Patrice Jean
Kafka au candy-shop. La littérature face au militantisme
Léo Scheer, 2024, 155 pages
Romancier (L’homme surnuméraire, La poursuite de l’idéal, Le Parti d’Edgar Winger), Patrice Jean publie un premier essai, sous la forme d’un pamphlet contre l’air du temps. Publié chez Léo Scheer, Kafka au candy-shop se présente comme une défense et illustration de la singularité du roman face aux réductions du militantisme et des sciences sociales. Indifférente à l’expérience du XXe siècle, notre époque s’abandonnerait à son tour à l’hubris idéologique, qui croit tout deviner et tout connaître d’une œuvre, sur la foi de l’allégeance politique présumée de l’auteur.
Patrice Jean écrit en terrain connu. Le Parti d’Edgar Winger, roman d’une admirable maîtrise sur l’aveuglement d’un militant communiste, étranger aux subtilités de la nature humaine et de la biographie de son idole, abordait à sa façon la même question. Advenu dans l’espace public par L’homme surnuméraire, qui mettait en scène un personnage dont le métier était de réécrire les classiques pour les rendre politiquement corrects, l’auteur a été tôt assigné au créneau du « romancier antimoderne », dans le sillage des Benoît Duteurtre, Philippe Muray et compagnie.
Non sans mélancolie, il se livre à une typologie du paysage littéraire français, en convoquant l’image de « l’archipel », que Jérôme Fourquet a popularisée pour désigner une France qui n’arrivait plus à se reconnaître un monde commun. Oui, sans doute, Patrice Jean est écrivain français, mais il a manifestement le sentiment de ne pas être mis sur le même pied que les autres (non sans raison). Originaire de la région de Nantes, né dans un milieu populaire où l’on votait socialiste ou communiste, Jean s’est éloigné de la gauche, avant de rompre dans les années 2000 (« je cessai, du jour au lendemain, de lire Le Monde, Charlie Hebdo et Les Inrocks »).
Il se range aujourd’hui parmi les « sceptiques » de la modernité, en esprit sage et ironique, entre les catholiques qui s’érigent contre la décadence du monde moderne et les esthètes bien nés, « contemplant le reflet du soleil couchant sur leur verre de champagne ». Fidèle à sa sensibilité populaire, Patrice Jean se montre agacé par les dandys néo-hussards (agacement peu élégant qui jure avec son grand talent). Relégué par la doxa dans la « droite littéraire », il se voit soutenu par une certaine bourgeoisie, mais ignoré par la presse culturelle de gauche. C’est à peine si elle condescend à lui consacrer un « articulet », lorsqu’il fait paraître un nouveau roman. Il va sans dire qu’il n’a jamais remporté de prix littéraire important – hormis celui des Hussards (!). Seul Michel Houellebecq, qui a su génialement manipuler la gauche, avant de la trahir, fortune faite et Goncourt obtenu, a su échapper à la malédiction sociale dévolue aux écrivains dits de « droite » (est de droite pour la gauche, tout ce qui prétend penser et écrire en dehors d’elle).
Comme bien des lettrés, Patrice Jean a une confiance toute naturelle en l’indépendance de la littérature. Il dit avoir toutefois mal mesuré au début de sa carrière, à quel point les critiques jugeaient un livre non en fonction de sa qualité littéraire, mais « en fonction du progressisme (réel ou supposé) des écrivains ». (Tout était pourtant déjà dans Illusions perdues, de Balzac : il n’est jamais question des œuvres, mais toujours des points mondains qu’elles permettent aux journalistes de marquer, par l’approbation ou la prise de distance.) Le monopole de la gauche sur la culture, qui a cours depuis mai 68 et la mort de Mauriac, se reflète selon lui dans le destin « asymétrique » d’Annie Ernaux et de Richard Millet, qui ont cohabité naguère dans la même maison. « Au-delà de la valeur de ces œuvres respectives, il serait très sot, dit-il, de nier le rôle joué par le capital progressiste dans le succès [de la première] et la damnation du [second]. »
Kafka au candy-shop relève en partie de l’autobiographie intellectuelle et politique. À travers une analyse du biais militant en littérature, Patrice Jean approfondit les raisons de sa vocation, définit les contours de sa poétique romanesque, tout en s’expliquant son propre destin littéraire. À l’école de Baudelaire et de Flaubert, sa poétique s’appuie sur le péché originel, qu’il aborde en praticien du roman (et non en théologien) comme un fait anthropologique radical.
