Marc Chevrier. L’empire en marche (Note critique)

Marc Chevrier
L’empire en marche. Des peuples sans qualités, de Vienne à Ottawa
Québec, PUL, 2019, 635 pages

Ce livre arrive à point nommé. Écrit sous le patronage de l’écrivain autrichien Robert Musil (1880-1942), il s’inscrit d’emblée dans la foulée des recherches les plus pointues de théories politiques et de droit constitutionnel portant sur les concepts d’empire et d’impérialisme. Ce genre de recherches reste en vogue depuis une vingtaine d’années, comme en témoigne entre autres le colloque The Invention of Federalism in the Age of Democratic Revolution, qui s’est tenu à Yale en 2019. En France, le livre apportera sûrement des arguments au mouvement de résistance anti-fédéral qui s’organise autour de Front populaire, la nouvelle revue dirigée par Michel Onfray, dont le premier numéro (été 2020) mise sur la reviviscence de la notion de souverainisme. La bonne nouvelle, si l’on peut dire, c’est qu’en dépit des assauts répétés de ses adversaires et bien qu’il soit loin d’avoir la cote dans les départements universitaires, le concept de « nation » (ou « communauté nationale » si on préfère), à l’instar d’autres tels que « cité », « monarchie », « État-nation », « empire », demeure insubmersible.

Assaut sur « la magnifique idéalité qu’est la fédération multinationale » à la canadienne

Du lointain passé colonial britannique jusqu’à l’horizon postnational et multiculturel d’aujourd’hui, Chevrier postule d’entrée de jeu l’existence d’une pulsion impériale qui innerve toujours en douce les institutions fédérales canadiennes. S’appuyant en partie sur le théoricien constitutionnel Olivier Beaud et les passages captivants de Montesquieu sur la « république fédérative », la thèse de Chevrier se ramène à ceci : le Canada n’est pas une fédération, mais un empire en expansion. En effet, ses éléments constitutifs ne sont pas autonomes ; leur union ne procède pas d’un véritable fœdus (ou consensus formel), mais du transfert aux autorités fédérales de l’hégémonie exercée par la nation britannique dominante sur les « débris » (dixit Tocqueville) du peuple conquis en 1760. Cette hégémonie peut être exercée par instances interposées supplétives (armée, milices volontaires, Conseil spécial, Cour martiale, etc.), elle peut se manifester par des mesures d’exception (imposition de la loi martiale et suspension de l’habeas corpus dans les contextes d’insurrection appréhendée de 1837, 1838 et 1970), elle peut aussi prendre la forme de manœuvres de diversion (comme la « crise » d’Oka de 1990). Il s’agit toujours de faire tenir ensemble, dans les moments critiques, les pièces de cet édifice à l’occasion brinquebalant qu’est le Canada.

Marc Chevrier poursuit deux objectifs. D’une part, il veut retracer le contexte impérial britannique dans la lente gestation des institutions fédérales canadiennes au XIXe siècle. D’autre part, il veut montrer qu’au XXIe siècle, dans ces institutions fédérales, la même vocation impériale reste bien vivante. La différence de contexte entre les deux moments est que, au XIXe siècle, à la fin des guerres napoléoniennes (1815), les populations britanniques et européennes, entraînées par un mouvement expansif centrifuge, quittaient l’archipel britannique et l’Europe vers les points les plus reculés du globe, tandis que depuis le début de l’ère postcoloniale – accession de l’Inde à l’indépendance (1947) et création de l’État d’Israël (1948) – on assiste à un mouvement inverse où une proportion non négligeable des populations colonisées des points périphériques migrent vers l’Europe et l’Amérique du Nord.

Le retour que propose Chevrier sur cette scène primitive canadienne permet de mieux cerner la période critique où la nation canadienne actuelle, par le biais de la « réunion » des colonies séparées du Haut et du Bas-Canada (1841), s’est installée sur les « débris » de l’ancienne, et de suivre leur mutation jusqu’à nos jours. L’auteur se livre in fine à une critique mordante du discours rassembleur dominant et de la vision mondialiste utopique qu’il sous-tend : martelée ad nauseam dans ses propres organes de diffusion, « la magnifique idéalité qu’est la fédération multinationale » (23) à la canadienne apparaît ainsi comme la terre d’accueil et l’arche salvatrice d’une humanité souffrante qui cherche à « améliorer sa condition ».

