Professeur émérite, UQAM.
Les raisons d’être déprimé aujourd’hui sont nombreuses et sérieuses. Sans être exhaustif, mentionnons le fossé qui s’élargit entre les plus riches et les plus pauvres, y compris dans les pays de l’OCDE[1], le réchauffement climatique et la dégradation de l’environnement combinée à l’épuisement des ressources naturelles, les politiques aveugles qui conduisent au désastre, sans oublier des pratiques politiques relevant d’une intégrité trop souvent douteuse, les réductions dans les services publics alors que la redistribution a été amendée en faveur des plus riches depuis trois décennies : réductions d’impôt, progressivité réduite, exemptions avantages fiscaux et autres cadeaux fiscaux qui expliquent en partie la croissance de l’endettement public. À ces facteurs plus structurels, il faut ajouter la cupidité et l’arrogance d’une grande partie de l’élite financière, l’impuissance et souvent le silence des dirigeants politiques à l’égard des dérives financières, l’absence de vision des partis politiques dont les programmes ne suscitent guère d’enthousiasme, une société civile de plus en plus active et même imaginative, mais de plus en plus fragmentée et faiblement organisée.
Comparativement à la déprime et au découragement, le mouvement des indignés à travers les « occupations », dans le sillage d’Occupy Wall Street, représente une réaction plus saine. En effet, la déprime conduit au découragement, au décrochage et souvent à l’indifférence, la pire des attitudes, alors que l’indignation constitue le premier pas d’un engagement civique. L’indignation ainsi partagée motive la résistance comme l’a très bien expliqué Stéphane Hessel dans un fascicule qui a connu une très large diffusion[2]. De telles occupations sont des mini-espaces publics, sans doute très fragiles, où la parole circule très librement portée par une conviction, celle de la nécessité de faire quelque chose pour un changement en profondeur. Même si de telles mobilisations « n’ont pas une pensée politique à leur disposition qui leur permette de les organiser et de les orienter[3] », elles mettent de l’avant des droits sociaux qui ont une forte légitimité au regard des intérêts des puissances de l’argent qui dominent maintenant le monde[4].
Pour nous inspirer davantage, nous ne disposons pas d’une grande théorie comparable à celle de Keynes (et de Beveridge) qui avait justifié sur le plan de l’économie politique l’arrimage du développement économique et du développement social comme réponse à la grande crise de 1929 et qui avait favorisé par le fait même le soutien des travailleurs (et même plus largement encore) aux partis sociaux-démocrates. Les défis plus spécifiques à notre époque, notamment ceux de la mondialisation et du respect de la nature, suffisent à montrer que les solutions d’un passé même récent sont nettement insuffisantes. Toutefois, l’histoire nous enseigne que les grandes transformations se sont le plus souvent produites qu’à la suite de catastrophes ou encore d’une forte prise de conscience du caractère intolérable d’une situation donnée. À défaut d’une révolution que personne apparemment ne souhaite et qui ne semble pas souhaitable non plus, il faut s’en remettre à une transformation en profondeur qui, même si elle se déployait par étapes, doit avoir un commencement bien identifiable pour marquer le départ. Cela suppose non seulement une large conscientisation des citoyens, mais aussi une alliance sociale qui propose un projet d’avenir voire une utopie concrète et qui soit capable de mettre en œuvre rapidement des réalisations significatives pour solidifier sa base et convaincre les indécis. En somme, une transformation de cette ampleur ne peut faire l’économie du politique.
Dans cette perspective, notre contribution est plutôt modeste. Nous tenterons simplement de montrer d’une part qu’une grande transformation est indispensable, puisque nous sommes proches du point de rupture, et d’autre part qu’elle n’est pas impensable, si l’on prend en considération la portée des réalisations existantes sans doute insuffisamment visibles. Dans un premier temps, nous caractériserons donc à grands traits la crise actuelle selon diverses dimensions révélant ainsi un monde qui se défait. Dans un deuxième temps, nous montrerons qu’un nouveau monde est possible comme le suggèrent aussi bien les nombreuses initiatives venant d’en bas, à l’échelle locale ou même nationale, que les réalisations venant d’en haut, notamment celles orientées vers une autre mondialisation.
Une crise multidimensionnelle : un monde qui se défait
La plupart des économistes hétérodoxes et des sociologues économiques s’entendent pour affirmer que la crise actuelle est financière, économique, sociale, politique et écologique et que toutes ces dimensions ont interdépendantes, emboîtées ou entremêlées. Autrement, cette crise multidimensionnelle ne saurait être résolue de manière durable sans la prise en charge de chacune de ces dimensions. Bien que le capital financier soit au cœur de la crise actuelle, son contrôle – par ailleurs indispensable pour éviter un désastre – ne saurait suffire pour s’orienter vers un développement soutenable. Ce dernier suppose aussi que la crise écologique et la crise sociale, qui « s’entremêlent et se codéterminent[5] », soient surmontées et que nous réalisions « un lent et coûteux réajustement des techniques, des localisations, des modes de vie, des systèmes de valeurs et de l’ordre géopolitique[6]. » En somme, « la sortie de crise ne saurait être définie en termes purement économiques » puisqu’elle suppose « la construction d’un nouveau système d’acteurs[7] » et un contrat social qui permettrait la prise en charge des divers éléments à la base d’un modèle de développement durable.
Cela dit, il ne faut pas sous-estimer le rôle central du capital financier dans les déséquilibres économiques actuels, y compris pour l’endettement des ménages et des États. Ainsi, la mondialisation, notamment la délocalisation de la production des pays du Nord vers la Chine et d’autres pays du Sud, a été encouragée fortement par la recherche de rendements plus élevés. Cela entraînera des effets négatifs sur l’emploi et les salaires dans les pays du Nord, réduisant par le fait même la demande finale pour ces biens. Pour maintenir leur consommation, les ménages touchés négativement n’auront d’autres choix que de s’endetter, ce que favorisera le système financier avec l’appui des gouvernements qui décideront de réduire les ponctions fiscales pour soi-disant relancer l’emploi, ce qui aura pour effet d’endetter également les États. Aux Etats-Unis, cela s’est traduit par la bulle immobilière et par suite la crise des subprimes (prêts à haut risque) alors qu’en Europe continentale ce fut par un filet social plus généreux et des dégrèvements fiscaux au profit des plus riches qui ont entraîné la crise de la dette souveraine. Cette montée de la finance et de la mondialisation s’est faite avec l’accord et même le soutien des gouvernements qui ont adopté des réformes apparemment marginales, lorsque considérées une à une.
