Je n’ai jamais rien admis, cherchant cependant à me faire admettre. J’ai remis en cause mon héritage, sous l’impression qu’il me mystifiait; je ne l’ai pas accepté, je ne l’ai pas non plus refusé. C’était assez offensant pour ceux qui me l’avaient légué. J’ai dit à ces morts: « Soyez patients. Vous n’avez d’ailleurs rien d’autre à faire. Attendez, je me donne grand mal à vivre. Je finirai bien par me réconcilier avec vous1. »
À la lecture de ces deux historiettes publiées dans L’Information médicale et paramédicale en juin 1980, le lecteur retrouve avec joie le Jacques Ferron que l’on dirait ethnologue, l’observateur du pays réel et non pas seulement incertain, le passeur des mots, des images, des récits de ce coin de pays, la Gaspésie, où il vécut, jeune médecin à Rivière-Madeleine, entre 1946 et 1948. Il rappelle, à travers ces mots oubliés — « magonne » et « maraîche » – que le pêcheur gaspésien, surmontant sa peur, navigue dans les parages du gouffre tout en côtoyant les divinités cruelles de la mer.
Ces mots, traduisant sa courageuse aventure en ces lieux et circonstances particulières, nourrissent d’ailleurs la tradition orale, celle qui est notamment transmise par les contes. Le plus humble des hommes s’avère riche en cela puisqu’en nommant le monde qui l’entoure il le fait sien tout en conjurant le péril, la mort et son terrible silence. Quant au « Golche », il désigne d’abord un abrupt ravin devant la mer, entre les villages de Gros-Morne et Manche-d’Épée. Le lecteur est conduit par le narrateur-géographe sur un chemin escarpé, périlleux, exposé aux vents et aux « grandes mers d’automne ». Ce paysage se laisse également traduire dans le grand livre de l’expérience chrétienne, comme un purgatoire sur le chemin du ciel. Cette « gorge de misère » où ne vit qu’une seule famille n’engendre pas moins la vie, un enfant à qui il faut sourire afin de bien l’accueillir dans le monde. Il n’est pas dit cependant par le médecin-accoucheur si la mère aura finalement souri à l’enfant. Un silence pèse ainsi sur la scène, laissant en suspend ce qui a pu advenir de l’enfant et, à travers lui, de la suite du monde. Quoiqu’il en soit, et bien que le chemin du Golche n’existe plus selon le narrateur, le nom de ce lieu s’en trouve conservé et transmis, et Manche-d’Épée reconnu, tout à côté, comme l’envers du gouffre, de la mort qui menace, ce « sommet du monde, en plein ciel ». L’historiette étant déjà un récit en devenir, Ferron évoquera à nouveau le « Golche » dans Gaspé-Mattempa (1980), et la « maraîche » dans Le glas de la Quasimodo (1982)2.
Un peu plus de trente ans plus tard – et un mois à peine après le référendum perdu du 20 mai 1980 –, Ferron transmet ces pages de notre patrimoine, conjurant ainsi, autant que faire se peut, l’oubli, l’effacement, si ce n’est la mort, celle qui ne laisse aucune trace, ni sur le mode de la mémoire, ni sur celui du récit par lequel le temps, la vie collective, s’appréhendent à travers la filiation, la transmission. Ce Ferron ethnographe, voire géographe et cartographe, aura en effet œuvré sans relâche à la sauvegarde de notre mémoire collective en recueillant des mots et des récits plus ou moins anciens par lesquels nous avons habité le territoire et, en définitive, fait de cet espace un pays en le nommant. Ce à quoi d’ailleurs on peut rattacher son désir de nommer, de décrire la flore laurentienne – de l’amélanchier aux salicaires –, dans plusieurs de ses contes, récits et historiettes. En parcourant ainsi les multiples récits de nos mémoires plus ou moins endormies, Ferron les transmet, non pas comme une simple curiosité, mais comme une source d’identification à ce patrimoine, nouant ainsi entre eux le passé, le présent et l’avenir. Le passé du Canada français ne se résume donc pas seulement à la pauvreté, à un pays sans paroles, puisqu’il est riche, malgré tout, par ce geste de nommer, de raconter.
