constitutionnelle de Lionel Groulx. Selon les auditoires et les époques, elle s’exprime en un vocabulaire plus ou moins hardi, des formules plus ou moins frappantes, des expressions plus ou moins nouvelles. À l’occasion, Groulx se laisse tenter par la perspective de l’indépendance du Québec ; mais contrairement à toutes ses habitudes, il se fait alors attentiste : il en ajourne l’échéance à plus d’une génération, il en perçoit l’avènement moins comme le résultat d’une provocation, d’un acte volontaire, que comme la conséquence inévitable de l’effondrement de la triple domination (britannique, américaine et canadienne) qui s’exerce sur le Québec, effondrement causé toujours par les tensions internes qui minent ces trois puissances.

Une exception : 1922. L’Action française dont Lionel Groulx assume alors la direction, poursuit chaque année une enquête sur un thème national d’importance. En 1922, elle choisit de s’interroger sur l’avenir politique du Canada français. Lionel Groulx rédige l’introduction et la conclusion de cette enquête menée par une dizaine de collaborateurs. Considérant le déclin que la première guerre mondiale a fait subir à l’Europe et à l’impérialisme britannique en particulier, considérant les problèmes sociaux et raciaux considérables qui secouent les États-Unis et considérant enfin les rivalités est-ouest qui ne cessent de s’accentuer au Canada compromettant selon lui l’avenir de la Confédé­ration, Lionel Groulx et les membres de son équipe croient justement que le temps approche où l’étau des dominations se desserrera sur le Québec et qu’en conséquence, sans toucher en rien le statu quo constitutionnel, il importe dès maintenant de préparer l’avenir politique du Québec. La logique et l’histoire s’unissent alors pour leur suggérer sans hésitation et sans atermoiement possibles la solution de l’indépendance, conforme à la fois à la tradition autonomiste québécoise et aux aspirations de tout peuple à posséder tous les organes nécessaires à son plein épanouissement. Les textes de 1922 sont les seuls où, hors de tout doute, Groulx s’affirme nettement et immédiatement indépendantiste. Par la suite, moins convaincu de l’éclatement prochain de la Confédération, il redeviendra le chef de file de toute une génération fortement autonomiste mais encore fédéraliste.

Dans l’esprit de tous, la question de l’avenir politique du Québec est d’ailleurs inséparable de celle du sort des francophones des autres provinces. Seraient-ils capables, sans la pression d’un Québec canadien sur Ottawa, de résister aux menées assimilatrices des gouvernements fédéral et provinciaux ? En 1922, Groulx croit pouvoir répondre affirmativement : un Québec souverain lui parait davantage en mesure de négocier le respect des minorités canadiennes-françaises en assurant celui de la minorité anglo-québécoise. Cependant à d’autres époques, Groulx nuance ses espoirs ; la crainte de l’assimilation des francophones hors Québec constitue l’un des facteurs principaux de son hésitation à trancher définitivement en faveur de l’indépendance.

Du Manitoba à la Louisiane, de l’Ontario au Massachusetts ou à l’Acadie, Groulx a saisi toutes les occasions de rencontrer les auditoires francophones de la diaspora. Partout il diffuse le même message : la lutte pour la survivance doit continuer et c’est dans la conscience de la noblesse de leur histoire, de la légitimité de leur culture et dans la fierté de leur nationalité que les « frères de la dispersion  » puiseront les forces nécessaires à la poursuite de leur effort. La survie de la francophonie en Amérique passe par celle de chacune de ses groupes.

IV L’appel à la jeunesse

Former la jeunesse, favoriser l’épanouissement de son sens moral et de ses capacités intellectuelles, lui inspirer le goût du dépassement, susciter chez elle une action solidement ancrée dans la réalité nationale, bref lui révéler un idéal de vie, telle est l’ambition que Lionel Groulx porte dès le début des années 1900, la mission qu’il s’est assignée. Historien par obéissance à ses supérieurs ecclésiastiques, il est « éveilleur de conscience  » par vocation et c’est pourquoi, tout au long de sa vie, il multiplie les appels à la jeunesse, ou plutôt à cette partie de la jeunesse qu’il connaît le mieux et en qui il place le plus d’espoir, la jeunesse étudiante.

Tout au long de sa vie, certes, mais plus particulièrement à trois époques assez cruciales de l’histoire québécoise du XXe siècle : pendant la décennie qui précède la première guerre mondiale ; pendant celle, marquée par la crise, qui prépare la seconde et enfin lors des années les plus fertiles de la Révolution tranquille.