La crise actuelle est constituée non seulement d’une domination du capital financier sur la production, mais d’une séparation du monde financier et du monde de la production. Ainsi, avec la financiarisation des entreprises, la logique industrielle a été remplacée par la logique financière qui s’est orientée quasi exclusivement vers la valeur actionnariale. Ce faisant, l’entreprise est vue d’abord comme un portefeuille d’actifs, d’où son dépècement éventuel et sa délocalisation lorsque cela apparaît favorable aux actionnaires. Ceux qui avaient des liens plus forts avec l’entreprise qu’il s’agisse des salariés et même des cadres sont maintenant exclus et impuissants quant au devenir de cette dernière. Il en est ainsi des communautés dont la prospérité dépendait en grande partie de la présence de ces entreprises. La séparation de la finance de l’économie est d’autant plus lourde de conséquences que la première évolue dans le temps court comme on peut l’observer à la bourse alors que la reconfiguration d’une économie nationale, par exemple, s’apprécie plutôt en termes de décennies.
Les pouvoirs publics sous la gouverne de partis de droite et même de gauche ont favorisé cette autonomisation de la finance en autorisant sa mobilité à l’échelle mondiale et sa libéralisation à l’échelle nationale. Maintenant, la finance est non seulement au cœur de l’économie qu’elle domine, mais aussi des gouvernements. Outre l’importance qu’elles accordent au lobbying, les élites financières et économiques sont aujourd’hui en lien direct avec les dirigeants politiques, les administrations publiques et les académiques supposément indépendants. Ainsi, les dirigeants politiques même les moins à droite, comme c’est le cas de Barak Obama, consultent en premier lieu les financiers pour leurs grandes décisions, supposant que ces derniers sont le mieux placés pour relancer la croissance et éventuellement l’emploi. Il n’est pas difficile de comprendre que les aides massives aux institutions financières sans grande contrepartie peuvent trouver là leur explication de même que les projets de lois et de règlements favorables qui leur sont favorables. Comme l’écrivent S. Blankenburg et J. G. Palma, « the banks are inside the goverment », d’où la résistance des gouvernements à procéder à des changements en profondeur[8]. Pour François Chesnais, le tour de force le plus invraisemblable a été de transformer une grande partie des dettes des institutions financières en dettes des États que doivent maintenant rembourser les citoyens alors qu’une partie de leur épargne a disparu. Selon l’économiste français, un examen de la source de cette dette pourrait bien montrer qu’elle est en grande partie illégitime[9]. En somme, aux États-Unis comme ailleurs, les intérêts de la société sont remplacés par ceux des financiers et des classes aisées « qui peuvent utiliser à leur profit les processus spéculatifs qui en dérivent[10] ». Il est pertinent de rappeler ici que la spéculation est constituée principalement d’« opérations à la fois risquées, motivées par l’espoir d’une plus-value, et sèches, c’est-à-dire sans contrepartie directe dans la sphère réelle de l’économie[11] ». Comment mieux expliquer que la finance (spéculative) et l’économie sont de plus en plus séparées ?
Depuis plus de deux décennies, les banques elles-mêmes se sont transformées en s’éloignant de l’intermédiation pour une finance de marché, renvoyant ainsi à des tiers les risques à travers la titrisation. Les innovations financières combinées aux nouvelles technologies de communications ont favorisé une hypertrophie de la finance. Ainsi, « une situation où les transactions afférentes au PIB mondial ne représentent que 1,6 % des transactions totales traduit un degré très élevé d’hypertrophie de la sphère financière par rapport à celle de l’économie réelle, là où la richesse est produite[12] ». Autres chiffres révélateurs de cette hypertrophie, les échanges mondiaux de marchandises et de services qui s’élèvent à 19 505 milliards de dollars représentent moins de 0,2 % des 1 015 000 milliards de dollars de transactions sur le marché des changes[13]. Lorsqu’on regarde les rendements escomptés et les rémunérations offertes aux dirigeants du monde de la finance, on se doit de conclure que les incitations à produire de la richesse sont pratiquement inexistantes pour ceux qui veulent s’enrichir. Laissé à lui-même sans véritable contrôle, le capital financier entraîne l’économie mondiale vers une catastrophe.
De plus, le modèle de croissance des pays qui en sont maintenant le moteur, tels les pays les plus importants d’Asie, d’Amérique latine et même d’Afrique, est lui-même non soutenable. En 2011, ces pays contribuent davantage à la croissance que les pays membres de l’OCDE, d’où un « grand basculement » réalisé en quelques décennies en faveur de quatre modèles de croissance extravertie[14]. D’abord, la Chine qui est devenue l’atelier du monde (Cargo Export) s’est donné un modèle axé sur les exportations de biens dont les avantages reposent sur de bas salaires et de faibles contraintes environnementales combinées à une politique de change agressive et à une collaboration étroite de l’État et du secteur privé alors que le marché intérieur est à la fois réprimé et protégé. De même, l’Inde devenue le bureau du monde (Soft Workers) exporte vers les pays du Nord des services dans le domaine de l’informatique, de l’ingénierie et de la comptabilité en misant sur l’avantage des bas salaires. Ce pays est passé d’une économie reposant largement sur l’agriculture à une économie de service sans avoir connu une industrialisation massive. Les deux autres modèles reposent également sur une croissance extravertie, il s’agit de pays du Sud qui exportent leur main d’œuvre (Walkshop), tels les Philippines, dont une grande partie des salaires obtenus au Nord sont transférés dans le pays d’origine, ce qui représente pour les dix pays plus importants 20 % de leur population et un apport de revenus correspondant plus ou moins à 10 % de leur PIB. Pour plusieurs de ces pays, l’exportation de la main d’œuvre représente apparemment une stratégie de développement. Enfin, certains pays tels les pays du golfe Persique pour le pétrole connaissent une croissance également extravertie fondée sur l’exportation de matières premières (Serial Renters). Souhaitons que le Plan Nord de Jean Charest ne contribue pas à inscrire le Québec dans ce modèle de croissance extravertie.