Sans la réalité du mal, « qui infecte et contamine tout », et la nature entamée de l’homme (ce qu’Emmanuel Kant appelait le « bois tordu de l’humanité »), il n’y aurait pas de roman possible. C’est par l’exploration du singulier et de l’impur, et par la relativité de tous les discours (y compris militants), que se manifeste la vérité romanesque. Pour Patrice Jean, le roman n’est pas une « imitation » de la réalité, l’illustration d’une « théorie » ou d’une « identité », non plus que l’alibi esthétique d’une « névrose » biographique (tarte à la crème de la critique du soupçon). Il est une re-création libre de la réalité, dégagée des lois de la causalité empirique et de la déduction idéologique, qui entretient un lien spécifique à la société, à ses interdits, à sa morale, ainsi qu’à la langue elle-même, par un auteur qui renonce à prendre parti ou à « juger ».
Cette vision est jugée irrecevable par la lecture idéologique et militante, qui envisage l’œuvre non comme un microcosme autonome, exprimant une vérité existentielle à travers un langage personnel, mais comme un discours ou un objet à dé-construire, à dé-poétiser et à desti-tuer. Pour le militant, une œuvre méditée depuis l’enfance, dont l’écriture a exigé des années de travail, n’est pas différente d’un article de journal ou d’une dissertation. Voici le règne de la quantité, qui s’invite dans le sanctuaire de la qualité, sans même prendre la peine de retirer ses grosses bottes qui tachent. À cette aune, l’auteur n’est plus reçu en tant qu’artiste, mais en tant qu’idéologue « ami » ou « ennemi », censé devoir répondre de chaque virgule, à l’intérieur de la recomposition mensongère et intéressée qu’en aura fait le « lecteur » militant. Patrice Jean s’intéresse donc au biais militant à la fois du côté de la création et de la réception de l’œuvre. Ce qu’il appelle « l’archipellisation » du paysage littéraire est le reflet d’une incapacité globale à refaire de la littérature ou de la vie de l’esprit la valeur première dans l’espace public. Partout, il y aurait toujours une bonne raison de ne pas parler le langage de la littérature devant une œuvre littéraire, seul le « qui parle ? » du procureur militant devant déterminer le jugement.
C’est l’ambiguïté constitutive de l’œuvre littéraire que défend ici Patrice Jean, contre toutes les formes de récupération, dépréciatives ou mélioratives, et toutes les tentatives de réduction. Si le wokisme fait naturellement partie de son analyse, il n’en constitue pas l’unique objet : l’auteur tacle aussi bien l’extrême gauche que les chefs d’entreprise (« les deux bouts de la grande chaîne des Philistins »), qui se targuent de ne s’intéresser qu’aux essais ou aux biographies, autrement dit, à la connaissance empirique. Pour eux (ou pour une frange d’entre eux, car il est évident qu’il se trouve d’un côté comme de l’autre des personnes cultivées, qui savent reconnaître ce qu’est une œuvre d’art), le roman ne représente pas l’occasion d’un décentrement de soi, d’une plongée imprévisible dans l’existence intérieure, mais l’évasion, tantôt irresponsable tantôt inoffensive, hors de la seule réalité qu’ils connaissent, qui est le monde transformable et exploitable du « dehors », contre le monde jugé frivole du « dedans ».
C’est, en effet, la seule question qui vaille : quelle vérité poursuit-on ? Quelle fin assigne-t-on à la littérature ? De la réponse dépend la viabilité de la culture elle-même. L’histoire de la vie de l’esprit est l’histoire d’une souveraineté, qui s’est établie au fil des siècles contre toutes les puissances qui voulaient se l’annexer. La littérature n’est pas différente sous ce rapport de la recherche fondamentale, dont on sait qu’elle ne donne ses plus brillants résultats qu’en tant qu’elle est non utilitaire. Une bonne partie de la littérature française s’est constituée sur le couronnement a posteriori de figures bohèmes qui, en leur temps, furent déclarées « non utiles » : parce que leur recherche de la vérité se situait du côté du négatif – et non du positif de la cause à défendre –, ils ont créé une valeur dont la culture aujourd’hui ne peut plus se passer. Paradoxe : c’est souvent par ce que l’air du temps rejette, sous le signe du délire, de la rêverie, du déchet (autrement dit, de la négation), que se perpétue et se renouvelle la littérature.
