Le conflit ne serait rien d’autre que l’état moral de la différence ; chaque fois qu’il n’est pas tactique, on peut pointer en lui le manque-à-jouir, l’échec d’une perversion qui s’aplatit sous son propre code et ne sait plus s’inventer : le conflit est toujours codé, l’agression n’est que le plus éculé des langages.
– Roland Barthes
Jean-François Lisée dit souvent que le facteur principal pour évaluer les progrès de l’idée souverainiste au Québec est l’identification des citoyens québécois à la nation québécoise. Nous aimerions préciser cette thèse. Peut-être que le plus simple serait de commencer avec une explication anthropologique, depuis le début.
Nous savons que la politique met en scène une gamme d’opinions diverses et contradictoires. Or la contradiction, même celle qui nous semble la plus insoluble, exige un arrière-plan sur lequel les adversaires s’entendent apriori, au minimum partagent-ils certaines significations et références, un langage, des marqueurs de relations et autres opérateurs logiques, etc. En somme, on peut dire que toute divergence d’opinions procède d’une entente préalable.
D’autre part, on constate chez tous les individus quels qu’ils soient la même propension naturelle à la morale, c’est-à-dire que toute personne humaine tend à juger les choses, ou une certaine catégorie de phénomènes, en fonction de critères normatifs universels : bien, mal, noble, vil, digne, indigne, juste, injuste… C’est sur le plan de sa réalisation, c’est-à-dire de sa mise en pratique, que la morale assume diverses variantes et expressions. Autrement dit, les concepts moraux sont les mêmes pour les différentes sociétés, mais les contenus ne le sont pas.
On mentionne souvent en accord avec la sociologie positiviste, la psychanalyse freudienne et l’anthropologie depuis Malinowski, certaines règles pratiques qui transcendent les sociétés humaines : la prohibition de l’inceste et l’interdiction des homicides gratuits, par exemple. On cherche depuis les débuts de la modernité[1] un fondement ultime, Letztbegründung pour reprendre le mot de Karl Otto Apel, à la raison morale auquel les individus seraient contraints par l’évidence de se soumettre. La nécessaire soumission, c’est le principal problème de la sphère normative, parce que la norme, par définition, est de l’ordre du devoir-être plutôt que de l’être. L’idée est de trouver un argument imparable, formulé par et pour la raison, duquel serait déduit une série de règles élaborées au fondement de la sociabilité parfaite. En ce sens, la dissension morale pourrait être, comme le pensaient déjà Socrate, Platon et Aristote, une simple faute d’appréciation logique.
Un autre problème veut que ces règles élémentaires identifiées par les sciences humaines ne posent pas problème. En effet, nulle personne sensée ne remet en question le principe de l’interdiction légale de l’inceste ou du meurtre. Sur le plan intellectuel, on s’en remet à une formule pragmatique : rien ne justifie qu’il soit intéressant d’en parler. Si on veut concevoir une entente éthique d’intérêt, il faut trouver une règle universelle qui a une portée morale et politique qui la fait entrer dans la catégorie du devoir-être-qui-n’est-pas-toujours, ou qui-n’est-pas-encore. Évidemment, on s’en tient pour l’instant à l’entente originaire et universelle. Une autre dimension de l’enquête devrait s’attarder aux conventions historiques. Nous y viendrons.
Pour l’instant, nous pourrions dire, avec la prudence nécessaire, que les humains disposent d’une loi de cette nature, qui sollicite autant la pensée que l’observation : la règle d’or. Cette dernière est au cœur des grandes traditions spirituelles de l’humanité. Elle dicte, pour l’essentiel, de ne pas faire aux autres ce qu’on ne veut pas que l’on nous fasse, ou sous sa forme positive, de faire aux autres ce que l’on souhaiterait pour soi-même. Malgré les contenus possibles de ce qu’on veut et ne veut pas, demeure une injonction de réciprocité dont l’évidence est patente, tout en demeurant problématique pour la réflexion.
Cette évidence suppose une conception préalable d’identité, d’essence ou de destin, entre les individus. C’est vrai pour Créon et Antigone, et ce l’est aussi pour Louis XIV et le moindre paysan français de l’époque, du moins est-ce ainsi que le Roi-Soleil justifie son « métier ». Les Modernes ont poussé la pensée un peu plus loin, tâchant de faire la preuve de l’égalité naturelle des êtres humains. Ce dernier principe est au fondement des démocraties modernes et on le retrouve dans les grands textes séculiers de la tradition, dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et sous la plume de Thomas Jefferson, dans la Déclaration du 4 juillet 1776. De tout temps, il n’est pas de politique possible sans la possibilité morale de l’échange réciproque.