Dans un premier temps, la croissance extravertie de ces divers pays a pu être considérée comme avantageuse pour toutes les parties. Elle représentait un progrès au sud alors que dans les pays du nord « leurs multinationales pouvaient produire à bas coût, et leurs citoyens acheter des marchandises et des services à des prix défiant toute concurrence.[15] ». Maintenant, elle apparaît de plus en plus fragile puisque la demande des pays du nord repose sur un endettement de moins en moins soutenable et, dans certains cas, dépendant des pays du sud. Pour ces pays, elle engendre des inégalités de plus en plus marquées de même qu’une dégradation de l’environnement, sans oublier l’épuisement des ressources naturelles. Si la création d’un marché interne dans les pays du Sud pourrait constituer une solution, il apparaît en même temps qu’une généralisation du mode de vie occidentale ne serait pas soutenable en raison de l’empreinte écologique en résultant. De plus, les pays du Nord n’auraient plus d’intérêt de poursuivre leur importation de biens et de services si les pays du Sud y intégraient les coûts environnementaux et du travail décent, sans oublier ceux du transport en croissance. Entretemps, « cette dissociation des consommateurs du nord de produits manufacturiers avec les producteurs du sud profite à une partie des salariés du nord qui accroissent ainsi leur pouvoir d’achat, mais au détriment d’une grande partie de la classe ouvrière d’hier aujourd’hui sans travail et à faible pouvoir d’achat[16] ». En somme, le modèle de croissance se révèle à terme insoutenable aussi bien au Nord qu’au Sud.
Comme nous venons de l’entrevoir sans doute trop rapidement, la crise actuelle est constituée de trois grandes séparations : séparation entre l’économie et la société, séparation entre l’économie et la finance et séparation au sein même de la finance entre des activités financières d’intermédiation et une finance spéculative. Ces trois séparations auxquelles il faut ajouter la non-prise en charge des coûts environnementaux entraînent une destruction du monde qui était le nôtre jusqu’ici. Comme l’explique Alain Touraine, la crise actuelle n’est pas simplement la crise du capitalisme, mais une crise de la société capitaliste qui pourrait conduire à la disparition des acteurs sociaux au cœur de cette société, des conflits traditionnels qui surgissaient le plus souvent dans la production et dans les interventions de l’État, notamment la culture qui permettait à l’État d’intervenir « poussés par les victimes de la gestion économique imposée par les dirigeants capitalistes.[17] » Mais comme l’affirme le sociologue français, une société capitaliste n’a jamais été complètement dominée par le capitalisme. Il faudrait ajouter que la production de biens et de services, et donc l’économie (au moins substantive dans le sens de Polanyi), n’a jamais été complètement capitaliste puisqu’une partie priorisait le service aux membres comme dans les coopératives et les mutuelles, une autre partie relevait d’une économie non marchande, ce qui était le cas principalement du secteur public, et une troisième partie pouvait être considérée non monétaire en raison de la contribution du bénévolat dans les associations, par exemple. Enfin, l’économie capitaliste elle-même s’est toujours appuyée sur des contributions provenant notamment des États, des collectivités, des associations et plus largement de l’entraide qui reposent principalement sur le non marchand et le non monétaire. Nous tenterons maintenant de voir comment un monde a déjà commencé à se reconstruire, à partir de quelques indices sans doute modestes, mais qui devraient être suffisants pour laisser voir qu’« un autre monde est possible ».
Un monde à reconstruire, des raisons d’espérer
La crise actuelle n’entraîne pas nécessairement un au-delà progressiste. Elle révèle sans doute le cul-de-sac où nous mènent le productivisme et la croissance comme principale finalité sociale. Mais, loin de fournir spontanément les moyens de s’en sortir, elle a entraîné une réduction des ressources collectives, elle a affaibli les acteurs sociaux et l’État lui-même et elle a appauvri la majorité de la population, à commencer par les plus faibles. En revanche, cette crise a été perçue par plusieurs comme une invitation pressante à réaliser une grande transformation voire une révolution, d’où l’importance de bien profiter de l’opportunité qu’elle représente. Pour ne pas prendre ses désirs pour des réalités, il nous semble nécessaire d’identifier les initiatives et les efforts tentés au cours des dernières années pour repenser notre mode de production et de consommation, notre façon de penser la politique et plus largement encore nos rapports au monde et à la nature. Dans cette perspective, nous examinerons sans doute trop rapidement comment la reconstruction semble s’amorcer d’abord à partir d’en haut, avec la mouvance altermondialiste, puis à partir d’en bas entre autres avec la myriade d’expérimentations et d’initiatives allant dans le sens d’un développement plus durable et d’une économie plus ancrée dans le territoire et plus solidaire. Notre contribution demeure d’autant plus modeste et partielle que nous ne visons qu’à suggérer la poursuite d’une recherche et d’une réflexion dans cette direction.
Reconstruire par en haut : vers une autre mondialisation ?
À bien des égards, la mondialisation représente à la fois le pire et le meilleur[18]. Le pire puisqu’elle a favorisé la domination de la finance sur l’économie et la société, l’augmentation des inégalités entre les plus pauvres et les plus riches, l’extraversion de la croissance, au moins dans les pays du sud, et à l’impuissance des États nationaux. Le meilleur puisqu’elle a également favorisé de nouvelles formes coopération internationale, une conscience plus nette de l’unité solidaire de l’humanité et d’une communauté de destin sur cette planète, et l’émergence de nouveaux acteurs et de nouveaux espaces de débat public. Il apparaît maintenant plus clairement que de nombreuses questions ne peuvent trouver réponse qu’en prenant en considération à cette échelle des questions telles que celles concernant l’environnement, la dégradation de la biosphère, la gestion de certains biens mondiaux et la mise en place de normes sociales touchant le travail décent, sans oublier la régulation des conflits entre entités nationales. En somme, nous devons à la fois démondialiser en reterritorialisant certaines activités économiques (comme nous le verrons dans les initiatives venant d’en bas) et remondialiser (comme nous tenterons de le suggérer maintenant) à travers une autre mondialisation ouverte sur une solidarité élargie à l’ensemble de l’humanité et orientée vers un développement durable et des échanges plus équitables entre le nord et le sud. Même si les forces dominantes de la globalisation sont encore celles des grandes entreprises capitalistes et des instances internationales telles la Banque mondiale (BM) et le Fond monétaire international (FMI), la mouvance altermondialiste issue de la société civile représente un contrepoids et de plus en plus une force de proposition.