Constance, chez Groulx, de la vision de la société ; voilà sans doute ce qui frappe le plus à la lecture des écrits, échelonnés sur soixante ans, destinés à la jeunesse. Le Canada français est une petite société, une société isolée et une société menacée. Ne pouvant s’appuyer sur personne, c’est en eux-mêmes et en eux seuls que les Canadiens français doivent puiser leur désir de la vie et le goût de combattre. Dans cette lutte pour la vie, la jeunesse instruite constitue « le cœur et le cerveau  » de la nation, sa « réserve d’énergie intellectuelle et morale », l’exemple à donner aux masses qu’il faut guider. Ainsi, Groulx assigne à cette jeunesse une grande responsabilité : « C’est toujours une mission grave, pour une génération, qu’une mission de redressement  » (Orientations, 1935). Pour la préparer à la remplir convenablement, Lionel Groulx lui propose un programme d’éducation basé sur un nationalisme ancré dans l’action concrète et sur un catholicisme véritablement intériorisé et intégré au reste de l’existence ; un programme de discipline, de volonté et d’ascèse.

Bien que sa conception de la société canadienne-française et du rôle qu’il veut pour la jeunesse se soit précisée très tôt (Dès 1906, dans sa conférence sur L’éducation de la volonté en vue du devoir social elle est déjà clairement exposée) et n’ait pour ainsi dire pas varié par la suite, on peut observer, au cours des périodes, que Groulx modifie quelque peu ses préoccupations.

Avant la première guerre mondiale Groulx enseigne au collège de Valleyfield. Au début du siècle il a fondé avec l’abbé Emile Chartier un mouvement de jeunesse. Par ailleurs dès 1903, l’A.C.J.C. voit le jour. Groulx s’y intéresse de très près. Ses écrits de l’époque montre que c’est en toute cette jeunesse prise comme force collective organisée qu’il a mis son espoir et que c’est sur cette force qu’il compte pour assurer « ce rêve qui parait insensé de la suprématie intellectuelle en Amérique ».

Or, dès les années 1920, à travers entre autres ses nombreuses conférences sur Dollard des Ormeaux, dont il a fortement contribué à asseoir la renommée, on note un double déplacement qui s’accentuera encore durant la décennie suivante. D’une part, dans la foulée des petits pays occidentaux sans tradition démocratique bien ancrée, bouleversés par la crise, et qui réagissent sur le plan idéologique par le culte de la jeunesse et celui du chef, on observe que Groulx demande à ses jeunes auditoires de produire eux aussi un chef, capable de rassembler autour de lui l’ensemble de la nation dans une unité et une unanimité plus nécessaires que jamais ; de l’autre, il leur propose une série de tâches plus définies et plus limitées, propres à assurer sinon la suprématie intellectuelle, du moins la survie nationale. C’est dans les années 1920 et 1930 que Groulx explicite réellement les liens qu’il voit entre l’économique, le politique, le culturel et le national, qu’il pose les conditions d’une réelle bonne entente avec les Anglo-canadiens, qu’il précise sa conception de l’État français en Amérique et qu’il suggère les moyens concrets de pratiquer un nationalisme de défense.

Enfin, alors octogénaire et à l’apogée d’une révolution qu’il ne juge pas si tranquille que ça, Lionel Groulx édite en 1964 ses Chemins de l’avenir la dernière de ses œuvres spécifiquement dédiée à la jeunesse. C’est pour brosser d’elle un tableau sans aménité mais lui proposer un programme d’éducation et d’ascèse joint à des tâches nationales nombreuses dans tous les domaines. Ce programme est destiné à ramener la jeunesse dans le chemin de la morale et de la foi, seule façon, pour Groulx, d’assurer le relèvement de la nation.

V La conception groulxienne de l’histoire

À l’inverse d’une pléiade d’historiens français qui, depuis Langlois et Seignobos en 1897 (Introduction aux études historiques) ont écrit au moins un livre sur leur conception de l’histoire, Lionel Groulx, comme en témoignent les documents présentés dans cette vitrine, n’a jamais consacré de volume à ce sujet. Communiquée oralement dans ses cours à l’université, exposée brièvement dans les préfaces de quelques-uns de ses ouvrages, tout au plus a-t-il consenti à systématiser la sienne dans une conférence donnée à la télévision de Radio-Canada en 1959 et reproduite dans L’Action nationale quelques mois plus tard.