Ce livre ambitieux ouvre la voie à une révision du « paradigme de l’ordre libéral » canadien (McKay, 2000). On peut se demander toutefois s’il conduit effectivement à éclipser l’interprétation whig dominante incarnée par le tandem Mill/Durham, concepteurs éclairés des « libertés modernes » ayant élevé le laboratoire colonial canadien au rang de prototype du self-government. Ma lecture de Chevrier suivra un même fil conducteur. Je me demanderai quelle combinaison de facteurs explique l’échec de l’attribution du « gouvernement responsable » que la coalition whig-radicale au pouvoir à Westminster (1835-1838) tentait d’implanter contre vents et marées dans la colonie « séparée » du Bas-Canada1. Je me concentrerai donc principalement sur l’analyse de la troisième partie de son ouvrage.

Lutte de dominance à trois, « spiritualisation de l’hostilité » et « inclusion soustractive »

L’argumentation de Chevrier se déploie en trois phases. Au départ, il convient de porter attention au cadre conceptuel du chapitre 28 intitulé « La rançon de Brennus ou la naissance de la pensée impériale canadienne ». Chevrier y procède à l’analyse brillante des éditoriaux d’Adam Thom (alias Camillus), rédacteur en chef du Montreal Herald (janvier 1835 – juillet 1838). Du point de vue de Thom, on a affaire essentiellement à une lutte de dominance à trois : le Parti patriote d’un côté, le British Party de Montréal de l’autre, et enfin l’exécutif impérial, qui tente de dégager une voie médiane entre les deux factions rivales. Cette lutte en vue d’exercer l’hégémonie comporte trois dimensions enchevêtrées et inextricables : économique, politique, identitaire2.

Chevrier a bien su contourner l’écueil classique de l’interprétation whig, qui consiste à assimiler le point de vue du petit groupe radical tory de Montréal et celui des autorités impériales. Si Londres tend à se présenter avec l’arrivée du gouverneur Gosford en 1835 comme une métropole bienveillante envers « le grand corps de la nation », les éditoriaux de Thom, au même moment, ne laissent de leur côté aucun doute sur la détermination, par l’insurrection s’il le faut, du petit groupe sélect des marchands, banquiers, miliciens et magistrats radicaux tory, de mèche avec l’état-major, de dicter leur ligne de conduite aux autorités impériales. Le règlement de comptes de 1837-1838 comportera trois clauses essentielles : confiscation de la Constitution de 1791 ayant octroyé un parlement séparé à la majorité d’origine française du Bas-Canada ; création d’un Conseil spécial (1838-1841) ; union législative des deux Canadas (1841-1867). Reste à savoir cependant si, dans sa démonstration, Chevrier parvient à maintenir la tension entre les trois termes de l’équation et s’il ne finit pas par confondre le point de vue partisan du parti britannique de Montréal et celui des autorités impériales.

L’apologie de la violence armée qui innerve les éditoriaux de Thom en 1835 illustre bien, dans la pensée politique ultra-tory de Montréal, la prédominance de la notion d’hostilité nationale entre Canadiens et Britanniques. Comme Chevrier s’y réfère plus loin, c’est au fond la catégorie ami/ennemi conceptualisée par le juriste allemand iconoclaste Carl Schmitt qui permet le mieux non seulement de fixer les justifications ultimes de la pensée radicale-tory de Montréal des années 1830, mais de comprendre le passage à la « spiritualisation de l’hostilité » à l’œuvre dans l’idéologie concordataire sous l’Union (1841-1867), prélude obligé à la règle d’« inclusion soustractive » qui présidera aux grandes retrouvailles fédérales après la mise sous séquestre du parlement québécois pendant trente ans (1837-1867). Seule la catégorie ami/ennemi permet de ranimer, à vrai dire, le sens vécu de la lutte que se sont livrée les deux factions rivales.