Le mouvement tiers-mondiste de lutte contre l’endettement et les ajustements structurels constitue sans doute l’ancêtre de la mouvance altermondialiste. Cette dernière s’affirme dans les années 1990 par sa présence dans les grandes conférences de l’ONU à commencer par le Sommet de la terre de Rio en 1992 et par l’opposition aux politiques proposées par les grandes institutions internationales à commercer avec la rencontre l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Seattle de 1999, un tournant où la force de mobilisation citoyenne s’est imposée aux yeux du monde. Les thématiques mises de l’avant se sont alors élargies pour inclure l’environnement, la démocratisation des instances internationales, la lutte contre les inégalités, une autre mondialisation (passage de l’antimondialisation à l’altermondialisme) et un autre modèle de développement.
Les Forums sociaux mondiaux, qui ont débuté en 2001 à Porte Allegre et qui se poursuivent régulièrement depuis, mettent bien en lumière certaines spécificités de la mouvance altermondialiste comme acteur social engagé dans une autre mondialisation et un autre développement. Comme tel le Forum social mondial constitue un espace ouvert pour ceux et celles qui remettent en question la mondialisation et le capitalisme, un espace ouvert qui refuse de s’enfermer dans des recommandations bien arrêtées[19]. On se situe donc principalement sur le terrain de la société civile et de débats qui demeurent politiques. Après plus d’une décennie, l’expérience des Forums montre clairement que cette mouvance ne constitue pas un mouvement social comme on l’entend généralement. Nous sommes plutôt en présence d’un ensemble hétéroclite où l’on retrouve des participants provenant de divers mouvements sociaux (nouveaux et anciens), soit sans doute, des groupes écologiques, des groupes de femmes, des groupes de jeunes, des organisations relevant de l’économie solidaire, mais aussi des syndicats, des organisations paysannes, des organisations coopératives et de l’économie sociale. Cette diversité représente à la fois une richesse et une alliance large, comme plusieurs le souhaitaient sans y croire, mais elle soulève manifestement d’importants défis tant sur le plan du fonctionnement démocratique que de la cohérence quant aux perspectives d’avenir[20].
Les thématiques principales, qui intéressent la mouvance altermondialiste, circonscrivent un espace de débat public qui correspond à ce qu’on pourrait appeler un nouveau paradigme, une nouvelle vision concernant le modèle de développement, le rapport à la nature et à l’environnement, la démocratie, la lutte contre les inégalités, le rôle de la finance, la place de l’économie dans la société, etc. Comme plusieurs l’ont relevé, « ce qui a manqué jusqu’ici c’est d’avoir une vue d’ensemble de la nouvelle société qui se forme[21] » et du nouveau monde qui serait possible. À cet égard, les thématiques traitées par les Forums sociaux mondiaux sont suffisamment larges pour permettre la confrontation des points de vue nécessaire à un renouvellement de la pensée. Ce travail se fait également dans d’autres organisations relevant de la mouvance altermondialiste telle ATTAC (Association pour la taxation des transactions pour l’aide aux citoyens) qui a été créée en 1998 et qui est présente maintenant dans 38 de pays. Bien que centrée plus sur les méfaits de la globalisation financière, et ayant donné lieu à l’occasion à des controverses, cette association internationale tente maintenant d’établir des liens avec des expérimentations et des initiatives de la société civile relevant du développement durable et même de l’économie sociale et solidaire.
Parmi les débats qui ont cours au sein de l’altermondialisme, on peut relever ceux opposant la croissance et de la décroissance, l’anticapitalisme et la transformation du capitalisme, le réformisme et la révolution (pour certains). Il n’est pas question de reprendre ici ces débats, sinon pour mentionner que des compromis s’élaborent parfois à partir d’une meilleure compréhension des enjeux, parfois en acceptant de demeurer dans le doute tout en s’engageant dans des directions dont la portée n’est pas manifeste à court terme. De même, l’opposition de la croissance et de la décroissance est en partie désamorcée lorsqu’on pose la question : « que doit-on faire croître et que fait-on décroître[22] ? » Ainsi la décroissance de ce qui est toxique et de ce qui exige davantage d’énergie fossile peut s’imposer au moins en principe[23]. De même, la croissance pour les biens et services qui reposent sur une haute qualité énergétique (HQE) et une haute qualité sociale (HQS) apparaît désirable comme c’est le cas du transport en commun et de l’aménagement plus humain des grandes villes. Plus largement, « corriger la croissance économique par une mesure du bien-être ou de la qualité de vie permettrait de sortir du faux dilemme croissance/décroissance en instituant d’autres évaluations du développement de la société[24] ».
Les débats qui mettent de l’avant l’anticapitalisme, la sortie du capitalisme ou son dépassement peuvent se rejoindre dans la perspective d’un mode de développement qui fasse du développement social et individuel sa priorité et de l’économie un moyen tout en considérant l’intégrité écologique comme incontournable. Il va de soi qu’une telle hiérarchisation ou conjugaison de l’économique, du social et de l’environnement n’est pas possible sans un approfondissement et un élargissement de la démocratie. Quant à savoir si cette grande transformation peut se réaliser dans le cadre du capitalisme (sans doute transformé), on peut en douter, mais « la question doit demeurer ouverte[25] ». Comme Alain Lipietz le propose, « il ne faut pas attendre d’avoir renversé le capitalisme pour entreprendre de sauver la planète[26] » et, nous ajoutons, pour s’orienter vers un développement plus soutenable et plus équitable. Dans cette perspective, « la réduction des inégalités est absolument décisive pour que tous accèdent à des modes de vie soutenables et désirables[27] ». Comme on l’entrevoit, le débat et la référence à des pratiques conséquentes donnent à l’idée d’un autre modèle de développement une existence et une conviction de plus en plus partagée par ceux qui recherchent une alternative à la globalisation néolibérale. Cette vision plus ou moins intégrée constitue également la base d’une espérance.
