Francis Dupuis-Déri
Panique à l’université. Rectitude politique, wokes et autres menaces imaginaires
Lux Éditeur, 2022, 328 pages
Dans son dernier essai remarquable de rigueur, de bonne foi et de finesse d’esprit, Francis Dupuis-Déri publie un livre très nuancé sur la question du wokisme dans le monde universitaire. Faisant d’abord un topo des critiques entendues dans les médias par des « polémistes réactionnaires », l’auteur affirme que « l’Université ressemble bien peu à ce que ces discours affolés laissent croire » (p. 27).
Certes, quelques événements malheureux arrivent, mais il s’« étonne toujours qu’une simple anecdote qui s’y produit puisse susciter un tel intérêt médiatique, parfois au point de mériter un débat national » (p. 33). C’est vrai, après tout, qu’ont donc eu tous ces médias à parler de Verushka Lieutenant-Duval, qui s’est seulement fait suspendre après avoir utilisé un mot ? « Peu importe de ce que l’on pense de l’affaire », comme il le dit, « cette amplification médiatique correspond exactement à la fabrication d’une “panique morale” » (p. 54). À tous ces gens qui s’inquiètent donc de voir des mots bannis d’utilisation dans le monde académique, Francis Dupuis-Déri est là pour calmer le bon peuple. Arrêtons de nous faire des peurs ! Les « menaces imaginaires » de quelques « polémistes » ne sont rien d’autre que des techniques de propagande. Lui qui est professeur dans l’une des universités les plus militantes, il nous fait part de son expérience : « aucun conflit n’éclate dans la très grande majorité des 35 000 cours (environ) offerts annuellement dans le réseau universitaire du Québec, où tout se déroule généralement très calmement, au risque de s’y ennuyer même un peu » (p. 56).
Il est vrai que le climat très sain dans lequel baigne l’université actuelle prête précisément à la prise de parole potentiellement conflictuelle. Ce n’est pas comme si chaque étudiant avait compris, depuis plusieurs années, que le silence était requis pour se tailler une place dans le milieu académique. Ce n’est pas non plus comme s’il y avait une concentration de professeurs de gauche qui s’amplifiait d’année en année, au point où les professeurs moindrement non wokes se sentaient minorisés et surveillés pour chaque mot exprimé. Après tout, sous les régimes idéologiques, il n’y avait pas non plus tellement de conflits causés par le peuple, qui au contraire était bien heureux de contribuer à l’avancement du Parti et de la Justice.
Notre auteur anarchiste a donc tout de suite appliqué ses vues dans son analyse : il ne peut y avoir d’autorité coercitive à l’encontre de qui que ce soit d’autre que sa bande. Appuyé sur des sources très rigoureuses comme la « journaliste Judith Lussier » et Mark Fortier, le courageux éditeur qui est revenu de son « Super Size Me », l’auteur défend l’action des Black Block, ces gentils réformistes drapés de noir, dont « il ne s’agit que de quelques poubelles renversées, de vitrines éclatées et de projectiles lancés vers des policiers lourdement armés » (p. 136-137.). Oui, juste cela. Ou peut-être pourrait-on compléter, en évoquant les artifices projetés, l’intimidation, les menaces de mort, le pillage, les automobiles incendiées, l’utilisation de bombes chimiques et de cocktails Molotov, des fusils AR-15…
L’auteur ne fait pas dans la dentelle à l’égard des figures de l’anti-wokisme. Il décèle d’abord un comportement de colonisé chez les anti-wokes, qui répètent maintes et maintes fois des termes anglais pour désigner l’objet de leurs critiques. Évidemment, l’auteur n’a rien compris des raisons expliquant cette utilisation exceptionnelle de l’anglais et va puiser chez Gaston Miron pour faire un portrait de la psychologie colonisée de ses adversaires. Lui qui parle du Québec comme une « province canadienne » et qui associe le nationalisme au totalitarisme s’est probablement émancipé de la condition coloniale.
S’attaquant plusieurs fois à Mathieu Bock-Côté, qu’il décrit sans gêne comme étant affilié au climatoscepticisme, aux réactionnaires et à l’extrême droite, Dupuis-Déri va plus loin et l’associe carrément à l’antisémitisme (p. 306-307). Juste comme ça. Et une maison d’édition a accepté de publier ses propos. Peut-être y doit-on voir une simple réaction légitime à l’égard de la violence d’extrême droite et un geste de défense. Ou pas. Précédemment, quelques pages plus loin, il associe les signataires du Manifeste contre le dogmatisme universitaire à la suprématie blanche et à l’attaque terroriste de Québec en 2017. Et quid des autres figures en société ? Allan Bloom : il y voit un « philosophe paranoïaque (p. 120) ». Christian Rioux ? Affilié à l’extrême droite. Éric Zemmour ? Un fasciste (p. 272). Même Normand Baillargeon n’est pas épargné par l’auteur, lui qui fait partie de ces « polémistes anti-woke, réactionnaires ou progressistes, [qui] ne manifestent pas de curiosité intellectuelle ni d’ouverture de l’esprit ou de l’âme (p. 272). »
L’auteur, lui, est bien ouvert « de l’âme », lui qui couvre l’ensemble de son analyse de la pure mauvaise foi et du simplisme à outrance. Francis Dupuis-Déri ne doit probablement pas voir de censure dans une société qui donne toute sa complaisance à l’extrême gauche et qui associe n’importe quelle personne dissidente au multiculturalisme à du terrorisme. Lorsqu’on est au cœur du système, il est difficile de voir le problème.