« Ne serait-ce qu’une illusion ? En remontant des faits aux états d’âme qui les ont préparés, nous avons conscience d’embrasser plus parfaitement la complexité de la vie et de l’atteindre dans ses causes profondes. L’histoire se doit à elle-même de faire effort vers ces nobles reconstructions. Elle ne saurait demeurer le spectacle inférieur d’une exposition archéologique, le musée des grands noms et des dates célèbres, simples ossements de l’histoire. La tâche de l’historien, c’est d’assembler ces débris, c’est de les ajuster pour leur infuser leur vie ancienne ; c’est de ressusciter du passé ce qui en demeure l’élément le plus élevé, celui par lequel l’histoire vaut d’être écrite, je veux dire : la psychologie des époques, l’âme des générations successives, toute la poussière humaine qui demande à revivre  » (préface à Lendemains de Conquête, 1920)

Ainsi, dès 1915-1 à20, la conception groulxienne de l’histoire se rapproche de celle que défendront un peu plus tard Marc Bloch et Lucien Febvre dans la revue des Annales et surtout de celle que Henri-Irénée Marrou exposera en 1954 dans De la connaissance historique. Comme eux trois, Groulx privilégie l’explication plutôt que la simple narration ; comme eux trois, Groulx considère l’histoire comme la science du passé humain et il veut replacer les êtres humains concrets dont il parle dans leur environnement, dans la complexité de la vie, tenir compte pour l’explication historique de l’ensemble des facteurs qui conditionnent l’évolution humaine : politique, économique, social, culturel, religieux, etc. Avec Marrou, il insiste sur le rôle de la Providence, dont l’action, dans l’histoire, n’est pas toujours facilement discernable mais dont on doit faire cas pour une véritable compréhension du « drame humain  ». Avec tous, il affirme la nécessité de communiquer dans une langue sobre mais belle, claire et lisible les résultats de l’enquête historique. Scientifique par ses méthodes et par l’impartialité de l’historien, l’œuvre historique doit être littéraire dans sa forme.

Impartialité, mais pas neutralité, pas indifférence. L’histo­rien, être engagé dans son époque, interroge l’histoire à partir des problèmes que son propre temps se pose. Avec les matériaux dont il dispose, il doit reconstruire le passé, en donner une vision organique. Car l’histoire, pour Groulx, est essentielle à la vie d’un peuple. Une nation ne peut continuer à se développer que si elle a la connaissance de son histoire. C’est le cheminement suivi dans le passé qui indique les voies où s’engager pour l’avenir. L’histoire assure la continuité entre les ancêtres et les descendants ; c’est elle qui donne à un peuple sa cohésion, qui lui indique ses projets d’avenir. Un peuple ne survit et ne se fortifie que dans la fidélité aux choix fondamentaux faits par les aïeux. C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’expression : « Notre maître le passé  ».

Et c’est justement la mission qu’il assigne à l’histoire qui permet d’expliquer l’insistance de Groulx à présenter sans relâche les lignes de forces qu’il discerne dans celle du Canada français. Autant il traite rarement de sa conception générale de l’histoire comme discipline (bien qu’elle se dégage de tous ses ouvrages), autant il revient fréquemment sur sa vision de l’histoire du Canada français.

Pour Groulx, cette histoire, c’est celle de la lutte entre les forces de vie et les forces de mort. Elle compte trois moments principaux : le régime français, la période qui s’étend de la Conquête à la Confédération et celle écoulée depuis 1867.

Sous le régime français, une nouvelle nation naît progressivement et laborieusement malgré les difficultés naturelles et matérielles considérables qui menacent constamment sa survie dans cette contrée neuve et immense et malgré la négligence de la France à peupler, à financer et à défendre la colonie. Grâce à la bienveillance matérielle de i’Eglise et à l’activité du Gouvernement colonial, la Nouvelle-France se dote cependant peu à peu des structures et des organes d’une véritable société tandis que se forge un type particulier d’habitant : indépendant, courageux, volontaire, fort, entreprenant et infatigable. Vers le milieu du XVIlle siècle le triomphe de la vie sur les forces hostiles de la nature et, en partie, sur celles de la métropole même semble gagné et une nouvelle nation, déjà consciente de son originalité, s’affirme sur les rives du St-Laurent.

Mais la Conquête arrête brusquement la croissance de la jeune nation. Désorganisée, décapitée, la mort la traque de nouveau dans la volonté et les projets répétés d’assimilation de la part de l’Angleterre et des Britanniques installés ici. Jusqu’en 1867, seules la volonté de vivre des Canadiens français, leurs revendications à exister et les luttes qu’ils mènent pour reconquérir leur autonomie politique, juridique, culturelle et religieuse assurent la survie. Demeure encore la subordination économique, mais elle n’est pas irrémédiable. 1867, que Groulx considère comme un pacte entre deux nations égales et qui donne un État national aux Canadiens français, aurait pu marquer un sommet dans notre histoire.