Cette vision du développement questionne la façon dont la croissance dans les divers États et dans les organismes internationaux est mesurée. En 1990, le Programme des Nations unies pour le Développement (PNUD) a mis au point l’indice de développement humain (IDH) avec l’aide de deux économistes originaires des pays du Sud, l’économiste indien Amartya Sen et l’économiste pakistanais Mahbub ul Haq. Cet indice prend en considération l’espérance de vie, le niveau d’éducation et le niveau de vie. Un indice dérivé de l’IDH rend en compte les disparités entre les hommes et les femmes (Gender-related Development Index). En 2011, l’OCDE a proposé un indice du mieux vivre dont les indicateurs sont le logement, l’emploi, la santé, la satisfaction vis-à-vis la vie, la sécurité, le lien social, le bien-être, l’environnement (qualité de l’air dans les villes), l’équilibre famille-emploi, les revenus et la gouvernance[28]. Même si cet indice du mieux vivre repose sur onze critères plutôt que trois avec l’IDH, ces derniers demeurent trop dépendants du PIB par habitant. Cependant, ce nouvel indice comme celui du PNUD a le mérite de contribuer au débat sur la mesure de la richesse et de montrer les limites du PIB pour en mesurer la croissance.
Dans la mesure où le paradigme d’un autre modèle de développement réussit à s’imposer au sein de la société civile et à l’échelle du monde, une autre façon de concevoir la richesse et sa mesure s’imposera. Il sera également plus facile de voir comment être plus équitable non seulement entre le Nord et le Sud, mais aussi au sein de chacune des sociétés nationales. La reconstruction d’une autre économie suppose aussi un autre imaginaire ce qui ne saurait s’imposer sans une nouvelle compréhension des rapports entre l’économie, la société et la nature. Sur ce point, il faudrait poursuivre la recherche et la réflexion pour voir comment les très nombreuses ONG et leurs regroupements évoluant à l’échelle internationale contribuent non seulement à l’approfondissement et à la diffusion de cette compréhension, mais également à des pratiques et des réalisations conséquentes. De même, dans la plupart des grandes organisations internationales, il existe aussi des niches tels le programme LEED (Local Economic and Employement Development) de l’OCDE et le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) où des chercheurs, des acteurs et des hommes politiques non seulement mènent de telles réflexions, mais aussi soutiennent à l’occasion des initiatives de la société civile et l’élaboration de politiques qui vont dans le sens d’un autre modèle de développement. Il y a là non seulement des brèches dans le système, qui peuvent s’élargir en période de crise, mais aussi des motifs d’espérance qui viennent d’en haut et parfois de là où on ne s’y attend pas.
Reconstruire par en bas : l’exemple de l’économie sociale et solidaire
À l’occasion de la crise financière, Joseph Stiglitz relevait qu’on n’accorde pas suffisamment d’attention à cette autre économie que représentent les entreprises relevant de l’économie sociale et de l’économie publique[29]. Ces entreprises évoluent parfois dans le cadre du marché, mais elles ne s’en remettent pas à la soi-disant autorégulation des marchés ni à la recherche irraisonnée du rendement maximal puisqu’elles ne sont pas administrées par des actionnaires et que leur finalité est le service à leurs membres. En même temps, ces entreprises non capitalistes sont généralement reconnues pour la qualité de leur service et pour leur résilience devant les grandes turbulences que représentent les grandes crises. Autrement dit, elles ne sont pas des entreprises capitalistes puisque ces dernières confient le pouvoir aux seuls actionnaires (ou leurs représentants) et recherchent les rendements les plus élevés. L’économiste américain, prix Nobel, qui a été entre autres l’un des conseillers économiques du président Clinton et vice-président sénior et économiste-chef à la Banque mondiale concluait que ce qui fonctionne le mieux aux Etats-Unis, c’était ce que nous appelons l’économie sociale, soit des coopératives et des organisations sans but lucratif que l’on retrouve par exemple dans l’éducation et le logement social. En conséquence, il ajoutait que nous devrions accorder plus d’attention à cette autre économie.
Un autre américain, Lester M. Salamon, qui a mené de nombreuses études sur les associations sans but lucratif et le travail bénévole aux Etats-Unis et dans le monde, a bien montré leur poids en termes d’emplois et d’activités économiques. La part de l’emploi de ces associations est de 5,6 % de la main d’œuvre pour les 42 pays qu’il a étudiés, mais elle atteint 15,9 % en Hollande, 12,3 % au Canada, 11 % au Royaume-Uni, 9,6 % en Suède, 9,2 % aux Etats-Unis et Japon 8 %[30]. Leur poids économique est toutefois un peu moins important, soit de 7,3 % pour le Canada (6 % si l’on exclut le travail bénévole). Les revenus de ces associations proviennent à 50 % de revenus générés par leur activité, à 36 % du gouvernement et à 14 % de la philanthropie.
Ces associations se retrouvent dans un très grand nombre d’activités relevant pour la plupart de l’intérêt général, soit dans les hôpitaux, les universités, les organisations professionnelles, les centres de soins, les services de garde, les organisations de développement communautaire, les cliniques médicales, les groupes environnementaux, les agences de conseil aux familles, les groupes d’entraide, les associations sportives, les groupes religieux, les centres de formation professionnelle, les organisations de défense de droits, les associations communautaires, l’aide alimentaire, les centres d’accueil pour les sans domicile fixe, etc. Enfin, dans une autre étude, Lester M. Salomon a montré l’importance du seul travail bénévole dont la population représente à l’échelle du monde environ un milliard de personnes, qui si on les réunissait dans un pays, ce pays serait le second après la Chine en termes de population (données de 2005)[31] et la septième économie du monde avec un PIB de 1 348 milliards $.
En ce qui concerne le Québec, les associations ont connu une croissance considérable passant de 5302 en 1956 à 23 330 en 1976[32] pour atteindre 57 070 en 2011[33]. En 2003, les associations sans but lucratif représentaient 29 % de celles existant au Canada. En excluant les hôpitaux, les universités et les collèges qui font plutôt partie du secteur public, les associations sans but lucratif avaient des revenus atteignant 17 milliards de dollars, des effectifs de salariés s’élevant à 324 000 et un effectif de bénévoles de 4,4 millions[34]. Les revenus de ces associations proviennent à 49 % du gouvernement, à 36 % de revenus générés et à 15 % de dons et d’autres sources. Les chiffres concernant les coopératives et les mutuelles sont plus facilement disponibles, mais sont néanmoins indispensables pour rendre compte de l’importance de l’économie sociale et solidaire au Québec. À l’exception de certaines coopératives évoluant dans le secteur des services d’intérêt général, les revenus des coopératives proviennent principalement de la vente de biens et de services. En 2008, on comptait 3300 coopératives et 39 mutuelles pour un chiffre d’affaires de 22 milliards $ (dont 9 milliards dans le non financier) avec des effectifs salariés de 88 000 (dont 45 000 dans le non financier), sans oublier 22 000 dirigeants bénévoles[35].
