Qu’est-ce que le Québec et le Canada peuvent apprendre du référendum écossais ? Tout d’abord, que ce que peut nous apprendre notre propre histoire s’efface petit à petit devant l’actualité, le babillage et les rapports de pouvoir politiques. Ensuite, que la science politique est ravalée à des questions d’opinion, diminuant son caractère scientifique. Enfin, que les commentaires empressés sur le référendum écossais ne font qu’épaissir le brouillard.
Le premier point du référendum de 1995 à rappeler est que l’option du OUI a failli l’emporter en raison de la mobilisation de centaines de milliers de militants au cours de la campagne référendaire. Après répartition des répondants discrets des sondages (1/4 au OUI, 3/4 au NON), la progression du OUI avant l’arrivée de Lucien Bouchard est identique à celle ayant suivi son arrivée. Ce qui a été mis en marche avant M. Bouchard s’est poursuivi après. Une semaine de délibération (de campagne) de plus aurait peut-être donné le OUI gagnant. M. Bouchard n’a pas aimé, pas plus que Jean Chrétien et ses acolytes, qui ont dépeint les Québécois comme êtres irrationnels hypnotisés par le magnétisme de leur messie. La tricherie a d’autre part influencé le verdict final. Une participation de 93,5 % quand le vote n’est pas obligatoire n’est pas normale pour tout spécialiste des élections. Il fallait investiguer.
Ce qui nous amène à ceci : le premier facteur expliquant la victoire du NON en 1995 est le vote bloc des non-francophones, expliquant 95 % du vote. Autant il est vrai d’affirmer que le vote linguistique explique le résultat qu’il est faux d’affirmer qu’il s’agit d’un vote ethnique. Au Québec, le vote est affaire de langue, non d’héritage ethnique ou linguistique puisque la langue maternelle explique moins bien le vote que la langue d’usage à la maison. Et cela marque la politique québécoise depuis plus de 40 ans. Le Québec n’est pas une société intégrée sur le plan des comportements électoraux ni des allégeances nationales puisqu’il y vit des Québécois d’abord et des Canadiens d’abord, avec comportements électoraux conséquents.
Outre le comportement électoral, la langue explique aussi les résultats électoraux. Grâce au vote bloc des non-francophones, les libéraux détiennent invariablement de 35 % à 40 % des sièges avant toute campagne électorale. Globalement, le mode de scrutin majoritaire multiplie le poids électoral des non-francophones par six à l’échelle québécoise : francophones et non-francophones sont donc nez à nez. Ces derniers ont renversé le vote francophone aux élections de 1989 et au référendum de 1995. Ils ont porté au pouvoir le PLQ de Jean Charest en 2003, 2007 et 2008, ceux de Philippe Couillard en 2014, chaque fois contre le vote de la majorité des francophones. Comment postuler l’unicité de la nation et le caractère ambigu et faible de la volonté des Québécois sachant cela, comme le faisait récemment le politologue Guy Laforest, avant lui le philosophe Daniel Jacques, le défunt politologue Léon Dion ? « Par quelle magie du langage peut-on inclure de force » des groupes d’allégeance canadienne à la « Communauté politique francophone » ? Comment également avoir le droit de discourir des clivages des générations, des genres, des régions, du vote de telle ou telle minorité, des intérêts des handicapés ou des minorités visibles, mais jamais du clivage et du facteur électoral premier, fondé sur la langue, ni du vote des francophones ?
Les recherches en comportement électoral ont aussi spécifié qu’une proportion importante d’immigrés est composée de francophones, de francisés et de francotropes, que ceux-ci ont voté presque de la même manière que les francophones en 1995, si bien qu’environ 25 % du total des immigrés et de leurs descendants ont voté OUI. En Écosse, le vote ne peut évidemment pas être question de langue, puisqu’Écossais et Anglais partagent la même. En revanche, les uns et les autres possèdent une identité nationale différente qui a servi de base au vote. Entre eux, comme ici, les immigrés, moins favorables à l’indépendance (environ 35 % au OUI). Écossais et Québécois se rejoignent donc quant aux immigrés. La sinistre réputation de « nationalistes fermés » des Québécois, dont a souffert la première ministre Pauline Marois lors de sa visite au premier ministre écossais en janvier 2013, ne tient pas.