L’auteur de Cotnoir (1962) puise d’ailleurs, tout en les réinventant, dans les contes de la tradition orale pour en transmettre la sagesse que l’on associe parfois à un art de la ruse, de l’accommodement avec le pouvoir et l’ordre établi. Inspiré par La chasse-galerie et le légendaire du diable dupé, Ferron évoque une autre expérience chrétienne que celle de la peur du diable, de l’enfer, s’opposant en cela au discours de l’Église: « […] tout ce qu’il y a de diabolique et qui n’est pas enseigné à la messe du dimanche, a eu la partie belle. On peut dire en gros que nos contes traditionnels sont des diableries, des diableries pas méchantes du tout, au contraire domestiquées au service de Dieu, comme en témoigne le grand cheval noir qui aide les paroissiens à bâtir leur église »3. La chaise du maréchal ferrant (1972) est un récit particulièrement éloquent à cet égard. Contre une certaine mystique de la pureté, de la sainteté associée à une piété doloriste et pénitentielle, Ferron aura plutôt décrit la vie catholique du Canada français comme étant irrémédiablement composée du bien et du mal, de Dieu et du diable. Un monde nécessairement impur où cohabitent un prêtre en quête de pureté, rigoriste, fanatique et mélancolique, et un prêtre humaniste, tolérant, pragmatique et bon vivant, solidaire du peuple, capable de composer avec les aléas de la vie. Dans le Saint-Élias (1972), le chanoine Élias Tourigny incarne celui qui non seulement compose avec l’impureté du monde, mais s’avère souverain en sa paroisse de Batiscan, malgré les dictats du haut clergé, dont Mgr Laflèche. Le Ferron ethnologue – qui parfois s’incarne dans le personnage de l’abbé Surprenant – note d’ailleurs avoir observé, autrefois, que l’opposition du grand-village franco-catholique et du petit-village à noyau amérindien, métis canadien-français ou magoua (lequel se trouve à la marge de l’autre), relevait en fait davantage de la complémentarité en ce que, par eux, « Dieu s’accommodait du diable »4. Contre une autre mystique, celle de la pureté ethnique du Canada français, Ferron aura plutôt rappelé qu’il y a eu métissage avec l’Amérindien. Sa vision de la nation, du peuple québécois, ne repose pas en cela sur un essentialisme ni sur quelque expérience fusionnelle, hostile à l’altérité, mais sur ce qu’il nomme la « complicité »: « Pour que le moi soit viable et que, tout en restant solitude, il soit foule, il soit peuple, il faut lui adjoindre une autre théorie, celle de la complicité. Mes complices, je ne suis pas tellement intéressé à savoir qui ils sont. Il vaut mieux que j’en sache le moins possible. Leur complicité suffit. “Un tel? Je ne le connais pas ou si peu.” Mais, quand je fais mon pas, il fait le sien, et quand il y va du sien, j’emboîte le mien. C’est tout. L’air de rien, cela peut devenir l’amitié secrète de tout un peuple pour lui-même »5. Cette « amitié secrète »semble précéder, sinon favoriser, l’avènement d’une authentique reconnaissance sur la scène du politique et de l’histoire.
L’auteur des Contes du pays incertain (1962) aura, par ces récits, non seulement remis en question certains aspects du discours clérico-nationaliste (messianisme, vocation agricole), mais aussi la doxa de la Révolution tranquille selon laquelle le passé canadien-français, enfermé dans sa tradition sous l’égide d’une Église ultramontaine, serait pour le moins difficile à assumer suite à l’avènement de la modernisation, de la libéralisation des mœurs et du progrès. Si Ferron le mécréant n’a pas été dupe des effets néfastes du pouvoir de l’Église (La soumission des clercs, 1963), il n’en a pas moins proposé une autre lecture de cet héritage catholique, plus nuancée, lui qui confiait à Jean Marcel que « […] cette religion est plus que le catholicisme; elle a été une culture de revanche et de survie; elle nous a empêchés d’avoir l’âme brisée »6. L’auteur du Ciel de Québec (1969) aura à cet égard pris ses distances face au discours de la Grande Noirceur, de ce Refus global dénonçant nos peurs à surmonter (préjugé, athéisme, pauvreté, ordre établi, surrationnel), comme il le raconte dans « L’Automatisme gonflé » (Escarmouches). Ferron aura aussi nuancé le discours selon lequel le Canada français aurait été dominé par l’irréalisme et une tradition de pauvreté, préférant plutôt prendre appui sur une riche tradition où le merveilleux n’est pas chute dans l’irréalité ou dans l’illusion, mais lieu parfois d’une résistance, d’un combat, d’une action rusée contre le pouvoir établi7. Dans une partie de son œuvre, le fondateur du Parti Rhinocéros aura d’ailleurs non seulement dénoncé le discours bon-ententiste avec le Canada anglais, mais assumé ouvertement le conflit, recadrant ainsi la lutte pour la reconnaissance sur la scène de l’histoire et du politique. Par son œuvre, Ferron aura ainsi proposé une autre mémoire du Canada français – du récit de la survivance – qu’un certain discours de la Révolution tranquille a pu considérer comme honteuse, ouvrant dès lors la voie à un travail de réconciliation avec notre passé.