Le négatif qui soutient la littérature (c’est si vrai qu’aucun écrivain, pense Patrice Jean, ne saurait reprendre le discours des élites culturelles et médiatiques sans se renier ni sans déchoir immédiatement) est l’angle mort de la modernité, et en est par conséquent l’adversaire désigné. Son effacement dans la culture a délivré le quidam du complexe qui le protégeait jadis du ridicule, en le retenant d’exprimer en public une opinion péremptoire – et diffamatoire – sur les grands livres du passé, ou sur des œuvres contemporaines complexes, lesquelles exigent un recul, une culture et une discipline, lui étant bien entendu inconnus. Le web déborde de cette « suffisance cosmique » (L.-F. Céline), où des minables donnent trois étoiles sur cinq à Proust.
La négativité, mais aussi l’inégalité, c’est-à-dire l’aristocratie du goût à l’origine de son histoire, font de la littérature un objet suspect au regard de la police de l’époque. Sous couvert d’une production pléthorique (l’autorité du nombre, encore), se poursuit la dévaluation de son statut d’exception, par les exécutions symboliques de mal-pensants, morts ou vifs. « La littérature et l’art seront peut-être déchus de leur royauté, prophétise l’auteur, et, tels les professeurs de l’Université coiffés d’un bonnet d’âne par les gardes rouges de la révolution culturelle, se verront sommer, tête baissée, de reconnaître l’illégitimité de leur ancienne suprématie. Une humanité nouvelle fera alterner le travail et le loisir, les conf calls et les randonnées participatives. Opérée de ses inquiétudes métaphysiques, elle sourira jusqu’au trépas, libre, divertie, positive. »
Entre l’écrivain et la société, entre la littérature et la famille, entre l’art et ce qui se donne pour la morale et le goût du jour, semble nous dire Patrice Jean, ne peut exister de bonne entente. Et pour cause. Le monde tel qu’il va ne veut pas être dérangé ; pourquoi poser la question du sens ? Du beau ? De la liberté ? Pourquoi exhumer les conflits ? Pourquoi vouloir nous arracher, avec une telle urgence, au sommeil de la vie de tous les jours ? Qu’est-ce qui presse, au juste ? Kafka, à qui renvoie le titre de l’essai de Patrice Jean, disait que tout livre devait être la « hache qui brise la mer gelée en nous », et que la fonction de l’art était autant de blesser que d’élever. Blesser n’est pas choquer, briser la mer gelée en nous n’est pas provoquer ; ce n’est pas « rechercher le scandale », comme le disent les belles âmes qui, à toutes les époques, ont cherché à calomnier la liberté de l’esprit, pour mieux la neutraliser. C’est dire, très simplement, que toute vérité profonde ne peut nous atteindre qu’en laissant une « blessure » à notre flanc.
On connaît le mot de Bernanos : « on ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure ». L’hostilité contre l’art et la littérature traduit une intolérance, non : une aversion pour le mystère de l’homme. « Si notre monde a chuté dans le règne de la quantité et de l’efficacité, observe Jean, c’est que le moi profond est snobé et, conséquemment, la perception de la vie, simplifiée à l’extrême ». Moi profond, mais aussi, par la même occasion, mot profond. Les rayons « coaching » et « bien-être » des librairies, qui renferment la littérature édifiante d’aujourd’hui, remplacent d’une année à l’autre ceux qui étaient consacrés à la vraie littérature. Ce sont deux approches concurrentes et incompatibles de l’existence qui s’affrontent : l’une, quantitative, aborde l’homme comme un « problème » ; l’autre, qualitative, tel un « mystère ».
Gombrowicz écrivait en 1959, en annonçant sans le savoir Patrice Jean, qui le cite dans son essai : « Le monde n’est-il qu’une petite école ? Les hommes ne sont-ils que des élèves ? ». Il opposait ainsi ce qu’il appelle « la littérature qui découvre » (issue du monde négatif), à « la littérature qui enseigne » (issue du monde positif). La censure du péché originel a fait en sorte que l’homme moderne cultiverait désormais une image trop avantageuse de lui-même ; étranger à l’ironie, au paradoxe, à l’humour, il est porté au sermon et à la plainte. Le romancier, lui, se sait pécheur comme les autres, traversé par les ombres et les lumières de ses personnages. Il est « libertin », comme on l’entendait au XVIe siècle : un homme qui pense en dehors du dogme (c’est pourquoi, pour Kundera, le libertinage et le roman vont de pair). C’est en flâneur disert, curieux des coulisses de la Création, qu’il s’aventure dans le vaste monde. Il ne veut pas tant pécher que jouer. Tel est peut-être le secret de la faveur dont il semble jouir sur Terre ?
Carl Bergeron
Écrivain