Avant l’avènement des révolutions nationales et démocratiques en Occident, la première forme de vie politique (en Grèce) aura découlé d’une semblable consigne d’égalité, l’isonomia. Et lorsque réapparaît en Occident le politique sous sa forme embryonnaire, à travers la société civile, la franc-maçonnerie au premier chef[2], c’est toujours l’impératif moral de la réciprocité qu’on oppose aux « mystères de l’État », à la société d’ordre et de privilèges, avant d’en faire la Loi politique et « naturelle ».
Depuis l’Antiquité, la réciprocité politique demeure une énigme, sinon l’objet d’une lutte continuelle quant à son contenu. C’est qu’elle est en continuité avec le phénomène moral originaire. Les concepts juridiques et la loi qui réalisent l’injonction formelle de réciprocité ont historiquement engendré des définitions toujours plus précises de ce qui constitue le sujet de la réciprocité et ses droits. Propriétaire, homme, homme et femme, noir et blanc, enfant… Quelques raisons pourraient expliquer ce cheminement.
D’abord, le changement est attribuable à une imperfection constitutive du langage. On touche ici à l’ironie tragique de la réflexion : la réalité échappe à son dédoublement ; c’est le langage que le langage interroge. Ainsi, quand on accepte par principe que « tous les êtres humains sont égaux », il s’ensuit logiquement que tous les êtres humains sont égaux. Une fois qu’on décrète une loi et ses principes immuables, les revendications veillent tactiquement à élargir l’extension des cas couverts par cette loi en utilisant son langage. Ceci a pour corollaire le changement dans la signification révélée et l’usage des mots.
Une deuxième explication pourrait être de type historiciste ou évolutionniste[3]. Disons déjà que les contextes intérieur et international des communautés déjà constituées ont exigé des compromis pour sécuriser l’autorité civile, pour assurer la continuité sous l’égide de l’État. Plus simplement, les revendications de justice ont pu faire partie de compromis d’intérêts, d’arsenaux tactiques de politiciens, elles étaient aussi le fait de croyances religieuses et philosophiques, de l’ennui, etc. Un chaos d’explications potentielles confronte la méthode réductionniste quand vient le temps d’étudier le « progrès » du droit. C’est pourquoi les différentes interprétations de l’évolution politique renvoient toutes à des structures ou des événements déterminants « en définitive ».
On pourrait évoquer d’autres raisons, religieuse par exemple, sur la nature du Verbe, ou plaider leur absence. Il nous apparaît néanmoins plus profitable d’interpréter certaines relations de manière à ouvrir un champ d’actions possibles, de soumettre un modèle à la discussion. Avant d’en évoquer les grandes lignes, il importe de revenir aux Modernes, ou plutôt, sur ce qui les distingue ou les rapproche des Anciens quant à leur conception respective de la réciprocité. Peut-être ainsi pourra-t-on avoir une vue plus claire de ce qui demeure vrai d’une société à l’autre, malgré la distance historique.
Pour les premiers, la nation remplace la cité (polis) en tant que principe d’unité politique. Le sujet politique, le citoyen (politeis), est conçu comme le titulaire de droits civiques égaux, dits sacrés ou universels. Il y a là une première différence entre le monde classique et le monde moderne : chez les Grecs, cette justification transcendante des droits politiques n’existe pas[4]. On pourrait dire que l’autorité civile a pour eux davantage d’autorité. Néanmoins, l’égalité (isonomia), qui fut au cœur des réformes de Clisthène, 500 ans avant J.-C., élargissait la participation publique tout en instaurait une idée qui, comme rarement, précédait les choses. À l’époque moderne, le principe d’isonomie se voit consacré dans le premier article de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et dans le préambule de la Déclaration d’indépendance des États-Unis.
Cette façon d’encadrer l’ordre légal dans des textes solennels est un fait typique de la Modernité[5]. Comme le notait Hans Morgenthau dans Scientific Man vs. Power Politics, c’est la conception du monde de la classe moyenne qui l’exigeait, une conception fondée sur le mérite et le travail. Avec l’urbanisation et l’essor du commerce au XVIIe siècle, se consolide un groupe intermédiaire de citadins duquel seront issus la plupart des réformateurs politiques de la modernité. Le rationalisme (Descartes) et le libéralisme (Hobbes) naissants dicteront leur programme. Ce qu’ils veulent, c’est réaménager tout le cosmos politique : passer du Roi (soleil), comme centre gravitationnel de l’État, à la règle de droit ; d’un système de privilèges obscurs à un système cohérent de droits positifs, naturels et réciproques. Et comme la Loi naturelle aura été bafouée par l’élite et ses usurpations passées, on doit trouver le moyen de la rendre contraignante dans la réalité. Pour Morgenthau, la première institution fondamentale du libéralisme classique, la Constitution écrite, adjoint justement à l’ordre naturel la puissance de l’État et de la société dans cette optique. Elle enveloppe la société rationnelle d’une armure de caution judiciaire.