L’économie sociale et solidaire à travers ses diverses composantes que sont les coopératives, les mutuelles, les associations, les fonds de travailleurs et certaines fondations (dont Centraide) réussit dans divers domaines à faire le lien entre l’économie et la société en donnant la priorité à la finalité de services et en s’appuyant pour ce faire sur une gouvernance démocratique où le pouvoir n’est pas donné aux actionnaires. De même, dans le cas où il y a distribution de surplus pour les coopératives, ceux-ci sont distribués à la réserve (fonds propre), à la communauté et aux membres. Les décisions concernant les surplus et les orientations stratégiques ne peuvent faire l’économie d’un fonctionnement démocratique qu’assure un statut juridique bien connu. C’est sans doute ce qui manque aux entreprises capitalistes qui s’engagent dans la responsabilité sociale. Bien que cette dernière suppose également la participation des parties prenantes à l’opération de triple reddition de compte (économique, social et environnemental), aucune loi ne les oblige à une telle opération, à l’exception des entreprises publiques qui doivent le faire en vertu d’une loi les concernant.
L’économie sociale au Québec est constituée non seulement d’entreprises, mais de divers regroupements sectoriels, régionaux et nationaux qui tissent ainsi une sorte de toile relativement serrée. Au départ, ces entreprises se diffusent le plus souvent à partir de l’essaimage selon le modèle de la talle de fraises. Chacune entité conserve généralement son ancrage local et son autonomie, mais elle est reliée aux autres dans un même secteur ou dans un même territoire pour former une sorte de mouvement. Dans cette perspective, la participation des bénévoles comme dirigeants favorise la mise en place de mini-espaces publics. Lorsqu’une entreprise se donne une finalité sociale (une finalité autre que le profit maximal), elle doit donner un contenu précis à cette finalité cette dernière qui peut signifier aussi bien la création d’emploi que des services à la communauté, il faut donc la préciser et la discuter. D’où la nécessité d’instances de décision démocratique pour y arriver. Enfin, l’économie sociale a émergé le plus souvent par grappes dans des contextes historiques et sociaux bien définis.
Ainsi, les grandes crises du capitalisme depuis le mieux du XIXe siècle ont presque toujours donné lieu à un nouveau cycle d’économie sociale et solidaire[36]. À cet égard, la crise actuelle présente des aspects relativement spécifiques, soit son caractère multidimensionnel (comme nous l’avons montré dans la première partie), mais également le fait qu’elle résulte de crises contemporaines qui n’ont pas été complètement résolues, la crise culturelle de la fin des années 1960, la crise économique des années 1980 et maintenant une crise multidimensionnelle. Le premier cycle celui des années 1960 répond à la crise des valeurs du travail, de la production et de la consommation de masse. Les innovations font alors appel à l’autogestion et à la démocratisation des rapports de travail et de consommation où prédominent les aspirations et des projets dits alternatifs. Ces innovations sociales sont portées par de nouveaux mouvements sociaux qui commencent à être diversifiés (culturels, antinucléaires, féministes, écologiques, etc.) même si le mouvement ouvrier est alors prédominant. Beaucoup des expérimentations de cette époque, qui misaient sur le volontarisme et le communautarisme, ont été incapables de relever les défis de l’institutionnalisation et du marché. Certaines se sont maintenues jusqu’à aujourd’hui passant bien souvent d’une vision de société alternative à celle d’entreprise alternative. Ce qu’il convient de retenir, c’est que plusieurs des valeurs postmatéralistes alors mises de l’avant (épanouissement des individus, convivialité, autonomie, créativité, la qualité de vie) demeurent encore actuelles, d’autant plus que les changements escomptés ne se sont pas produits en raison justement de la crise économique qui s’impose par la suite.
La crise des années 1980 et 1990 a été celle de la crise non pas du travail, mais de l’emploi et de l’État providence qui sera de plus en plus incapable de répondre aux nouvelles demandes sociales pour des raisons entre autres financières. Les expérimentations et les initiatives qui surgissent alors cherchent d’abord à répondre à des besoins selon un certain pragmatisme et une valorisation de l’entrepreneurial collectif, mais elles sont également portées par des aspirations de démocratie participative de la part non seulement des travailleurs, mais de plus en plus des usagers, notamment dans les services aux personnes, d’où un compromis avec l’État pour une institutionnalisation. Parmi les filières d’activités les plus importantes relevons celles du développement local (gouvernance participative, fonds de développement, centres de service, guichet unique), de l’insertion et formation professionnelle, des services de proximité (services de garde, aide domestique), de la finance solidaire avec des fonds dédiés à l’économie sociale et de la finance responsable avec des fonds orientées vers la création d’emploi et d’entreprise, notamment les fonds de travailleurs et leurs filiales. C’est d’ailleurs au cours de cette période que l’économie sociale sera reconnue avec la création du Chantier de l’économie sociale en 1996 et la revitalisation du Conseil québécois de la coopération (CCQ) qui deviendra par la suite le Conseil québécois de la coopération et de la mutualité (CQCM).
Aujourd’hui, ce cycle a atteint sa maturité, soit une certaine pérennité et une irréversibilité. Il continue d’être important d’autant plus que certains réseaux comme celui des services de garde avec les CPE et celui de l’aide à domicile ne sont pas encore complètement terminés. Enfin, ce qui est le plus déterminant pour l’avenir a sans doute été la mise en place d’un système québécois d’innovation sociale qui fournit à ces entreprises non seulement du financement, mais aussi des services plus adaptés sous l’angle de la formation de la main-d’œuvre, des services aux entreprises et de la recherche en partenariat avec les universités, par exemple. À cela s’ajoute des regroupements régionaux concernant aussi bien l’économie sociale à travers des pôles régionaux en liaison avec les Chantiers d’économie sociale que des coopératives avec les coopératives régionales de développement en liaison avec le CQCM, sans oublier la revitalisation des milieux ruraux avec Solidarité rurale et ses agents de développement rural et enfin l’ouverture des communautés autochtones à l’économie sociale (les coopératives étaient fortement présentes chez les Inuits depuis longtemps).