Cependant, après 1867, Groulx note deux phénomènes. D’une part, les menaces contre la nation canadienne-française se renouvellent. Elles s’appellent mépris de l’esprit de la Confédération par les Anglo-canadiens, impérialisme britannique, émigration et prolétarisation des Canadiens français. D’autre part, alors que la vigilance s’impose, Groulx aperçoit après 1867, en même temps qu’une division extrême entre les Canadiens français, contaminés par « ’l’esprit de parti  », un fléchissement dans la détermination à conserver leur nationalité, une résignation à la sujétion – et une démission face à l’avenir. Toute l’œuvre historique de Groulx vise à redonner à son « petit peuple  » la fierté de son histoire, à lui révéler la loi de la vie qu’elle lui commande, à lui réinsuffler le goût de combattre pour son existence nationale. La volonté de vivre des ancêtres doit rester la « loi suprême de la vie  ». Car, affirme Groulx, tous les peuples ont droit à la vie, les grands comme les petits ; « C’est la diversité qui fait la beauté du monde  ». Un peuple français et catholique, qui tranche sur le reste de l’Amérique du Nord, est un témoignage qui doit rester. Si Dieu ne peut vouloir la mort d’un peuple catholique, encore faut-il que celui-ci désire vivre. Groulx a voulu lui en donner le goût.

VI Groulx historien

Le régime français

C’est dans les deux premiers tomes de son Histoire du Canada français depuis la découverte, parus en 1950, que Groulx a présenté pour la première fois une explication d’ensemble de tout le régime français. Ses recherches antérieures, échelonnées sur près de quarante ans, avaient permis l’approfondissement de certains points d’histoire qu’il jugeait fondamentaux et jeté les bases de cette vaste synthèse.

Les titres mêmes des articles et des volumes antérieurs révèlent les questions que Groulx se pose sur les facteurs de vie d’un peuple et sur la part respective des individus et du contexte dans le cours historique.

Part des individus : « Rien de grand ne s’accomplit en histoire, à moins que quelqu’un de grand ne s’en mêle  » (HCFD, tome 1, page 61) : Jacques Cartier, Champlain, Jeanne Mance et Maisonneuve, Marguerite Bourgeois, Dollard des Ormeaux, Madeleine de Verchères, Jean Talon, Mère d’Youville et Marie de l’Incarnation : ces femmes et ces hommes se caractérisent par la fermeté de leur volonté, leur don de soi, l’organicité de leur vision de la colonie et l’ampleur des projets qu’ils forment pour son avenir. C’est à elles et à eux, mais aussi à tous et chacun des habitants, forts, courageux et décidés que la colonie a dû de vivre et de se développer.

Vivre en dépit de tout. Car, contre les individus, il y a le contexte, et un contexte hostile : un climat peu invitant, une nature à apprivoiser ; une France entrée plus tardivement que l’Espagne et l’Angleterre dans la course à la colonisation et qui ajoute à son retard sa négligence à assister la colonie naissante ; d’où une disproportion sans cesse croissante des forces en Amérique du Nord, la pression des colonies du sud et la menace constante des ambitions anglaises sur l’Acadie et la vallée du St-Laurent ; une économie écartelée entre une agriculture de subsistance et la traite des fourrures, seul produit d’exportation, qui oblige à un continuel élargissement du territoire de prises, à la dispersion conséquente du peuplement, à l’affaiblissement des postes habités et à la multiplication des conflits avec les Iroquois. L’histoire de la Nouvelle-France est celle d’un peuple qui naît dans un milieu adverse, qui, dès les premiers temps, ne peut compter que sur lui même et qui doit affronter seul une tâche qui l’écrase : mettre en valeur et défendre, pour une métropole qui s’en désintéresse trop, un territoire aux dimensions d’un empire.

Et pourtant, un peuple nouveau se constitue en Amérique du Nord, avec une conscience de plus en plus nette de son originalité. D’une fertilité remarquable, la population augmente rapidement malgré les décimations des guerres et les faibles apports extérieurs. Les défrichés gagnent, le territoire de culture s’agrandit, les seigneuries prospèrent. L’habitant, le seigneur, le coureur des bois, le milicien : des types sociaux se burinent. Quelques industries s’implantent. Des institutions plus libérales qu’en France régissent la vie politique. Mais c’est l’Eglise qui reste le principal facteur de cohésion de ce nouveau peuple : Eglise missionnaire et Eglise sédentaire. C’est elle qui le dote de ses cadres sociaux principaux : La famille, la paroisse, le système hospitalier et le système scolaire. Peu à peu la vie intellectuelle et artistique peut même commencer à s’épanouir.