Il faut bien voir l’ironie sur laquelle se clôt l’analyse stimulante de Chevrier dans ce chapitre : « On ne sait plus au fond qui rançonne qui. » (390) Aux procédés d’extorsion des « maîtres-chanteurs » patriotes envers les autorités coloniales par trop complaisantes répond en effet, dans une sorte de spirale de surenchère, le défi lancé par les porte-parole du milieu des affaires tory de Montréal aux tireurs de ficelles de Downing Street : être l’ultime rempart sur lequel, tôt ou tard, ils devront s’appuyer en cas de radicalisation du conflit et de montée aux extrêmes. L’avenir devait donner raison à ces porte-parole : l’Empire britannique allait apparaître en vérité comme un colosse aux pieds d’argile.

L’excursus inspiré qu’occasionne la référence nietzschéenne à la « spiritualisation de l’hostilité » (384-387) contient en germe tout le chapitre 31 sur l’Union. Ou comment, à travers une pratique éclairée des largesses impériales (ou du bon usage de la corruption), convertir des ennemis de l’intérieur en promoteurs enthousiastes du nouvel ordre établi. En témoignent les carrières de deux icônes canadiennes-françaises, Louis-Hyppolite Lafontaine et George-Étienne Cartier. D’autre part, le concept d’« inclusion soustractive » que Chevrier avait évoqué auparavant (172, italiques de l’auteur) condense l’essentiel de la leçon finale sur l’implantation des institutions fédérales, c’est-à-dire comment une nation britannico-américaine en formation s’est érigée, au triple point de vue économique, politique et identitaire, en neutralisant et en supplantant à l’échelle du continent la nation canadienne originelle qui commandait jusque-là, par l’intermédiaire de la majorité numérique à la Chambre d’assemblée, le développement de tout le British North America. Ce régime de tutelle permanente peut être dit oppressif, poursuit Chevrier, « en cela que les collectivités et les peuples placés sous domination fédérale subissent une perte irrémédiable, des limitations incapacitantes, qui s’accroissent à mesure qu’avance l’intégration » (172).

Le retournement de J. S. Mill (janvier 1838 – décembre 1838)

the character of the Canadian insurrection must be thoroughly understood, and we are prepared thoroughly to discuss it.
(John Stuart Mill [1838] CW6, 369).

Chevrier fait une grande place à J. S. Mill3. Mill a été non seulement un des porte-parole les plus autorisés du courant libéral anglais au XIXe siècle, mais aussi un observateur attentif des débats virulents qui ont secoué la colonie bas-canadienne – la plus turbulente de toutes les colonies britanniques dans les années 1830.

Comme l’a bien vu Chevrier, le fait remarquable, au départ, dans la plaidoirie aux accents républicains de Mill, c’est son soutien inconditionnel de la résistance populaire armée du peuple canadien. Dans une perspective très nettement « postcoloniale », il considère que l’allégeance du peuple va d’abord à ses représentants élus et à l’enceinte sacrée du Parlement que lui octroyait la Constitution, et ensuite à la Couronne britannique. La confiscation unilatérale de la Constitution par le Parlement impérial en février 1838 lui apparaît ainsi comme « un acte chargé d’opprobre et d’infamie », une « infraction au contrat le plus solennel », qui ne peut être ultimement justifiée que par la nécessité absolue d’adopter des mesures d’exception à la limite de la légalité pour faire face à la menace de dissolution de la société (Chevrier, 397-8 et CW6, 371).

À propos de la nature du conflit, Mill, sagement, ne tranche pas. S’appuyant sur le rapport des commissaires royaux Gosford, Grey et Gipps, il avance seulement que le conflit demeure inextricable dans son ambivalence : s’il engage des principes politiques fondamentaux (oligarchie versus démocratie, par exemple), il comporte simultanément une dimension ethnique ou identitaire irréductible4.