Depuis 2000 et surtout avec la crise actuelle, un nouveau cycle semble en voie d’émergence comprenant deux grands volets : un premier qui tente de répondre aux urgences et un volet pour contribuer plus directement à une grande transformation qu’exigent les grands défis identifiés précédemment. Pour répondre aux urgences, relevons des initiatives devant les besoins élémentaires non satisfaits (ex. logement et alimentation), le besoin de reconversion professionnelle et économique, l’endettement des ménages, les activités et les territoires orphelins négligés par la finance parce qu’insuffisamment rentables. Pour la transition vers une grande transformation, relevons la production de services basés sur la proximité et l’immatérialité, la culture et le loisir, les services liés à des droits sociaux (santé, éducation, mobilité, justice, etc.), les transports notamment dans les milieux ruraux, la finance solidaire et socialement responsable, le commerce équitable, l’économie immatérielle reposant sur les compétences et le savoir, les commons naturels (eau et air) et artificiels (patrimoine, culture), les productions artisanales et du terroir, les énergies renouvelables, et plus largement une croissance fondée sur la qualité et la faible consommation d’énergie, y compris celles provenant des sources renouvelables.
Ce nouveau cycle d’innovation sociale au sein de l’économie sociale que l’on peut observer sur l’ensemble du territoire du Québec existe également dans des petites entreprises artisanales soucieuses de qualité et en lien direct avec leurs clientèles dans des domaines de plus en plus nombreux tels les micro-brasseries, les chocolateries artisanales, les boulangeries et les pâtisseries de quartiers, la production des fromages fins et la restauration notamment celle soucieuse d’une alimentation plus saine. Plus largement, mentionnons certaines entreprises qui se sont engagées sérieusement dans des démarches de responsabilités sociales et qui s’ouvrent aux parties prenantes pour leur audit selon la triple reddition de compte (sociale, économique et environnementale). En somme, si la crise actuelle avec notamment la financiarisation entraine une séparation de l’économie et de la société, nous avons ici de nombreux exemples où les passerelles entre l’économie et la société ont été posées à partir justement de ce qui relève d’une démocratisation de l’économie, un domaine où l’économie sociale a été jusqu’ici plus systématique que toutes les autres formes d’entreprises. Si ces initiatives plus récentes de même que celles plus anciennes participent à la reconstruction de l’économie à partir d’en bas et d’un ancrage dans le territoire, elles apparaissent par ailleurs de plus en plus en phase avec un modèle de développement susceptible de répondre aux grands défis que soulève la crise actuelle et également en convergence avec les grandes thématiques soulevées dans les Forums sociaux mondiaux, ce qui expliquerait d’ailleurs leur rencontre.
Conclusion
La crise actuelle laisse bien voir comment la croissance tirée par la finance qui a marqué les deux dernières décennies nous a conduits dans un cul-de-sac voire au bord de la catastrophe. Il est paradoxal que cette même finance arrive encore aujourd’hui à dominer les pouvoirs publics et à mettre en tutelle quelques États européens comme elle l’avait fait à l’époque des ajustements structurels pour des pays du sud en difficulté. Pourtant, cette même crise a révélé clairement que la mondialisation n’entraînait pas nécessairement la convergence des trajectoires nationales selon le modèle néolibéral anglo-saxon. La diversité des trajectoires nationales apparaît plus clairement avec les réponses nationales relativement contrastées à la crise, ce qui ne facilite pas une concertation pourtant nécessaire entre ces États. Cette crise a également conduit à un déclassement du modèle anglo-saxon dont les Etats-Unis et le Royaume-Uni qui représentaient le modèle à imiter. Cependant même affaiblis, les gouvernements apparaissent maintenant incontournables puisque c’est à cette échelle que s’expriment principalement les demandes et les luttes sociales, c’est à cette échelle également que les biens publics nécessaires au développement d’une société et de son économie sont reconnus, favorisés et préservés. Comme l’écrit Robert Boyer, « c’est dans ce contexte qu’il faut interpréter les stratégies du retour à l’État-nation, espace sur lequel peut-être mieux assurée la légitimité politique. La tâche des gouvernements sera alors de réduire l’écart entre espaces économiques et politiques[37] ».
Par ailleurs, la déprime qui atteint de plus en plus de citoyens de même que l’indignation manifestée à l’égard de la globalisation financière proviennent en grande partie de l’impuissance des pouvoirs publics, notamment l’incapacité des partis politiques de gauche à se donner un programme politique qui permettrait d’entrevoir comment une transformation du modèle de développement pourrait s’opérer. N’est-ce pas ce qui explique que ce sont vers les chefs les plus populistes, y compris au sein de la gauche, et vers les partis conservateurs à tendance néolibérale que se tournent citoyens lorsqu’ils se présentent aux urnes ? On conviendra qu’un parti politique même de masse ne peut pas à lui seul redéfinir un nouveau paradigme, une nouvelle vision du développement qui permettrait peut être de faire de la politique autrement. La libéralisation et la globalisation financière ont détruit les instruments qui permettaient aux États de réguler l’économie et d’harmoniser le développement économique et social comme le faisait la social-démocratie dans le passé. Il n’existe plus de grande théorie ni de coffre à outils prêts à être utilisés. Un paradigme sociétal se construit à une autre échelle qui est celle des mouvements sociaux et plus largement de la société civile sans doute en interaction étroite avec l’État.
Dans cette perspective, nous avons centré notre attention sur la mouvance altermondialiste qui représente une sorte de contrepoids au discours dominant et sur l’économie sociale et solidaire qui a connu un renouvellement significatif depuis plus de deux décennies. Cela dit, il s’agit de deux ensembles plus ou moins hétéroclites dont le poids économique et politique ne se compare pas à ceux qui ont l’oreille des plus hauts dirigeants politiques à l’échelle des pays et du monde. Toutefois, ces mouvements expriment bien les défis paradoxaux du développement aujourd’hui, soit ceux de mondialiser et de démondialiser, d’assurer à la fois la croissance et la décroissance dans la perspective d’un développement durable où l’économie devient un moyen pour le développement social et individuel et où l’intégrité écologique est posée comme incontournable. Ce modèle de développement suppose également de nouvelles solidarités entre le nord et le sud et entre les générations présentes et à venir. Il suppose aussi une démocratisation de l’économie puisque ce développement soulève plusieurs défis dont celui du rapport de l’économie et du social pour être équitable, celui du rapport de l’économie et de l’environnement pour être viable et celui du social et de l’environnement pour être vivable. La résolution de ces défis suppose la participation des parties prenantes à l’entreprise, y compris la communauté environnante. Il suppose également des politiques publiques correspondantes.
