Le poisson pourrit par la tête

Aïe, mais où avais-je les yeux ? À peine le temps de me retourner, gentiment bercé depuis deux ou trois décennies et à ma plus grande satisfaction, par la volonté enfin affichée de ne plus oublier les femmes, de féminiser les noms de professions, de défendre et respecter leurs corps, leur propriété absolue de ce corps, leur choix des grossesses et des avortements que…

Vlan ! Des points « médians », des « e », des « s », des « ice » les effaçaient, les femmes se voyaient pulvérisées, réduites tels des boulets, remorquées sans ménagement à l’arrière des mots désignant leurs comparses masculins. Ces derniers épelés, lettre après lettre, bien soigneusement, dans leur majestueuse et intégrale masculinité. Une nouvelle conquête des femmes ? Que nenni ! Une contrattaque en règle contre leur liberté et la manifestation de leur existence. Disparues les doctoresses, disparues les lectrices, disparues les représentantes, les députées, les chômeuses, les enjôleuses et les fumeuses… Plus personne ! Juste des petits « e », des petits « s », des petits points (dits médians, mais surtout médisants).

Les femmes libres, épanouies, actives sont une espèce menacée. Réduites de la façon la plus brutale et réactionnaire à des « porteuses d’utérus » et à leur fonction allaitante. Il ne faut plus dire monsieur, madame. C’est sexiste. Haro sur les étudiantes et les étudiants, on ne parlera plus dorénavant que de « personnes étudiantes », « personnes enseignantes », « personnes apprenantes », « personnes chercheures », « personnes chargées de cours », « personnes aspirantes », « personne leadeuse accompagnatrice » (si, si, ça ne s’invente pas, cherchez dans Google, vous trouverez !).

Disparition des femmes, surabondance de « personnes ». Tout le monde sait que « quand y’a personne, y’a plus grand monde ». Ça fait comme un méchant trou d’air dans les têtes.

Alors, vite fait, bien fait, avant que vous ayez repris votre souffle, on va vous remplacer les individus, mâles et femelles (mots horribles certes, mais bien moins que « homme » et « femme », là, vous approchez du stupre, de la fornication, bref, des flammes éternelles). Désormais, vous les désignerez par leur fonction : la présidence (le président ou la présidente), les secours (les sauveteurs et les sauveteuses), l’équipe de coopération (les coopérateurs et coopératrices), la direction (la directrice ou le directeur), etc. Plus question d’être « prudentes et prudents », il conviendra de « faire preuve de prudence ». Ça fait plus propre.

Quoique… le « corps » diplomatique, le « corps » enseignant sentent peut-être encore un peu trop la sueur, il faudra y veiller.

Je ris, je blague… mais quelle calamité ! La pudibonderie ambiante, qui se qualifie sans rire de « progressiste », ose nous expliquer, hors de toute raison, hors de toute science et à l’encontre de tous les acquis médicaux, que le monde est « genré ». « Genré », ça veut dire que vous choisissez votre sexe à la grande épicerie du JE-ME-MOI, au grand bazar des égocentrés réunis qui confondent la grammaire et la biologie, dans un fourmillement de nuances alfa-bêtisées (alfa et non plus alpha, tellement ringard).

Ça commence par LGB (tout le monde comprend), ça continue avec un T comme Tartuffe, un gros Q arrive juste en arrière, pis un intrigant « I », un ahurissant « A », ça passe à l’arithmétique avec un petit « + » qui en cache d’autres, des vertes et des pas mûres. Voici que l’identité sexuelle est maintenant remplacée par une auto-identification du genre revendiquée comme identité pure et simple, en dépit de son caractère douteux, hypothétique, évasif, transitoire, amphibologique, et sans plus rien de biologique ! Le cerveau n’est plus dans le crâne, il a plongé dans l’innommable, l’entrecuisse, autant dire le sale, pire encore que le nombril, pourtant gravement surdéveloppé. Bref, l’arrière-cour de la pensée est passée au-devant de la scène.

Une certaine jeunesse découvre son corps au travers des écrans. En soi, ce ne serait pas si terrible, plutôt sympathique même. Nous avons tous été jeunes et débordants de préjugés, d’hormones mal maîtrisées et d’illusions de toute-puissance. Pis ça dégouline de bons sentiments et de belles paroles, de volonté d’inclure, inclure, inclure à toute force tout le monde. Tout le monde, mais pas quand même les « blancs », colonialistes et capitalistes par nature et hérédité génétique. Pas les « femmes », on vient de le voir. Pas les dyslexiques (pardon, les « personnes avec dyslexie ») perdus plus que jamais dans cette nouvelle « orthographe » encore plus raide sur les principes que la précédente qu’elle critique si violemment. Pas les non francophones non plus, qui aiment bien lire en français, mais qu’on fait marcher sur la glace noire de ces exclusions en chaîne, bordées de crevasses et de ravins pseudophonétiques qui vous glissent sous les pieds et surtout entre les oreilles. De la fluidité, et que les vieux aillent au diable !