Mill ne semble pas avoir entretenu trop d’illusions sur les adversaires du mouvement populaire. Il ne mâche pas ses mots à l’endroit de cette frange de l’élite coloniale montréalaise, ces « enragés » tories au sein des classes commerciales : « jobbing local oligarchy » (CW6, 376) ; « uncontrolled sway of a rapacious faction » (CW6, 380) ; « a handful of strangers » (CW6, 382) ; « Tory ascendency » (CW6, 396) « dominant faction » (CW6, 400) ; « rabid party calling themselves Loyalists, and to the Orange newspaper writers5» (CW6, 380). Les accents indéniablement xénophobes de leur discours, qui gagneront en intensité un peu partout dans l’empire à la fin du siècle, s’étaient déjà fait entendre haut et fort au Bas-Canada dès les années 1830.

Chevrier endosse sans réserve l’analogie que Mill établit entre la légitime réaction populaire à partir de mai 1837 face à l’ingérence du gouvernement anglais dans les affaires internes de la colonie et, par ailleurs, la référence à la résistance du révolutionnaire anglais John Hampden encapsulée dès 1639 autour du couple taxation/représentation6. Or, cette analogie me semble plus que douteuse. Elle nous vaut un voyage dans la stratosphère des idées pures, où l’on croise notamment la « théorie néo-romaine des États libres » de Quentin Skinner (396-7) ; voyage inutile, en définitive, car Chevrier aurait eu intérêt à bien faire voir que les éditoriaux d’Adam Thom de 1835 exprimaient déjà explicitement cette idée de résistance armée de la part de ceux qui contribuaient le plus aux coffres de l’État, c’est-à-dire, « les principaux capitalistes du Bas-Canada7» ! Étienne Parent ne s’y est d’ailleurs pas trompé8. On a là, à mon avis, l’illustration d’une mise sous tension déficiente entre deux conceptions rivales du républicanisme : la version humaniste et civique dont le Parti patriote se faisait le promoteur et celle, plus musclée, préconisée par Adam Thom et le British Party. J’ai cité et traduit ailleurs un extrait d’un article choc paru dans le Montreal Herald en octobre 1837 dans lequel l’auteur, sous le pseudonyme justement de « Hampden », revient sur les propos incendiaires de Papineau après sa victoire électorale de novembre 1834 à l’endroit des marchands écossais et invite ses concitoyens trop timorés à son goût à s’engager dans la bataille9.

Quoi qu’il en soit, l’essentiel peut-être reste que la référence croisée à Hampden permet de récuser l’opposition binaire simpliste toujours en vogue entre « liberté classique » et « liberté moderne10». Érigée en véritable totem sur lequel repose en définitive le « paradigme de l’ordre libéral » canadien, la « liberté moderne » découlerait des vertus bien tempérées du gouvernement mixte à l’anglaise dans le sillage de la Glorieuse Révolution de 1688 où est promue, suivant une métaphore mécaniste newtonienne, la synergie des trois instances « King, Lords & Commons » (« checks and balances »). Il s’agit là, à mon avis, d’une autre de ces fausses dichotomies montées en épingle qu’un examen impartial fait voler en éclats11. Le discours radical tory de Montréal s’inspire, à vrai dire, des deux courants ; loin de s’opposer, ils se renforcent au contact l’un l’autre et fusionnent dans une synthèse dynamique. Au Bas-Canada, dans les années 1830, le républicanisme « classique » anglais n’était certes pas lettre morte.

Quant à la question décisive du type d’union entre les pièces disjointes du British North America dans les articles de Mill, Chevrier, à mon avis, a manqué une belle occasion d’effectuer un rapprochement significatif avec la conception de la « république fédérative » de Montesquieu sur laquelle, d’entrée de jeu, il avait lui-même attiré l’attention. Au départ, Mill n’envisageait, au mieux, qu’un lien fédéral extrêmement relâché dans la lignée du Canadian Revenue Act de 183112. Se basant sur les recommandations du commissaire Grey, il évoque, en effet, un système dans lequel aucune des deux « races » en conflit ne légiférerait dans les affaires internes de l’autre. S’il considère qu’une instance fédérale, animée par une neutralité axiologique exemplaire, ne devrait se consacrer qu’à des questions d’intérêt général (navigation sur le Saint-Laurent, droits de douane et régulation du commerce transocéanique, ponts, canaux, chemins de fer, postes et monnaie), il se dit favorable, en contrepartie, à un système de délégation dont les Parlements locaux auraient la prérogative. Dans une optique nettement « républicaine » voisine de Montesquieu, la représentation fédérale apparaît ainsi subordonnée aux Parlements des colonies13.