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Depuis plus de 50 ans, l’œuvre de Ferron a engendré un commentaire critique assez considérable. Saluons d’abord les excellents travaux des pionniers Jean Marcel, Pierre L’Hérault, Pierre Cantin et Jean-Pierre Boucher dans les années 1970-80. Puis, dans les années 1990, sont parus notamment les études de Marcel Olscamp, Ginette Michaud et Andrée Mercier. Il faut saluer en particulier le travail précieux de Luc Gauvreau qui a non seulement publiés plusieurs articles importants au cours des trente dernières années, mais contribué grandement à faire connaître l’œuvre, en particulier inédite, de Jacques Ferron. La publication, entre 1997 et 2006, des Cahiers Jacques-Ferron aura permis aussi de mieux connaître l’œuvre dans ses divers aspects: lettres, chroniques littéraires, textes épars, etc. Plus récemment, Marcel Olscamp et Lucie Joubert ont publié, en 3 volumes, la correspondance de Ferron avec divers membres de sa famille. Tous deux préparent maintenant une édition en 3 volumes de sa correspondance avec Jean Marcel, dont le 1er volume devrait paraître en 2022. On peut également se réjouir du fait que l’œuvre de Ferron est en cours de réédition chez BQ littérature. À quoi devrait éventuellement s’ajouter la publication d’un volume ou deux d’historiettes « inédites » (ou non publiées en volume à ce jour). On peut constater cependant à regret qu’on ne trouve pas une édition critique de l’un ou de plusieurs de ses grands récits (Le ciel de Québec, Le Saint-Élias, Les confitures de coings), laquelle aurait permis de mettre au jour les sources, l’érudition de l’écrivain, une partie de ce savoir étant plutôt dispersée dans un grand nombre d’études. Qu’en est-il d’ailleurs de la bibliothèque de l’écrivain? Aux dernières nouvelles, elle était encore entreposée au sous-sol de la Bibliothèque Claude-Henri-Grignon de Longueuil. N’y aurait-il pas moyen de la mettre en valeur, de la rendre accessible aux chercheurs? On peut par ailleurs se réjouir du fait que, depuis quelques années, un site Facebook, animé par la Société des Amis de Jacques Ferron, informe les lecteurs – la grande ferronnerie! – des publications et des événements en lien avec son œuvre.
L’œuvre de Ferron, peut-on se dire, ne risque donc pas de tomber dans l’oubli. Pourtant, en cette année du centenaire de sa naissance, on peut s’étonner, sinon déplorer le fait que mis à part une lettre de François Ouellet parue dans Le Devoir et une autre de Marie-Hélène Voyer dans La Presse, nos revues littéraires, du moins à ce jour, n’ont pas cru bon de saluer l’événement. Seule Lettres québécoises a fait paraître, en fin de volume, un court article de deux pages de Jean-François Nadeau. L’enseignement est aussi une façon d’assurer la pérennité de l’œuvre. Mais est-elle encore enseignée dans nos écoles, du secondaire à l’université 8? Cette œuvre n’est-elle pas désormais associée au nationalisme, terme bien souvent honni pour de nouvelles générations de lecteurs qui ne jurent que par « l’ouverture sur le monde », le discours décolonial? L’avenir nous dira si de nouveaux lecteurs la découvrent, s’y reconnaissent et se l’approprient, et si, après Victor-Lévy Beaulieu, des écrivains en portent encore l’écho, chacun à sa façon. On peut certes l’espérer, bien que Ferron ait pu douter, dans un moment de grand désarroi, de la transmission de son legs, ainsi qu’il le relate dans Les salicaires: « Les dieux étant révolus, les cieux, vides, le monde, incohérent, toute référence d’une génération à l’autre, impossible, les ponts, coupés, vous deviez vous tenir sur la rive du passé, dans l’attitude d’un malheureux coupable; vous ne pouviez pas assurer la suite du monde autrement, pour employer la belle expression de Perrault; il n’y a plus rien au-dessus de vos pauvres hémisphères cérébraux (en réalité les deux quarts de sphère) qu’une mince calotte crânienne et une touffe de cheveux »9. Car écrire, comme il le confiait à Pierre L’Hérault en 1982, fut aussi pour lui une manière « […] d’assurer la pérennité du pays où je vivais »10. Malgré sa profonde détresse, Ferron aura poursuivi néanmoins son travail d’écriture. On compte environ 75 historiettes publiées dans L’information médicale et paramédicale entre 1974 et 1981 (dont font partie les deux historiettes inédites publiées en ouverture à ce numéro). Bien qu’il se soit abîmé dans l’écriture du Pas de Gamelin, livre sur la folie qu’il considérait impossible, il n’en aura pas moins renoué avec le fil de sa parole dans La conférence inachevée (publiée posthumément en 1987) où il donne une autre version du Pas de Gamelin et une suite de récits où l’on retrouve divers aspects de son œuvre.