En somme, alors que la grande finance tente par tous les moyens de contourner les pouvoirs publics et l’expression de la démocratie, les expériences que nous avons examinées trop rapidement font l’hypothèse inverse, soit en affirmant le rôle incontournable de l’État dans la régulation et la nécessité d’investir dans l’expression démocratique. Si ces seuls paramètres sont insuffisants pour renouveler les programmes des partis politiques, ils présentent un premier cadrage qui pourrait permettre de penser une social-démocratie renouvelée reposant sur une diversité de mouvements sociaux avec une grande ouverture sur la société civile, une social-démocratie soucieuse d’harmoniser non seulement le développement social et le développement économique, mais aussi de faire de l’intégrité écologique un incontournable et donc de questionner la croissance tout en donnant la priorité à l’emploi (ce qui n’est pas contradictoire puisque la qualité est intensive en emploi). Cette vision qui commence à prendre forme quant à notre avenir collectif et les efforts tentés pour reconstruire à partir d’en haut et à partir d’en bas ne fournissent-ils pas quelques raisons pour espérer un avenir meilleur, à commencer ici et maintenant ?
[1] OCDE (2008), Croissance et inégalités – Distribution des revenus et pauvreté dans les pays de l’OCDE, Paris, 341 p.
[2] Stéphane Hessel (2010), Indignez vous, Montpellier, Indigène Editions, 32 p.
[3] Stéphane Hessel et Edgar Morin (2011), Le chemin de l’espérance, Paris, Fayard, p. 7
[4] Alain Touraine (2010), Après la crise, Paris, Seuil (La couleur des idées), p. 106.
[5] Éloi Laurent (2011), Social-écologie, Paris, Flammarion, p. 217.
[6] Robert Boyer (2011), Les financiers détruiront-ils le capitalisme?, Paris Economica, p. 12.
[7] Alain Touraine (2010), opt.cit, p. 137.
[8] Stephanie Blankenburg et José Gabriel Palma (2009), « Introduction : the Global Financial Crisis », Cambridge Journal of Economics, No 33, p. 531-538.
[9] François Chesnais (2011), Les dettes illégitimes. Quand les banques font main basse sur les politiques, Paris, Raisons d’agir Éditions, p. 23. L’économiste considère comme légitimes les dettes à l’égard des épargnants et éventuellement illégitimes les dette provenant d’activités spéculatives que doivent rembourser les contribuables.
[10] Robert Boyer, op. cit., 215.
[11] Dominique Plihon cité par François Chesnais (2011), Les dettes illégitimes. Quand les banques font main basse sur les politiques, Paris, Raisons d’agir Éditions, p. 42-43.
[12]Ibid, p. 45
[13]Ibid, p.47.
[14] Jean-Michel Severino et Olivier Ray (2011), Le grand Basculement. La question sociale à l’échelle mondiale, Paris, Odile Jacob, p. 38-63.
[15]Ibid : 62
[16]Ibid : 63
[17] Alain Touraine, op. cit., p. 40
[18] Edgar Morin (2010), Ma gauche, Paris, François Bourin, p. 13
[19] Emmanuel Wallerstein (2005), « Le Forum social mondial à la croisée des chemins », in Alter-démocratie, alter-économie. Chantiers de l’espérance. Revue du MAUSS semestrielles, No 26, p. 33-40.
[20] Pour aperçu des défis, voir Louis Favreau, Lucie Fréchette et René Lachapelle (2010), Les défis d’une mondialisation solidaire, Québec, Presses de l’Université du Québec, 160 p.
[21] Alain Touraine, op. cit., p. 113.
[22] Alain Lipietz (2009), Face à la crise l’urgence écologiste, Paris, Les éditions Textuel, p. 118.
[23] Jean Gadrey
[24] Bernard Perret (2008), Le capitalisme est-il durable ?, Carnets nord, 2008, p. 173.
[25]Ibid : 179.
[26] Alain Lipietz, op.cit. p. 83.
[27] Jean Gadrey, Adieux à la croissance. Bien vivre dans un monde solidaire, Paris, Alternatives économiques (Les Petits Matins), p. 18.
[28] Voir le site suivant : http://www.oecdbetterlifeindex.org/
[29] Joseph Stiglitz (2009) », « Moving Beyond Market Fundamentalism to a More Balanced Economy », Annals of Public and Cooperative Economics, Vol. 80 no 3, 3560
[30] Lester M. Salamon (2010), « Putting the Civil Society on the Economic Map of the World », Annals of Public and Cooperative Economics, Vol. 81 no 2, p. 167-210.
[31] Lester M. Salamon, S. Wojciech Solowski et Megan A.Haddock (2011), « Mesuring the Economic Value of Volunteer Work Globally : Concepts, Estimates, and Roadmap to the Future », Annals of Public and Cooperative Economics, Vol. 82 no 3, pp.217-252.
[32] Roger Levasseur (avec coll. de Raymond Boulanger) (1990), « La dynamique des associations au Québec : démographie et morphologie : 1942-1981 », in Brault, Marie-Marthe T., Saint- Jean, Lise (dir.), Entraide et associations, Québec, IQRC, 153-180 (voir page 156 pour le nombre d’associations).
[33] Ce chiffre représente le nombre d’associations personnifiées selon le Registraire des entreprises de Revenu Québec. Voir le site Registraire des entreprises (REQ) : http://www.registreentreprises.gouv.qc.ca/fr/a_propos/registre/obligation_immat.aspx
[34] Imagine Canada (2004), « Le secteur sans but lucratif et bénévole au Québec. » Enquête nationale des organismes à but lucratif et volontaire (réalisée par Statistique Canada), Toronto, Imagine Canada (tiré à part).
[35] Joëlle Noreau (2011), « Coopératisme et économie sociale. Le milieu coopératif et mutualiste, une force indéniable de l’économie sociale », Perspective, Revue d’analyse économique, Vol. 21 (automne 2011), pp.5-10.
[36] Benoît Lévesque et Martin Petitclerc (2008), « L’économie sociale au Québec à travers les crises structurelles et les grandes transformations (1850-2008) », Économie et solidarités, Vol. 39 n° 2, p. 14-37. Disponible : http://www.erudit.org/revue/es/. (paru en 2009)
[37] Robert Boyer, op. cit., p. 213.