Au lieu d’un examen serré du système de délégation préconisé par Mill, le lecteur de L’empire en marche a droit plutôt à un excursus de huit pages (398-406) sur le mandat dictatorial de Durham, excursus mené à coups de citations (Rousseau, Harrington, Blackstone, Schmitt et autres), et bouclé par une citation tronquée de Mill (407) assortie d’une charge contre le libéralisme apatride dont Mill aurait été partisan, auquel Chevrier oppose le « républicanisme classique » (407-410). Le passage très dense à la fin de l’article de janvier 1838 où John Stuart Mill exhorte Durham à faire preuve de largesse d’esprit et d’impartialité requerrait à lui seul une analyse approfondie. Qu’il suffise de mentionner que dans le saucissonnage de Chevrier il n’est nullement question de « l’insertion du Canada français doublement conquis dans un plan fédéral » (407), mais bien plutôt – au point de vue de la postérité où se place Mill – de… la séparation éventuelle du Bas-Canada ! Mill venait tout juste d’évoquer la possibilité qu’à défaut d’une représentation proportionnelle de la minorité britannico-américaine, surviendrait la séparation des deux races « en leur donnant à chacune un parlement à part » (CW6, 382)14.

Chevrier aurait pu aussi insister davantage sur le dilemme auquel, selon Mill, se heurtera Durham. C’est toute la pertinence de sa thèse de la prépondérance qui est en jeu. Il n’était pas question en effet pour Mill d’accorder dans un éventuel parlement ou « par quelque tour de passe-passe » (CW6, 382) un poids à la minorité anglo-canadienne au-delà de ce que son nombre justifiait. Ici aussi, l’année 1838 ne s’achèvera pas avant que le traitement de faveur à l’endroit des « classes commerciales » au moyen du Conseil spécial ne vienne battre en brèche les espoirs de Mill. Chemin faisant, Chevrier aurait pu mieux mettre en évidence le traitement différentiel de la question identitaire chez Mill au cours de cette année charnière où, à vrai dire, on assiste au renversement complet de sa position initiale. Sur les traces de Durham, il finit par concéder en effet que le nouveau régime devra reléguer aux oubliettes le séparatisme inhérent des Canadiens en le dissolvant « dans les sentiments plus élevés d’une nationalité plus vaste et plus noble » (401).

Au total, c’est une vue superficielle et à sens unique que ce « grand libéral » présente des causes de l’insurrection des Canadiens de 1837. Le récit trompeur et mensonger des rébellions qu’il bricole en 1861 confine à une véritable entreprise d’automystification sur laquelle prend toujours appui la vulgate canadienne officielle. Le retour sur le pronostic de Thom à propos des chances élevées de succès d’une « insurrection anglaise » aurait permis à Chevrier de mieux contextualiser le passage crucial en deux temps à la violence armée en novembre 1837 et novembre 1838 à Montréal et les campagnes environnantes dans le règlement différé de la lutte d’influence entre les deux nations rivales. S’il y a un moment critique qui assoit sur une base solide la thèse du « peuple dominant » et éclipse la version soporifique canadienne officielle, c’est bien ici. Il requiert toujours une mise sous tension adéquate des points de vue très contrastés entre, d’une part, les autorités impériales trop enclines à la conciliation (notamment envers les prisonniers politiques) et, de l’autre, les « exaltés torys » – de mèche avec l’état-major – dans le sabotage savamment orchestré de la primauté du droit (« Rule of Law ») et l’établissement de mesures d’exception extorquées en 1837 aussi bien qu’en 1838 aux autorités civiles en pleine déroute.

