Pierre Valentin
Comprendre la révolution woke
Gallimard, 2023, 218 pages
Pierre Valentin, mi-vingtaine, Parisien, diplômé d’une maîtrise de sciences politiques à Panthéon-Assas, est un nom inconnu au Québec. Mais il ne tardera pas à se faire connaître tant son talent d’analyste manifeste une rigueur et une subtilité de pensée qui font de lui un auteur d’avant-plan. Ayant collaboré au Figaro, connaissant plusieurs grands noms de l’intelligentsia et de la presse française, l’auteur est une étoile montante.
Sans aller dans les critiques faciles et les formules tapageuses, Pierre Valentin déroule dans son livre une argumentation solide pour comprendre la révolution woke en cours. Ayant grandi plusieurs années de l’autre côté de la Manche, Pierre Valentin lit les ouvrages anglais et américains et comprend la culture du monde anglo-saxon. Cette qualité est d’une utilité précieuse pour sa compréhension du phénomène woke.
Animé par un désir de clarté, l’auteur tente de cerner ce qu’est la révolution woke : d’où vient-elle, quelle est-elle et où nous dirige-t-elle ? Valentin montre bien les liens du wokisme avec le marxisme et la philosophie postmoderne. Toujours s’agit-il de pointer et de dénoncer des structures opprimantes, visibles ou invisibles, qui s’en prendraient aux minorités en tout genre : « Le “woke” est celui qui est éveillé à cette réalité néfaste et qui se donne pour mission de conscientiser les autres » (p. 25).
Dans le premier chapitre, Pierre Valentin défend l’argument selon lequel « l’idéologie woke n’est qu’une pure négation » (p. 29), qui ne propose rien de positif. Il ne s’agirait que de critiquer, déconstruire et détruire sans fin. Ce nihilisme exacerbé emploie des méthodes comme la cancel culture, qui consiste à annuler des conférences, des spectacles, différents événements et personnalités publiques, au prétexte de lutter contre des personnes dangereuses et d’extrême-droite. Le tout peut se faire de manière plus subtile, au nom de l’application de la politique « Équité, Diversité, Inclusion » (EDI) qui s’impose de plus en plus dans le monde des entreprises et des universités. Selon Valentin, le but est moins l’équité comme telle que l’« affaiblissement (voire la disparition) des personnes considérées comme “dominantes”, c’est-à-dire l’ensemble des Occidentaux blancs, hétérosexuels, valides, mâles (…) » (p. 33) Comme le note l’auteur, l’excellence n’est plus le premier critère recherché dans différentes institutions, qui cherchent d’abord à satisfaire des quotas identitaires (un certain nombre de femmes, de « racisés », de transgenres, etc.). Cela a de quoi inquiéter pour la suite des choses. De quoi aura l’air une société où la couleur de peau de l’employé sera considérée plus importante que son efficacité, sa productivité ? Inévitablement nos sociétés wokisées sont appelées à connaître une « médiocrisation galopante » (p. 36).
Pierre Valentin tente de comprendre un grand paradoxe du mouvement woke. Il s’agit de son éloge du flux lorsqu’il s’agit de parler des sexes, et de sa rigidité essentialiste quand nous parlons de la couleur de peau. Ainsi, une femme ne serait rien d’autre qu’une « personne qui s’identifie comme femme » – définition circulaire qui ne nous dit rien, mais un Noir serait bien une personne ayant la couleur de peau noire. Selon le prisme woke, le Noir doit par ailleurs s’identifier à sa couleur de peau, et non agir en faisant semblant d’être une personne singulière indépendamment de sa pigmentation. Le Noir serait par ailleurs embrigadé de force dans une lutte sans fin contre les « blancs » (avec un petit b, montrant ici toute l’immaturité des wokes).