Après 1760

Après plus d’un demi-siècle d’historiographie occupée uniquement du Régime français, Thomas Chapais et Lionel Groulx, bien que d’orientations idéologiques différentes, marquent un tournant par le renouveau d’intérêt qu’ils portent tous deux à l’époque qui suit la conquête. Chapais ouvre son Cours d’histoire du Canada sur la dernière heure de la Nouvelle-France et Groulx inaugure les siens en 1915 par l’analyse des luttes constitutionnelles menées par les Canadiens français après 1791.

1760-1867 : sans doute, pour Groulx, la période la plus cruciale de notre histoire. Un peuple a été conquis en 1760 et sa croissance arrêtée. Devant la volonté britannique d’assimilation, combattra-t-il pour vivre ou se résignera-t-il à mourir ? D’emblée, il opte pour la vie, choisit de rester lui même et engage la lutte sur un nouveau terrain : elle était surtout militaire, elle sera d’abord politique. Autant l’histoire de la Nouvelle-France qu’a écrit Groulx était, longtemps avant sa récente popularité au Québec, une véritable histoire sociale, autant son histoire du régime anglais est avant tout politique. C’est celle de la conquête progressive, à travers maintes entraves, de l’autonomie politique, condition jugée essentielle à l’épanouissement national dans les autres domaines.

Cette volonté de survie nationale explique la position d’avant-garde des Canadiens français dans les luttes pour l’implantation d’institutions libérales au Canada. N’ayant pas d’autre patrie, insiste Groulx, ils n’ont pas cet attachement des Anglo-canadiens pour la métropole et ont pu ainsi revendiquer très tôt l’abolition du régime de colonie de la couronne, l’instauration d’un véritable système parlementaire, l’avènement du gouvernement responsable de même que, plus tard, ils s’élèveront contre l’impérialisme britannique.

Cette volonté de survie nationale explique aussi, avant 1867, leur farouche détermination à obtenir une participation toujours plus complète au pouvoir politique, considéré comme le meilleur outil de promotion de leurs intérêts économiques, de sauvegarde des lois françaises et de la religion catholique, de développement de leurs institutions sociales et scolaires. Malgré la Proclamation royale de 1763, les projets d’union de 1810 et 1822, malgré les conflits répétés entre les Conseils et l’Assemblée, malgré les défaites de 1837 et 1838, malgré le Rapport Durham, l’union législative de 1841 et les vexations qui l’accompagnent, les Canadiens français obtiennent en 1774 l’Acte de Québec, le régime parlementaire en 1791, la participation au gouvernement de l’Union dès sa formation, le gouvernement responsable en 1848 et finalement, en 1867, l’union fédérative.

Cependant, aucune de leur victoire constitutionnelle n’est vraiment complète. Malgré ses concessions territoriales, juridiques, linguistiques et religieuses, l’Acte de Québec maintient le régime de colonie de couronne. C’est un parlementarisme volontairement « truqué  » qu’instaure l’Acte de 1791 en provoquant les oppositions entre la chambre d’Assemblée, élue démocratiquement par une population majoritairement canadienne-française et les deux conseils, conseil législatif non électif, conseil exécutif non responsable, tous deux dominés par l’élément britannique. Seul le pacte confédératif, respectueux en esprit de la diversité canadienne, aurait pu constituer une vraie victoire pour les Canadiens français puisque enfin l’égalité de droit leur est reconnue comme nation avec le peuple anglo-canadien et puisqu’un territoire et un État nationaux leur sont concédés. Cependant, même après 1867, ils continuent d’être victime d’une discrimination flagrante au Québec tandis qu’hors Québec la volonté assimilatrice reste tout aussi inflexible. Après comme avant 1867, les Canadiens français doivent continuer de défendre leurs droits, et, pour cela, rester convaincus de la valeur intrinsèque de la petite nation qu’ils forment et de la nécessité d’en conserver la présence en Amérique du Nord.

VII Les femmes dans l’œuvre de Lionel Groulx

Les historiennes actuelles reprochent avec justesse à leurs confrères d’hier et d’aujourd’hui de rétrécir considérablement leur capacité de compréhension, donc d’explication du déroulement historique, par leur négligence et leur indifférence à considérer l’apport des femmes dans l’évolution sociale. À notre connaissance, elles n’ont cependant jamais adressé à Groulx de critique de ce genre. Quelque soit en effet le jugement qu’on porte sur son interprétation de notre histoire, la lecture de ses écrits révèle à l’envie que la vision organique et intégrée qu’il en avait exigeait qu’il tienne compte de la présence des femmes et de la part qu’elles ont prises à la naissance, à l’enracinement, à l’agrandissement et à la conservation du peuple canadien-français.