Impact décisif du lobby montréalais des affaires

Force est de reconnaître enfin que les analyses savantes de Chevrier sur 1837 et 1838 ne suppléent pas la grande marge d’imprécision du récit de Mill. Encore une fois, le retour sur les éditoriaux de Thom aurait permis de nuancer la focalisation exclusive de Chevrier sur le rôle de premier plan joué par le proconsul Durham (ce qui nous ramène en boucle au cercle herméneutique dominant) ; cette focalisation, à vrai dire, oblitère le rôle non moins fondamental et très partisan joué par son Excellence le lieutenant-colonel Colborne, « gallant veteran » de Waterloo et ancien gouverneur du Haut-Canada, dans le règlement de la crise15. Ce que Peter McGill, lui, a reconnu avec gratitude au moment du départ de Colborne pour Québec, à la fin de 1838 : dans une allocution bien sentie à la News Room et sous les applaudissements du parquet, le président du comité exécutif de l’Association constitutionnelle et de la Banque de Montréal n’a pas manqué de souligner « les services distingués, civils et militaires, que Son Excellence [Colborne] a rendus à notre Pays commun, et plus spécialement à nous-mêmes durant les derniers six ou huit mois mouvementés16». Au menu, concocté en vue de satisfaire les intérêts mercantiles de Montréal : « the establishment or expansion of new banks, roads, civil offices, canals, postal services, land registry systems, and, perhaps most importantly, police forces » (Murphy, 2017, 98-99).

On ne saurait sous-estimer le degré de concertation, au Conseil spécial, entre Colborne et le milieu des affaires montréalais. On peut même aller plus loin et soutenir que la création du Conseil spécial illustre parfaitement la thèse de Millar (1770) sur la capacité des lobbys d’affaires à « contrôler et diriger les délibérations des conseils nationaux ». Philip Goldring précise même que ce sont les milieux d’affaires montréalais qui ont imposé le Conseil spécial : « Gillespie [de la North American Colonial Association] and Moffatt had made it very clear in London that economic measures and legal reforms, not suppression of the revolt, were the chief reason for creating a special council » (1978, 248).

Qu’on ne s’y trompe pas cependant. Pour George Moffatt et les « principaux capitalistes », l’ordre du jour économique était assorti d’un ordre du jour politique à triple volet : châtiment exemplaire à l’endroit des meneurs de l’insurrection de 1838, suspension pour dix ans des droits électoraux des Canadiens, coupables du crime collectif de haute trahison envers la Couronne, et report indéfini de la solution fédérale de Durham par la « réunion » des deux colonies voisines, mais dissemblables, artificiellement séparées en 1791. Pour ce qui est du dernier volet, il faut bien reconnaître que les pratiques d’escroquerie dénoncées en 1835 par Thom n’étaient pas du ressort exclusif du camp patriote. On peut s’en faire une idée assez juste à la lecture d’un extrait de la représentation comminatoire en avril 1838 auprès du Colonial Office de deux des meneurs de l’association constitutionnelle dépêchés à Londres (George Moffatt et William Badgley) :

Alors que nous croyons que l’existence d’un Gouvernement français séparé ne sera plus tolérée sur le continent nord-américain, nous devons affirmer franchement à Votre Seigneurie [Durham] notre conviction inébranlable, que les habitants provinciaux d’origine britannique au Bas-Canada sont résolus à ne plus se soumettre plus longtemps qu’il pourrait y être forcés [sic] au pouvoir prédominant de l’influence canadienne-française par laquelle les ressources de la Province ont été dilapidées et sa progression, en termes de croissance coloniale, retardée […]17.

On a là une illustration (sinon parfaite, du moins convaincante) du danger de voir, dans une situation d’exception et pendant que la société civile est sous la botte de la caste militaire, l’agenda du gouvernement dicté par les intérêts des marchands trop portés à indexer les leurs sur ceux de la nation tout entière18. Telle est le nid de vipères, en définitive, où, selon le mot fameux de Donald Fyson, « l’État libéral canadien a pris son envol » (2014, 417). Telle est aussi pourquoi, en rétrospective, devait avorter le projet patriote d’établir sur les berges du Saint-Laurent un gouvernement véritablement autonome (même sous les espèces du self-government) dans le cadre de la colonie « séparée » du Bas-Canada (Québec).