L’auteur ne peut s’empêcher de remarquer la vitesse à laquelle la gauche change d’idée à ces sujets, considérant il y a encore seulement une dizaine d’années que la véritable justice sociale considérait dans le fait de ne pas voir la couleur de peau d’une personne (une conviction qui anime encore heureusement le commun des mortels). Valentin critique la radicalisation du mouvement LGBTQ+. Il cite le cas devenu célèbre de Lia Thomas, une athlète transgenre en natation aux États-Unis, qui avait un classement plutôt faible lorsqu’elle était un homme, et qui rafle les premiers prix maintenant qu’elle s’identifie comme femme. Cette injustice flagrante, étonnamment passée sous silence par une bonne partie des féministes de notre temps, nous montre que certaines minorités sont plus importantes que d’autres, et que la femme passe dans la plupart des cas au second rang. C’est ce qui fait, par exemple, qu’une féministe comme J. K. Rowling, célèbre auteur de la série Harry Potter, passe depuis quelques années pour une transphobe de la pire espèce, faisant l’objet d’une cabale des militants wokes du monde occidental. Son crime ? Avoir simplement rappelé qu’une femme n’est pas qu’une construction théorique, mais d’abord une réalité biologique.
Dans le deuxième chapitre, Valentin tente de comprendre la psychologie du militant woke. Il décèle d’abord une aisance financière chez bon nombre d’entre eux, notamment chez une bourgeoisie américaine prête à payer cher pour se faire dire qu’elle est raciste et qu’elle doit constamment questionner ses fameux « biais inconscients ». Cependant, à cette abondance matérielle fait face un vide spirituel, une crise du sens. Cela nous amène à des sociétés où une panoplie de gens se cherchent une raison de vivre, une lutte à entreprendre pour combler le vide. Il y a aussi que le mode d’éducation parental a changé dans les dernières années. Le côté surprotecteur de bien des parents d’aujourd’hui tend à produire des enfants angoissés, craignant le moindre risque, incapables de régler leurs différends sans passer par l’intervention d’un tiers. Ces enfants angoissés sont aujourd’hui de jeunes adultes qui font connaître leur mécontentement à propos de la moindre chose qui les « microagresse ». Cette génération angoissée donne naissance aux safe spaces, des espaces sécuritaires profondément infantilisants, comme nous le rapporte Pierre Valentin, parlant d’un safe space où l’on trouve des « livres à colorier », des bulles, de la pâte à modeler, des biscuits, des couvertures, de la musique apaisante… (p. 109).
C’est dans le troisième et dernier chapitre que l’auteur exprime quelques désaccords analytiques polis avec le philosophe Jean-François Braunstein, car Valentin croit que les penseurs postmodernes ont bel et bien influencé les militants wokes dans leurs méthodes, contrairement à Braunstein qui voit les choses sous un autre angle. L’auteur constate que les wokes ont tendance à bien moins chercher la vérité que les positions stratégiques à la cause. Il formule les choses ainsi : « Dans ce nouveau paradigme, […] la question n’est plus : “Est-ce que 2 + 2 = 4 ?”, mais plutôt : “Est-ce que l’affirmation 2 + 2 = 4 ne ferait pas le jeu des mathématiciens cisgenres ?” » (p. 147). Puisque tout est relatif, puisque tout est une question de perspective et que la vérité objective n’est au fond qu’une arme des puissants, il n’y a pas de problème à penser principalement en des termes de stratégies militantes, au détriment des faits. Le chapitre se poursuit sur des remarques fines sur les philosophies de Marcuse, Adorno et Horkheimer, qui influencent les modes de penser des militants wokes.
L’essai se conclut sur un appel à trouver une figure positive à opposer au nihilisme woke. L’auteur nous suggère de prendre le modèle dans la nation, l’amour d’une patrie à soi, qui permet de réunir tout un chacun dans une communauté, avec son histoire, sa fierté collective.
En conclusion, nous avons là l’un des ouvrages les plus importants qui soit paru jusqu’ici sur la question woke qui anime nos débats depuis quelques années. Le livre de Pierre Valentin est incontournable pour toute personne souhaitant mieux comprendre la révolution woke en cours et ce qu’elle implique pour l’avenir. Valentin prouve son érudition impressionnante et sa capacité à discuter des sujets les plus cruciaux de l’heure, en débat civilisé avec les autres essayistes et penseurs qui réfléchissent aux mêmes questions.