« S’il est une beauté particulière dans notre histoire, c’est la collaboration de la femme à toutes les grandes choses que nous avons accomplies. Cette collaboration ardente et constante, je la trouve même plus dévouée, plus héroïque aux heures périlleuses  » (Notre maître le passé, 1, page 265).

Participation, collaboration, certes, mais dans quels domai­nes et de quelle façon ? Voilà posée la question de la conception groulxienne de la femme. Groulx vit et écrit à une époque où, sans exercer de monopole absolu dans la pensée québécoise, l’idéologie dite « de conservation  » reste sans conteste l’idéologie dominante. Or la femme est au cœur même de ce discours, pris dans une contradiction irréductible entre la nature mauvaise qu’il lui attribue et le rôle salvateur qu’il lui assigne.

D’une part, la femme est moralement inférieure à l’homme ; responsable du péché originel, elle participe du démon. Intellectuellement inférieure à l’homme, elle ne peut raisonner large, conceptualiser ; c’est un esprit concret, léger et romanesque. Naturellement jalouse et égoïste elle n’égale pas non plus l’homme sur le plan du cœur. Ainsi la femme est un être plus qu’imparfait.

Mais d’autre part, c’est par elle que la vie se perpétue, que les traditions se conservent et se transmettent, que les caractères propres à la nation canadienne-française se gardent et se lèguent. Le salut de la nation, la sauvegarde de son être français et catholique, à travers les multiples épreuves qui l’assaillent et s’appellent émigration, industrialisation, urbanisation, mépris anglo-canadien du pacte confédératif et impérialisme britannique, dépend, et à la limite exclusivement, de la fidélité des femmes à la nature et aux rôles que « Dieu  » leur a dévolus : maternité prolifique et éducation catholique et française. En réponse aux discours plus novateurs et en particulier aux revendications féministes des années 1900, 1920 et 1940, le discours nationaliste conservateur répond sans relâche que c’est parce que les femmes ont failli à leur mission que le Canada français est si menacé.

Groulx intègre ce discours mais le dépasse. Il lui redonne sa cohérence : les femmes de Groulx, sa mère et les héroïnes nouvelles-franciennes, sont généreusement douées par la nature des qualités nécessaires à l’accomplissement de leur rôle salvateur. Elles se caractérisent par leur héroïsme, leur grandeur morale et intellectuelle, par la puissance de leur foi et leur zèle religieux, et par leur force. Elles sont courageuses, pleines d’initiative, décidées, entreprenantes, actives socialement, dures à la besogne et surtout autonomes. Pour assurer la survie de la colonie, il a fallu que tous y mettent la même détermination : des hommes comme des femmes, Groulx exige qu’on soit prêt à aller jusqu’au sacrifice de sa vie. Chez eux comme chez elles, il célèbre la force de caractère, la force morale, l’endurance et la volonté.

Contrairement donc à ses contemporains masculins, Groulx revendique pour les deux sexes l’exercice des mêmes vertus et l’appel au même dépassement. Il les rejoint cependant lorsqu’il maintient la division sexuelle des spères d’action. La tâche des femmes est de peupler, peupler sans relâche puisque de nous seuls nous pouvons espérer la croissance démographique ; elle est aussi d’éduquer les jeunes générations dans la légitime fierté de leur nationalité et de leur transmettre cette volonté de vivre et de durer comme peuple qui a animé les aïeux. L’action publique des femmes doit se limiter au domaine social : l’enseignement, le service aux malades ainsi qu’au domaine religieux : il n’y aura jamais trop de missionnaires. Par contre, alors qu’il la considère comme le lieu par excellence de la prise de décision, Groulx n’a jamais admis la participation des femmes à la vie politique. Une telle restriction atténue singulièrement le caractère novateur de sa conception de la place des femmes dans l’histoire.

VIII Le critique historique

Tout en poursuivant dans les deux dernières décennies de sa vie la préparation d’études historiques d’envergure, Lionel Groulx a entrepris, à partir de l’avènement de la Revue d’histoire de l’Amérique française une nouvelle carrière de critique historique. Il avait déjà, à de très rares occasions toutefois, rédigé des comptes-rendus d’ouvrages canadiens-français et étrangers publiés dans les pages du Devoir, de l’Action française et de L’Action nationale. À partir de 1947, en plus d’assurer la direction de la R.H.A.F, il y fait paraître à chaque livraison plusieurs recensions, près de trois cents au total jusqu’en 1967.