Conclusion

Les quelques critiques adressées au livre de Chevrier n’invalident en rien sa thèse ni, dans son ensemble, son audacieuse entreprise d’histoire conceptuelle19. J’ai tenté de faire voir que la validité de ce genre dépend de mises en contexte historique rigoureuses. L’empire en marche est en somme une invitation à approfondir et à complexifier les liens existant entre capitalisme, critique de la démocratie, droits individuels, droits des minorités et idéologie fédérale20. C’est à ce prix que les concepts de « nation » et d’« imaginaire national » pourront regagner une pertinence heuristique certaine dans le monde globalisé d’aujourd’hui et son processus généralisé d’hybridation des populations.

 


Bibliographie

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1 En vertu de la loi constitutionnelle de 1791, le Bas-Canada était une colonie « séparée » suivant une ligne explicitement ethnoculturelle pour la distinguer de la colonie « purement britannique » du Haut-Canada. Voir Robert Christie (1854) que cite Chevrier (401, n. 161) : « A History of the late Province of Lower Canada, parliamentary and Political, from the commencement to the close of its existence as a separate province, vol. 5, Montreal, John Loovel [sic] & co. ». L’aire sémantique de « late » comporte d’intéressantes connotations, de « précédente » à « défunte » en passant par « tombée à l’eau », « à contre-courant », « ratée ».

2 Personne mieux que Jean-Paul Bernard (1996) n’est parvenu à synthétiser les trois aspects fondamentaux (économique, politique et identitaire) de « la crise sociale généralisée ». On peut considérer par exemple le thème de la croissance démographique endogène face à l’immigration massive en provenance de l’archipel britannique comme relevant de ces trois dimensions.

3 Je me concentre uniquement dans ce qui suit sur les sections 29 et 30 de la troisième partie, intitulées respectivement « Guerre et dictature au Bas-Canada, en compagnie de John Stuart Mill et de Carl Schmitt » (390-410) et « Le “magnifique apanage” du “progressisme despotique” » (410-424). Toutes les citations de Mill que je fais sont tirées des œuvres complètes de John Stuart Mill disponibles en ligne sur le site Online Library of Liberty : The Collected Works of John Stuart Mill, Volume VI—Essays on England, Ireland, and the Empire [1824] et Volume XIX—Essays on Politics and Society Part 2 [1859]. Ci-après, respectivement, CW6 pour les trois articles de 1838 et CW19 pour Considerations on Representative Government.

4 Dans le rapport Durham (1839), le scribe planchant sous son autorité (Thom sans doute) écrit quant à lui : « Je trouvais deux nations en guerre au sein d’un même État ; je trouvais un conflit, non entre des principes, mais entre deux races » (Enders, 2013, 78).

5 À propos des fluctuations de sens du terme « loyalist », Pocock rappelle l’enchevêtrement des sens avec son opposé « patriot » en Angleterre : « it was not until the ١٧٩٠s that “patriot” acquired the primary meaning of “loyalist” (and was denounced by post-Whig intellectuals as meaning “chauvinist” ») [١٩٧٥] (٢٠٠٣, ٥٧٥). Idem pour ce qui est de la franc-maçonnerie britannique en tant qu’institution “loyaliste” selon Jessica Harland-Jacobs : “during the early nineteenth century British Freemasonry did everything in its power to cultivate its reputation as a loyalist institution. It made a conscious effort to identify with the defining features of the British state: constitutional monarchy, Protestantism, and empire” (٢٠٠٧, ٩٩-١٠٠). Quant à l’orangisme, voir Harland-Jacobs (2008) et Deschamps, 2015, “Une orange britannique”, 151-187.

6 La référence essentielle ici est Goldie (2010) pour mieux comprendre la nature et les enjeux des débats dans la culture politique anglaise aux XVIIe et XVIIIesiècles autour de la notion de « représentation ».

7 Deschamps, 2015, 162 et 2019, Annexe F, « Crise mimétique », 265-268 où je tâte la veine insurrectionnelle et républicaine de la rhétorique radicale tory de Montréal.

8 Maurice Séguin (1997, 263) a naguère relevé le mot d’Étienne Parent à cet égard : « Les Britanniques [surtout de Montréal] veulent singer les Américains à l’époque de leur indépendance. Ils ont une armée en embryon, bientôt ils auront un congrès, il ne leur manquera plus qu’un peuple pour réussir et, pourtant, ce peuple existait » (Thom [1836], 2019, n. 353).