Les indépendantistes québécois sont parvenus à un cheveu de la victoire en 1995 non pas en raison d’un discours éthéré sur les beautés de la liberté politique, mais pour une raison beaucoup plus concrète. Le rejet du Québec par le Canada anglais, symbolisé par les échecs des Accords du lac Meech en 1990 et de Charlottetown en 1992, a illustré les rapports de pouvoir entre le Québec et le Canada hors Québec, le premier dominé, le second, dominant. Point n’est besoin d’être plus riche ou moins riche que la nation dominante. Seul compte le rapport de domination politique (l’inégalité démographique, le partage inégal des pouvoirs et des ressources, des institutions nationales qui ne sont pas binationales). Les États multinationaux survivent quand ils offrent des aménagements politiques assurant pérennité et satisfaction à chaque partenaire. Pour y arriver, l’État central doit rechercher l’adhésion dans l’honneur et l’enthousiasme, en respectant le droit à l’autodétermination, en reconnaissant le droit des nations minoritaires d’adopter des lois assurant leur survie, en garantissant que les institutions communes ne peuvent être modifiées sans l’accord de la nation minoritaire, etc. La commande est peut-être élevée, mais elle correspond à l’atteinte d’un stade supérieur du développement démocratique que toute nation multinationale doit atteindre. Et certains pays y arrivent.
Contrairement aux Écossais, les Québécois ont un système politique parmi les plus conservateurs et les plus favorables aux grandes corporations. Pour tout parti indépendantiste porté au pouvoir avec une minorité des voix, le référendum y est un passage obligé. Cette stratégie est inutile dans les régimes où une majorité des élus représentant une majorité de la population décide de déclarer l’indépendance. L’Écosse ne baigne pas dans le même contexte.
Par contre, le gouvernement britannique comme le gouvernement canadien reposent sur des institutions très conservatrices, non seulement hostiles au changement, mais aussi ultranationalistes, hostiles aux revendications des minorités nationales, fortement centralisatrices. Avec les menaces, le gouvernement britannique a promis de réformer son système politique dans les mois à venir. Déjà, le discours du premier ministre conservateur David Cameron s’apparente au discours trompeur adopté par Ottawa en 1980 et en 1995. Des promesses qui ne se sont montré le bout du nez que lorsqu’il y eut menace réelle de victoire indépendantiste. Londres a donc parlé, avant le référendum, d’un vague octroi de nouveaux pouvoirs pour l’Écosse en matière de budget, de taxation et de politiques sociales. Mais déjà, la proposition s’accompagne d’un échéancier invraisemblablement court. S’est ajoutée la condition de céder ces nouveaux pouvoirs à toutes les nations constitutives du Royaume-Uni (Angleterre, Écosse, Pays de Galles, Irlande du Nord), en plus de permettre aux citoyens de ces nations de s’exprimer sur les réformes politiques décidées par le gouvernement. Une mélodie connue au Québec.
Ces promesses devront déboucher sur des résultats acceptables pour les Écossais et pour les Anglais, les Gallois, les Irlandais… Non sur des réformes contraires aux promesses, comme celles faites aux Québécois par les gouvernements fédéraux en 1980 et en 1995. L’Écosse et le Québec divergent quant aux suites à donner aux promesses rompues. Disposant d’un système plus dynamique et plus enclin au nationalisme, l’Écosse a la capacité de rebondir et de s’engager vers son indépendance si d’aventure elle se trouvait devant un mur britannique. Quant au Québec, s’il est une chose que l’histoire a montrée, c’est l’incapacité de l’Assemblée nationale de s’unir contre des promesses rompues par le Canada anglais. Les non-francophones ont un poids déterminant sur l’un des partis définissant la politique québécoise, un poids accentué par l’évolution des dernières décennies. Une « union sacrée » des partis n’y est pas possible.
Comme si cela ne suffisait pas, les partis indépendantistes refusent constamment d’adopter des mesures faisant justice aux francophones de crainte de mettre en danger la stratégie référendaire, et notamment si ces mesures risquent de hérisser le Parti libéral du Québec, où l’influence des non-francophones est à son sommet quand il est dans l’opposition. Les 750 000 admissions d’immigrants de 1996 à 2013, à 85 % non francophones, ont élargi le mur opposé à l’indépendance. Elles ont également modifié en profondeur le système partisan, désormais multipartiste à parti dominant, le Parti libéral, système où sont évidemment réduites les chances du Parti québécois d’accéder majoritaire au pouvoir. Ces facteurs conjugués, il ne saurait y avoir de troisième référendum en vue.
C’est là que l’exemple écossais peut inspirer. Les négociations des mois à venir montreront que la démocratisation des institutions introduit un nationalisme affirmé dans les relations entre Londres et Edimbourg. C’est à partir de maintenant qu’il faudra observer avec attention comment s’ouvrira la voie vers l’indépendance.