Comme l’on s’en doute bien, la grande majorité des notes critiques, environ 85 %, traitent de sujets relatifs à l’histoire du Canada ou de l’Amérique française. L’on ne remarque pas chez Groulx de prédilection particulière pour l’une ou l’autre des périodes historiques. Toutes sont considérées. Cette insistance sur la production historique canadienne-française s’explique par la vocation que la Revue s’est donnée dès le début d’en relever la qualité et de l’amener à s’astreindre plus régulièrement aux exigences scientifiques. Cependant Groulx tient à ouvrir sa revue sur le monde. Environ 15 % de ses recensions soulignent la parution d’ouvrages historiques, sociologiques ou religieux portant sur l’Europe, le Japon, les Antilles, l’Afrique etc. La plupart d’entre eux ont été écrits par des Québécois ; mais Groulx rapporte toujours avec plaisir la publication des derniers écrits des auteurs français qu’il a connus et fréquentés : Pierre Gaxotte et René Bazin entre autres.

Le plus souvent les notes critiques sont assez brèves : de quelques lignes à une page ou deux, surtout si le sujet lui est moins familier. En ce cas, Groulx se contente de présenter le nouveau livre et d’en recommander la lecture le cas échéant.

Cependant il arrive qu’un compte rendu devienne le prétexte à une discussion des thèses de l’auteur étudié. Il fustige, de façon à peine voilée, la pauvreté d’idées et la faiblesse d’argumentation du manuel d’histoire du Québec et du Canada préparé en 1958 par Mgr Albert Tessier de même que le mode épique et grandiloquent plutôt qu’historique utilisé par Alain Grandbois dans son étude sur Louis Jolliet. Par contre, au milieu des inquiétudes que suscite en lui le rapport Parent, il loue sans réserve le projet de manuel d’histoire de Denis Vaugeois sur « La civilisation française et catholique du Canada  » dont le titre même lui parait prometteur.

Il interroge tous les courants d’idées : l’ouvrage, marxiste, de Stanley B. Ryerson sur la NouvelleFrance et les années qui suivent la Conquête, lui parait de bonne facture même s’il déplore la grille d’analyse de l’auteur ; Gustave Lanctôt demeure sa tète de turc, mais il polémique moins avec la nouvelle génération de l’« École de Québec  » : Hamelin, Ouellet, Trudel dont il apprécie le travail sérieux. Cependant, c’est avec les « jeunes  » historiens de l’« École de Montréal », ceux qu’il a lui-même formés : Séguin, Brunet, Frégault, qu’il préfère s’entretenir. Les recensions qu’il consacre à leurs ouvrages sont toujours longues et étoffées. Groulx n’admet pas sans discuter le pessimisme et la morosité de leur vision de l’histoire du Canada français.

À la petite société laissée tout à fait désarticulée par la Conquête et sans avenir autre que celui forgé par la domination étrangère, Groulx oppose sa conception d’un Canada français qui, même après la catastrophe de 1760, reste poussé par les forces de vie et poursuit, étape après étape, la reconquête de son autonomie.

IX « Les délassements  »

Unité et constance de la pensée, diversité des moyens d’expression et de propagande : peu nombreux dans son œuvre et considérés par lui comme des délassements au milieu de ses autres travaux, les poésies, contes et romans de Groulx ont tous été écrits expressément pour favoriser dans le public la diffusion des idées qu’il développe dans ses ouvrages historiques et ses discours de militant nationaliste. Les 20 000 exemplaires de l’Appel de la race enlevés dès la première année, ses multiples rééditions et même sa publication en bandes dessinées ; les 90 000 de tirage atteints par les éditions successives des Rapaillages,- le bon succès de librairie d’Au cap Blomidon lui aussi paru en bandes dessinées, montrent bien qu’à défaut d’avoir forgé l’unanimité autour de ses idées, Lionel Groulx les a au moins largement « semées  ».

Les années 1900-1936 sont marquées par la résurgence du questionnement sur l’identité nationale. Les mouvements nationalistes ne posent pas le problème national en termes politiques, économiques et sociaux uniquement. Ils s’interrogent aussi profondément sur l’existence d’une culture canadienne-française et sur la spécificité de ses productions. C’est ainsi, entre autres, qu’ils se demandent si le Canada français peut se créer une littérature propre et quelles doivent en être les caractéristiques. C’est dans ce contexte d’une réflexion et d’un effort collectif pour fonder une littérature authentiquement canadienne-française qu’il faut étudier les œuvres de Groulx.