9 Deschamps, 2015, « Le Doric Club et les artisans durs à cuire », 166-169.

10 Voir, par exemple, Girard, Phillips et Brown (2018, 193-194) qui s’appuient sur Ducharme.

11 Sur la coexistence de l’ancien et du nouveau dans la culture politique anglaise au tournant du XIXe siècle, il est bon de rappeler le mot de J. H. Burns : « le nouveau cheminait aux côtés de l’ancien, et l’ancien n’avait perdu ni sa saveur ni son mordant » (Deschamps, 2015 a, 15, n. 36).

12 Voir Thom, 2019, « Annexe H. Le cas de l’Ontario plaidé », 274-275.

13 « On this system neither of the races would be legislated for by the other: and a federal Legislature would be created, of delegates from the local Legislatures, to which the matters of common concernment to the three provinces would be exclusively referred. In this federation, Upper Canada, and the other North American colonies, might, he suggested, be ultimately included. » (CW6, 381).

14 Le passage complet doit être cité in extensor : « No other plan will render Canada, from this moment, other than a disgrace and a weakness to the British empire; by no other plan, when a separation comes, shall we have entitled ourselves to the kindly remembrances and friendly attachment of the Canadian people; by no other can we be saved from the disgrace of having first broken their constitution, and then used the insurrection that act of tyranny provoked, as an excuse » (CW6, 382). L’idée d’une « seconde conquête » n’est pas dans Mill, mais bien dans Thom (2019, 144) mise à l’agenda radical tory et pronostiquée deux ans à l’avance ! Voir là-dessus L’Action nationale (2015, 105, 7-8, « L’Acte d’Union, la deuxième conquête ».

15 Deux meneurs de la police clandestine privée du Doric Club (John Shay et Thomas Walter Jones) seront promus sur simple paraphe à sa garde personnelle en novembre 1837 dans la brigade des « Dragons » emplumés. L’opposition de Colborne à la politique de conciliation, connue dès février 1836 au moment de son dernier discours du Trône, est le principal motif de son rappel en octobre 1839 (Watt, 1997, 85-86).

16 « […] the distinguished services, civil and military, which His Excellency has rendered to our common Country, and more especially to ourselves, during the last six or eight eventful months ». (KMH, s.d.). Dans l’esprit de McGill, « our common Country », naturellement, c’est le Royaume-Uni.

17 Lefebvre, 1970, 155, n. 128 et Deschamps, 2015, 232 (traduction légèrement modifiée). Illustration du nationalisme exacerbé des torys, le dernier rapport signé McGill-Scott de décembre 1838 est encore plus cinglant à l’endroit de la nationalité canadienne vis-à-vis de laquelle les autorités impériales sont placées devant « la nécessité d’adopter des mesures vigoureuses et promptes afin de détruire une nationalité nuisible dans son caractère et ruineuse pour les intérêts britanniques de cette province » (« the necessity of adopting prompt and vigorous measures, for destroying a nationality baneful in its character and ruinous to British interests in this Province »). Voir Deschamps, 2015, 78 et KMH.

18 Il faut dire, à leur décharge, que leur représentation virtuelle à Westminster, assurée de longue date par l’existence d’une cinquantaine de « bourgs pourris », avait été compromise en vertu du Reform Bill de 1832 par la permutation de ces sièges au profit de la députation irlandaise et d’un cens électoral élargi.

19 Il serait souhaitable lors d’une éventuelle réédition d’insérer à la fin une bibliographie, ainsi qu’un index analytique comme c’est la norme dans ce genre d’ouvrage.

20 Un grand absent dans l’armurerie intellectuelle de Chevrier : Louis-Georges Harvey (2012). Inexplorée dans Chevrier, la référence au processus de ratification ayant mené à la création des institutions fédérales aux États-Unis (1787) est indispensable pour comprendre la différence canadienne. Voir sur ce point Philippe Raynaud (2009, 141-208), Paul Gilje (2017, 144) et Jack Rakove (2015, 103-117).

 

François Deschamps est historien