D’emblée, soulignons que nous n’avons pas eu souvent l’occasion de discuter de l’apport de l’historien Maurice Séguin à l’historiographie québécoise et de débattre de son rapport à l’historien Lionel Groulx qui a dominé toute la première partie du vingtième siècle1.
L’historien Charles-Philippe Courtois, dans sa récente biographie de Groulx, aborde secondairement l’interprétation de l’histoire du Canada/Québec de Maurice Séguin, son successeur à l’Université de Montréal, dans un chapitre intitulé « Rupture », rupture qu’il évoque sans l’expliquer pour autant. Ce qui a fait dire à Jean Lamarre : « Le montage auquel [Courtois] se livre pour nous présenter la pensée de Maurice Séguin, en quelques lignes, relève de la mauvaise foi manifeste2 ».
Par ailleurs, dans un article paru dans L’Action nationale en 2017, le sociologue Mathieu Bock-Coté écrit que : « Séguin […] a moins rompu avec Groulx qu’il ne l’a radicalisé ». Il existerait, selon lui, une plus grande continuité qu’on ne l’a traditionnellement reconnu entre le nationalisme de Groulx et celui des historiens de l’École de Montréal. Groulx et Séguin sont deux penseurs de l’agir par soi collectif3.
Je tenterai de vous expliquer que si ces deux historiens méritent tous les deux notre admiration, leurs interprétations respectives de l’histoire canadienne et québécoise diffèrent considérablement. Il y a bien eu un changement de paradigme après la Deuxième Guerre mondiale. Cette période est marquée par une crise dans le mouvement nationaliste : Bock-Côté a négligé l’apport théorique spécifique de Séguin, même si nous pouvons dégager des continuités entre les interprétations des deux historiens.
Groulx, un clerc d’origine rurale né au XIXe siècle ; Séguin un urbain qui aborde l’analyse avec une approche non plus religieuse, mais s’appuyant sur des fondements laïques et scientifiques. Face au traditionalisme, l’École de Montréal s’inscrivait dans la modernité. Dans un premier temps, je présenterai la conception du nationalisme culturel de Groulx, sa conception de l’autonomie et de la souveraineté et son interprétation de notre histoire. Je ne m’étendrai pas longtemps, après l’exposé magistral d’une grande clarté que l’on vient d’entendre du professeur Yvan Lamonde. Il a montré l’approche idéaliste de Groulx, j’insisterai sur le réalisme de Séguin.
Dans un deuxième temps, je montrerai comment Séguin critique radicalement les fondements du nationalisme autonomiste et culturel de Groulx qui s’appuie sur une conception fédéraliste. Ce nationalisme autonomiste de Groulx se démarque d’un nationalisme indépendantiste pour qui l’indépendance politique complète est absolument nécessaire comme moyen irremplaçable pour assurer une maitrise suffisante de la vie économique et culturelle, pour reprendre la définition de Séguin.
Groulx et l’autonomisme
Je reconnais le rôle exceptionnel joué par Groulx comme éveilleur de conscience nationale. Il est exact que Groulx a donné droit de cité au rêve de l’indépendance, particulièrement en 1921. Mais cela n’en fait pas pour autant un penseur indépendantiste, encore moins un « séparatiste moderne », car Groulx a toujours cru qu’un État français dans la Confédération possède l’autonomie politique suffisante pour parfaire son autonomie économique et culturelle. Aux instituteurs laïques, le 5 décembre 1936, Groulx dira :
Notez-le bien : je ne demande pas, comme le font quelques-uns de mes jeunes amis, de constituer cet État en dehors de la Confédération. Je demande la simple exécution du pacte [sic] de 1867, la réalisation de nos propres desiderata, de notre propre volonté d’il y a 69 ans.
Et quand il lancera en 1936 « l’État français nous l’aurons », c’est toujours avec la mention, « dans ou en dehors de la Confédération ».
J’ai déploré que cette récente biographie hagiographique de Charles Courtois4 n’évoque pas sur cette question les nombreux travaux, depuis ceux de Guy Frégault, de Pierre Trépanier, de Michel Bock et d’Yvan Lamonde et autres, qui montrent que Groulx n’était pas séparatiste. Lamonde en a encore fait la démonstration ici.