Trêve de bavardage. D’où nous viennent ces lubies ? Et depuis quand ? Je n’ai à ma disposition que les écrits désespérés de quelques personnes ou organisations (bien peu), quelques livres, qui s’expriment clairement, courageusement et se risquent à la critique. J’ai aussi mon expérience professionnelle de traducteur ayant principalement travaillé pour l’ONU et diverses organisations internationales depuis près de 40 ans, aujourd’hui recyclé dans la révision linguistique. Ma mémoire un peu fatiguée fait remonter à 1994 un premier opuscule dont j’ai oublié le titre, repris et amplifié officiellement en France en 1999 sous l’intitulé « Femme, j’écris ton nom », mais qui eut tout de même le bon sens de rappeler que les premières féminisations de noms de métiers remontent en France au… douzième siècle. « L’inclusion », mot et concept non encore inventé par nos apprentis sorciers de la linguistique mégenragée, n’y figure pas.

Puis j’ai vu apparaître les injonctions à éliminer les « M. » et les « Mme » pour ne conserver que les prénoms et les noms. En présence de prénoms asiatiques ou africains totalement mystérieux, il vous restait la pêche au p’tit bonheur, dans le texte et dans Google pour déterminer si tel ou telle était un homme ou une femme. Savoir si ces mêmes personnes étaient encore homme ou femme ou devenues autre chose au moment où elles étaient désignées dans le document en question n’était pas encore d’actualité.

J’ai pu aussi voir d’assez prêt une entreprise de traduction québécoise où chacun louvoie d’une chaussetrappe idéologico-linguistique à l’autre pour livrer, malgré tout, des documents lisibles, tandis que les « ressources humaines » de l’établissement en question font l’apologie de l’inclusivisme, sous toutes ses formes, y compris les plus voilées. Publicité, quand tu nous tiens…

Je vois aussi des slogans commerciaux s’affranchir de toute raison et massacrer la langue française sans aucun frein ni la moindre vergogne, prêts à s’agenouiller devant toutes les modes langagières pour vendre des yogourts, des voitures, des maisons, des caleçons, pourvu que cela rapporte quelques dollars.

Si j’insiste ici sur ce bannissement des « sexes », ce n’est pas pour défouler une quelconque obsession, mais simplement parce qu’on ne peut en aucun cas dissocier l’écriture dite « inclusive » de sa maison-mère, la toute nouvelle religion du wokisme conquérant, avec ses incohérences, ses dictats, ses censures, ses « annulations », ses chantages, ses ignorances, son obscurantisme et (cela ne fait que commencer) ses violences physiques. Et surtout ses prises de pouvoir, par le haut, des pyramides sociales et professionnelles. L’enfer est, comme chacun sait, pavé de bonnes intentions, et il est plus que temps de s’interroger sur ce que cachent les discours, maintenant officiels, sur l’équité, la diversité et l’inclusion. D’autres disent exclusion, diversion et intolérance.

La lutte pour la liberté des femmes a pris un sacré coup de vieux depuis que nos vingt et trentenaires actuels ont entrepris de mettre le « décolonialisme » et la lutte contre la « blanchité » au rang des préoccupations premières de leur carrière (car il s’agit bien ici de carriérisme), en faisant de la couleur de la peau leur drapeau et leur cor de chasse.

Le plus inquiétant dans tout ce chaos : ces jeunes gens vieillissent d’un an chaque année, acquièrent des diplômes, deviennent professeurs ou, pourquoi pas, ministres de l’Éducation dans tel ou tel État occidental, ou doyens d’université, ou hauts responsables de quelque commission gouvernementale chargée de la moralité publique. Ils ont des élèves, des admirateurs, des admiratrices, dont les moins critiques, les moins intellectuellement éveillés, les plus frénétiques à l’idée de revêtir un quelconque uniforme de petit garde rouge de la dernière révolution de salon, vont devenir les apôtres de la Vérité nouvelle. Ils et elles feront des petits. Combien de générations encore avant que s’éteignent ces fantasmes pseudocollectifs (pseudo, car ils ne concernent au bout du compte qu’une infime proportion de l’humanité) ? Je ne sais pas si l’homme descend du singe, mais à coup sûr certains ne rêvent que de remonter dans les cocotiers.

Mais des cocotiers à branches multiples ne communiquant pas entre elles, et c’est là, peut-être, le principal objectif, le Graal ultime. Créer des communautés étanches de gens ne se comprenant plus, ne pouvant plus se comprendre, ne parlant plus le même langage à l’intérieur d’une même langue. Surmultiplier les fractions, les factions, les ghettos, à l’infini. Faire de l’humanité une volière cacophonique tellement plus facile à gérer et dominer, dans une myriade de micros-groupes antagonistes.

L’Université de Moncton, dans une récente publicité proposant un cours d’écriture inclusive, illustre cela à merveille. Parmi les objectifs visés, le mieux détaillé est le suivant : « Savoir adapter un texte selon les destinataires et la situation de communication en privilégiant soit la rédaction épicène (les textes destinés à des groupes diversifiés), soit l’écriture non binaire (ex. : le courriel ou les lettres professionnelles, comme la lettre de recommandation), soit la féminisation (ex. : le message ou le texte destiné à une personne qui s’auto-identifie comme femme ».

En clair, renvoyer chacun à son mini-monde. Le meilleur moyen certainement de fabriquer des haines, des rancunes, des exclusions mutuelles, au nom, bien évidemment, de la paix, de l’amour et de l’inclusion. 

* Traducteur.

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