Les deux lys, récit qui clôt cette conférence, évoque les deux solitudes sur le mode d’une rivalité qui s’exprime entre le lys rouge, associé à la fête des Orangistes, et le lys blanc, symbole de la France qui, à l’opposé de l’autre, pousse difficilement, est rare et fragile, voire « miraculeux ». Selon ce récit, la mère du narrateur prenait un malin plaisir à l’envoyer lui, alors enfant, remettre une gerbe de lys blanc au Sénateur Legris, représentant de l’ordre établi canadian. Or, comme le lys blanc, le pays risque en effet de disparaître. Et le narrateur, tourmenté par ce souvenir d’enfance, déclare enfin avec amertume: « Aurais-je vécu inutilement dans l’obsession d’un pays perdu? Alors, Seigneur, je Te le dis: que le Diable m’emporte »11. Donnons-lui la joie de le contredire sur ce point.
Il revient alors à ceux qui sont là et à ceux qui viendront de garder vivante cette mémoire, de transmettre cette voix unique suspendue en un savant équilibre entre l’Ancien et le Nouveau, le Canada français et le Québec. Jacques Ferron a cent ans. Souhaitons que l’on puisse encore le lire dans un siècle.
1 Jacques Ferron, « Le verbe s’est fait chair — on manque de viande », Du fond de mon arrière-cuisine. Les salicaires, Édition préparée par Pierre Cantin, avec la collaboration de Luc Gauvreau. Présentation de Patrick Poirier, BQ, 2015, p. 128 [Édition du jour, 1973].
2 Jacques Ferron, « Le glas de la Quasimodo », La Conférence inachevée. Le pas de Gamelin et autres récits, Édition préparée par Marcel Olscamp. Préface de Pierre Vadeboncœur. Postface de Ginette Michaud, BQ, 2020, p. 123-157 [VLB, 1987]. Avec le livre de Jean Marcel (Jacques Ferron malgré lui), cette préface de Pierre Vadeconcœur est probablement l’une des meilleures introductions à l’œuvre de Ferron, en raison notamment de ses remarques sur le style de l’écrivain.
3 Jacques Ferron, « La part du grimoire », Du fond de mon arrière-cuisine, BQ, 2015, p. 44.
4 Jacques Ferron, « Le Québec manichéen », Escarmouches, Préface de Jean Marcel, BQ, 1998, p. 58 [Leméac, 1975].
5 Jacques Ferron, « Autre fragment », Du fond de mon arrière-cuisine, BQ, 2015, p. 164-65.
6 Jean Marcel, Jacques Ferron malgré lui, Réédition augmentée, Presses de l’Université Laval, 2013, p. 8 [Édition du jour, 1970].
7 Sur cet irréalisme et cette tradition de pauvreté, voir Pierre Vadeboncœur, La ligne du risque, Présentation de Jonathan Livernois. Préfaces de Fernand Dumont et de François Ricard, BQ, 2010, p. 35-87 [Hurtubise HMH, 1963].
8 Son œuvre serait-elle trop difficile? J’ai eu le plaisir de prononcer une conférence en 2006 sur Le ciel de Québec à Brno, en République tchèque, devant une classe d’étudiants du baccalauréat de l’Université Masaryk qui avait lu le roman de Ferron. Ils avaient profité d’abord de l’enseignement du professeur Petr Kylousek, à qui nous devons d’excellents articles sur l’œuvre de Ferron.
9 Jacques Ferron, « Les salicaires », dans Du fond de mon arrière-cuisine, BQ, 2015, p. 254.
10 Pierre L’Hérault, Par la porte d’en arrière. Entretiens, avec la collaboration de Patrick Poirier pour l’établissement du texte et Marcel Olscamp pour les notes, Lanctôt éditeur, 1997, p. 138.
11 Jacques Ferron, « Les deux lys », La conférence inachevée. Le pas de Gamelin et autres récits, BQ, 2020, p. 237.