À notre époque, l’égalité universelle demeure garantie par les différentes constitutions nationales. Un paradoxe maintes fois exploité, apparent, mais non insoluble, réside dans le fait que l’universel suppose la différence nationale. C’est la confrontation entre l’idée et la réalité sociale qui révèle ce paradoxe. La nation, dans son acception moderne, et le texte qui la défend et la consacre forment justement ce compromis politique entre la loi idéale et la réalité possible, entre la république parfaite et la nature humaine. Aussi doit-on reconnaître que le « citoyen du monde » (cosmo-politeis) n’est pas et n’a jamais été un sujet politique. C’est au mieux une utopie.
Il y a la nation, il y a les nations. L’égalité universelle a une dimension première, entre les individus à l’intérieur de la nation, et sur son bord externe, sur le plan international, une seconde. D’emblée, l’Ancien comme le Moderne conçoivent qu’il n’est pas d’égalité intérieure sans liberté extérieure. Encore aujourd’hui, les expériences désastreuses d’Irak et d’Afghanistan prouvent, par la négative, la valeur du droit à l’autodétermination. Peut-être est-il là, le compromis égalitaire devant le monde. Au sein des nations, l’universalité est déjà un travail précaire. Ce qui le rend néanmoins possible, c’est un sentiment d’identité, une fraternité constamment réactualisée par l’accès à des réseaux et à un espace public/politique constitué.
J’en reviens à la perspicacité de M. Lisée. Si un citoyen québécois reconnaît que les Québécois forment un peuple, une réflexion politique ordonnée par sa condition de possibilité pourrait bien l’amener à conclure qu’il faut faire des Québécois un peuple libre, un peuple qui n’est pas entravé dans son cheminement vers l’universel. Le Québec forme-t-il une nation au même titre que les autres ? Qu’on lui offre le bord interne nécessaire à une vie politique entière. C’est bien ce manque qui rend intelligible la faillite de l’approche fédéraliste.
Cinq principes en bref
Le politique trouve sa condition de possibilité dans le phénomène moral de la réciprocité.
La visée politique prioritaire d’une communauté devrait être d’assurer sa condition de possibilité, et seule une nation libre est en mesure de le faire à notre époque.
La réciprocité implique une certaine dissolution des disparités à l’intérieur d’un espace politique constitué, capable de l’aménager pratiquement.
Comme l’idée nationale, c’est-à-dire la dualité politique État-nation/relations internationales, obtient son équilibre en fonction d’un idéal concomitant de réciprocité, le rôle d’une politique responsable est de tendre vers l’universel, d’abord au niveau préalable et constitutif de la nation, et ensuite au niveau externe avec les autres communautés constituées.
Le principe d’autodétermination des peuples est au cœur d’une conception juste des relations internationales.
[1] Relisons Blaise Pascal : « Il n’y a qu’un point indivisible qui soit le véritable lieu. Les autres sont trop près, trop loin, trop haut ou trop bas. La perspective l’assigne dans l’art de la peinture, mais dans la vérité et dans la morale qui l’assignera ? » (Pensées, XXV, Faiblesse de l’homme)
[2] Cf. Jean-Christian Petitfils, Louis XVI, vol. I, 1754-1786, Paris, Perrin, 2005, p. 167 à 180.
[3] On pourra se référer à différents ouvrages, notamment ALEXANDER, R. (1987). The biology of moral systems, Aldine de Gruyter : New York, 301 pages.
[4] Certains noteront que l’Antigone de Sophocle ou le mythe de Protagoras constituent des arguments en faveur de la thèse inverse. Peut-être nous entendrons-nous à tout le moins pour dire que ces textes closent l’époque classique.
[5] Ici également, on évoquera les chartes du Moyen Âge, depuis la Charte de couronnement jusqu’à la Magna Carta. Plusieurs auteurs font d’ailleurs remonter la modernité au tournant du haut et du bas Moyen Âge. À cette dernière époque cependant, l’existence « nationale » était en lien direct avec la possession d’un roi, et le cadre légal cédait devant la volonté divine qui consacrait les victorieux, d’une part, et la symbolique issue des écritures saintes, d’autre part. Cf. VOEGELIN, E. (1984), History of Political Ideas, Vol.II : The Middle Ages to Aquinas, University of Missouri Press: Colombia, p. 46-59.
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