Ayant bien déjoué les stratagèmes des anti-wokes, Dupuis-Déri a vu clair dans leur jeu : « le totalitarisme est un régime qui écrase la dissidence et cherche à oblitérer toute division sociale […] Or, bien plus que les wokes, ce sont leurs détracteurs qui rêvent d’une telle société sans division fondamentale et en appellent à une “unité sociale” qui se traduirait par une identification du “peuple” à l’État-nation. C’est au nom du respect d’une monoculture unifiée et homogène que ces polémistes voudraient faire taire toute critique féministe et antiraciste (p. 147). » Une « monoculture unifiée et homogène » ?
Oui, bien sûr. Il s’agit en effet du discours dominant chez les pourfendeurs du wokisme, qui en appellent depuis longtemps, comme de véritables fascistes, au respect de toute personne indépendamment de sa couleur de peau, de son sexe ou de ses idées. Naturellement, l’auteur ne ressent pas le besoin d’apporter quelconque citation pour soutenir son analyse, nourri qu’il est par des penseurs de la théorie critique qui ont tout compris d’avance.
Regardons un extrait lumineux d’intelligence :
Ces polémistes évoquent compulsivement les pires violences politiques, mais n’expriment aucune empathie pour les millions de victimes réelles dont ils détournent la mémoire pour stimuler l’empathie pour l’homme blanc et pour eux-mêmes, alors qu’ils vivent confortablement sans que personne ne les condamne au bûcher, au lynchage, à la guillotine ou au camp de rééducation. Ce manque flagrant d’humanité et d’empathie avait déjà été constaté par le sociologue néomarxiste Theodor W. Adorno, au sujet de l’extrême droite en Allemagne de l’Ouest en 1967.
Déjà, on a de la difficulté à croire que l’auteur soit autre chose qu’un cégépien qui commence tout juste sa première session, tellement la pauvreté du raisonnement est manifeste. Alors que Dupuis-Déri en appelle plusieurs fois à des données empiriques qu’il ne trouve pas chez ses adversaires (alors qu’elles existent bien et belles et qu’elles sont citées), il est incapable de soutenir des accusations munies de la moindre citation. En réalité, quand on s’intéresse minimalement à la pensée des contempteurs du wokisme, on y voit toujours des rappels de l’importance des injustices historiques dénoncées par les wokes. Ce qui est critiqué, c’est la manière d’en parler et d’amplifier les faits. Le genre de nuance que le cégépien Dupuis-Déri semble incapable de faire, lui qui va chercher chez les auteurs de la théorie critique des béquilles à ses raisonnements boiteux.
Dupuis-Déri fait un constat simple : l’université a toujours été le lieu du conflit entre différentes tendances ainsi qu’entre professeurs et étudiants (p. 71). Cette réalité lui permet ainsi de passer l’éponge sur les cas de censure des dernières années qui ne feraient, après tout, que perpétuer la tradition universitaire de la conflictualité. Il revient sur des moments, dans l’histoire de l’université, où des violences physiques ont bien eu lieu de diverses manières. Cela lui permet de dire que, de nos jours, une telle violence a pratiquement disparu et que les anti-wokes s’inquiètent pour rien. Félicitons tout de même l’auteur pour cette pirouette intellectuelle qui permet de justifier la cancel culture sur les campus, phénomène qui n’inquiète pas Dupuis-Déri un seul instant. Notre subtil auteur n’a donc jamais pensé un seul instant que l’ostracisme et le climat de peur pouvaient constituer des formes de terreur bien réelles. Jamais ne s’est-il demandé combien de personnes se taisent, chaque jour, pour éviter la mort sociale. Puisque les Mathieu Bock-Côté de ce monde réussissent à faire leur vie tout en dénonçant vivement la rectitude politique, pourquoi tout un chacun aurait-il donc peur de ce phénomène ?
Allons-y d’une remarque qui semble avoir échappé à l’auteur : les hommes et les femmes qui critiquent le wokisme font leur carrière essentiellement dans le monde médiatique, où quelques avenues leur sont encore possibles pour exprimer leur dissidence. Entend-on le point de vue des Mathieu Bock-Côté de ce monde au sein du système médiatique qui prescrit le discours légitime ? Entendons par-là les Radio-Canada, La Presse et Le Devoir qui répètent jour après jour le même message, tendant de temps à autre le micro aux dissidents pour donner un semblant de pluralité idéologique. À l’université, les chercheurs non wokes n’ont aucune possibilité d’être recrutés à titre de professeur. Les questions posées lors des candidatures à des bourses sont maintenant orientées vers la situation de « victime » présupposée du demandeur. Dans le monde professionnel, il n’y a plus moyen de faire partie d’une grande entreprise ou d’une banque sans passer par les quotas et les formations EDI. C’est le genre d’évidences qui sautent aux yeux de tous depuis un certain nombre d’années et qui ne semble pas émouvoir le professeur de l’UQAM.
En bref, que peut-on dire de ce nouveau livre ? Qu’il est assurément un incontournable pour toute personne souhaitant saisir la psychologie du camp woke, qui fait tout pour se sauver la face. Francis Dupuis-Déri n’est pas un auteur, mais un médiocre pamphlétaire incapable de la moindre rigueur. Son livre et sa présence à l’université sont une énième preuve de l’avancement de l’extrême gauche dans nos institutions académiques et littéraires. Dupuis-Déri peut bien continuer à dire que la vraie victime, c’est lui et ses amis des Black Block, il n’en demeure pas moins que la complaisance médiatique dont il bénéficie témoigne, une fois de plus, de la domination culturelle de la gauche bien-pensante. Fort heureusement, il viendra un jour où nous nous tournerons vers ces livres comme les artefacts d’une époque folle, qui en avait oublié jusqu’à l’existence du réel.
Philippe Lorange
Candidat à la maîtrise en sociologie à l’UQAM