Un courant minoritaire et marginalisé, formé surtout de poètes qu’on a surnommés « exotiques  » parce qu’ils sont tournés vers le Parnasse et édités à Paris, réclame la liberté du choix et du traitement des sujets et affirme qu’elle seule favorise l’épanouissement du talent. Niant l’existence d’une littérature canadienne-française originale, ils incluent les productions locales dans la littérature française. Cependant, dès le début du XXe siècle, alors que le Québec est écartelé entre le triomphe de l’industrialisation rapide et le triomphe de l’idéologie de conservation, le courant régionaliste  » affirme, contre ce courant exotique et contre le dédain de la petite bourgeoisie francophone qui se nourrit surtout d’auteurs français, qu’une littérature originale, distincte de la littérature française, peut et doit exister ici et qu’elle doit avoir pour mission de fortifier le sentiment national et de contribuer à la survivance du caractère catholique et français des lecteurs. En ce sens, elle doit être représentative du terroir. Elle doit défendre le mode de vie traditionnel, vanter les charmes de la vie rurale, aviver la conscience de la protection que la campagne assure à la survivance canadienne-française et favoriser le retour à la terre. Le premier ouvrage littéraire de Groulx, ses Rapaillages (1916) s’inscrivent de plain-pied dans ce courant. Sur le mode du conte, il y rapporte ses souvenirs d’enfance à Vaudreuil dans une langue simple et populaire. Il fait aussi une large place aux dictons et aux croyances des vieux « habitants  » de même qu’à leurs travaux durs mais sains.

Dans les années qui suivent, Groulx, qui milite très activement à l’Action française et multiplie les discours où il expose sa « doctrine  » nationaliste, s’éloigne de plus en plus de la pensée agriculturiste et, au-delà de la conservation, il promeut la reconquête.

Reconquête dans tous les domaines et particulièrement dans le domaine économique, après le fameux Emparons-nous de l’Industrie– d’Errol Bouchette. L’Appel de la race (1922) et Au Cap Blomidon (1932) sont tous deux des romans de la reconquête. Reconquête par un Franco-Ontarien, marié à une Anglo-canadienne de la fierté d’être Canadien français, de la volonté de combattre les injustice de la Confédération telles le règlement XVII et de reprendre en main l’éducation de ses enfants ; reconquête par un Acadien, des terres de ses pères occupées aujourd’hui par un anglophone et, par là même, accroissement de l’influence politique des Canadiens français. Dans la littérature comme ailleurs, Groulx fait œuvre militante, convaincu que les intellectuels portent une responsabilité devant le peuple, surtout dans une nation dépendante et isolée : celle de « défendre sa vie contre les puissances de mort  », de témoigner de son existence comme entité distincte.

Écrits dans un style généralement détendu bien que polémique à l’occasion, les Mémoires, dont la rédaction s’est étalée sur treize ans, entre 1954 et 1967, se présentent comme le bilan de la contribution de Groulx à l’époque qu’il a vécue et influencée.

Bien qu’essentiellement centrés sur l’auteur, ses projets, ses ambitions, ses activités, ses réalisations, ses déboires et ses succès, les ouvrages qu’il a écrits et l’accueil qu’ils reçurent, les voyages effectués et les personnalités rencontrées, les Mémoires, à travers souvenirs, portraits, analyses et citations, dépassent de beaucoup l’autobiographie personnelle et brossent le tableau de l’évolution politique et idéologique du Québec entre 1880 et 1967. Étant donné l’implication précoce et persévérante de Groulx dans tous les débats qui ont soulevé le Québec durant ces années, étant donné la consécration qu’il connut de son vivant, même de la part de ses adversaires, étant donné l’activité vraiment exceptionnelle qu’il déploya, ne se dérobant que très rarement aux sollicitations qui lui venaient de tous côtés, les Mémoires nous présentent un témoignage de premier ordre sur l’effervescence de son époque. En ce sens, bien que n’étant pas conçus comme un ouvrage historique, les Mémoires sont peut-être celui de Groulx qui nous renseigne le mieux sur un pan important de notre histoire contemporaine.

Le texte que L’Action nationale reproduit dans ce numéro a d’abord été publié sous la forme d’une brochure, qui accompagnait l’exposition Lionel Groulx, la voix d’une époque. Cette exposition des livres de Lionel Groulx a été présentée en octobre 1983 dans le Hall d’honneur de l’Université de Montréal avant de faire le tour des Maisons de la culture de Montréal, durant l’année 1983-1984.

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