En effet, Lamonde a bien montré, au chapitre du fédéralisme, que Groulx affirmait en 1917, que « le Québec était un État pratiquement autonome dans le Canada », et qu’il existait un « pacte entre deux peuples » – Groulx étant tributaire de Henri Bourassa à cet égard – alors que c’est une loi du Parlement de Londres, comme le démontrera la Cour suprême en 1982. René Lévesque, s’appuyant sur l’interprétation erronée de Groulx, sera confronté à la réalité : nous n’avions pas de droit de véto sur le changement de constitution. Il faut rappeler que 1867 ne fut pas une adhésion d’un peuple à un pacte, mais une annexion.
En 1922, Groulx juge que la Confédération a échoué parce que le pacte a échoué. Il évoque la possibilité qu’un jour l’Empire s’écroule et que le Canada français puisse devenir indépendant, la Providence créant les conditions favorables ! C’est une attitude attentiste : cette attitude des élites clérico-nationalistes se maintiendra pendant un siècle : le peuple doit attendre les conditions gagnantes. Groulx repoussera toujours le moment de promouvoir l’indépendance du Québec, prétextant qu’il faut d’abord se préparer pendant quelques décennies en attendant qu’elle se fasse d’elle-même. On nage en plein idéalisme. Pendant ce temps, on diffuse le credo national, ce mythe de l’égalité des deux peuples au sein du Canada !
Cette pensée magique, cet irréalisme ne tient pas compte des rapports de force et ignore les intérêts de ceux qui ont conquis l’Amérique du Nord, devenue britannique, qui veulent la coloniser et qui vont lutter pour en faire un pays à leur image.
Cet irréalisme suscitera des critiques contre notre psychologie collective et je dirais de notre « culture politique » qui s’inscrit dans l’attente du sauveur et des conditions gagnantes et dans l’acceptation passive de notre situation politique. Obligés de lutter pour la survivance, les Canadiens français reprendront les mêmes combats pendant plus de 100 ans, sans entrevoir le lien avec notre statut minoritaire en politique qui nous prive de moyens, et sans entreprendre une lutte pour y mettre un terme.
Ce nationalisme culturel mis en place après 1840, clérical et conservateur, défendait d’abord la religion et la langue, la culture avec comme seul objectif : la survivance. S’ajouteront des objectifs économiques, que l’on pensera atteindre avec les pouvoirs cédés par la constitution pour l’essentiel au gouvernement central. Séguin analysera à fond les limites de ce nationalisme culturel et cette « illusion progressiste » qui prend forme avec Étienne Parent et Louis H. La Fontaine qui consiste à affirmer que les Canadiens français ont obtenu leur égalité politique dès l’origine de l’union législative avec la majorité canadienne-anglaise5.
Le fait d’être gouverné par des représentants du peuple majoritaire, d’être mis en minorité politique ne constitue pas pour Groulx un obstacle majeur. Groulx ne conteste jamais le partage des pouvoirs de la constitution de 1867. Le Québec a suffisamment de pouvoir, croit-il, pour assurer son développement économique et culturel. Tout ce qui lui manque, ce sont des hommes politiques courageux, car pour lui « le mal est en nous ». La mise en minorité politique qui a débuté avec l’Union de 1840 ne constitue nullement pour lui une oppression permanente. Groulx sera toujours très explicite : « Quand nous parlons, en effet, d’État français, nous n’exigeons par là nul bouleversement constitutionnel ». Yvan Lamonde a d’ailleurs conclu son étude, au colloque sur l’année 1937 ainsi : « un État français dans la Confédération : voilà l’État normal de Groulx ». Groulx, croit que l’injustice de 1840 a été corrigée par 1867 qui a accordé aux Québécois un gouvernement provincial pour ses affaires locales : il y voit « la résurrection politique, l’état de province autonome du Québec et de notre Canada français » bref, nous sommes déjà émancipés, puisque la langue française et la religion catholique semblaient garanties. Groulx croit, sans aucun fondement, qu’il y a l’égalité juridique des deux nationalités devant la Constitution.
Après les envolées de 1921 et de 1937, Groulx devient encore plus clairement fédéraliste. La question de l’indépendance du Canada face à la Grande-Bretagne devient prioritaire. Dans son Histoire du Canada français publié chez Fides en 1960, il soulignera que « la province de Québec est un État souverain, nullement subordonné à l’autorité centrale, aussi indépendant dans sa sphère que le pouvoir central peut l’être. »
Groulx a pris ses rêves pour la réalité. Et cet enseignement rassurant ne fut pas sans conséquences négatives pour le peuple québécois. À partir d’un constat erroné, on a construit des scénarios irréalistes.
Il y a 50 ans, en me plongeant dans la correspondance de Groulx avec les séparatistes de 1936-1937 du journal La Nation de Québec, j’ai pu vérifier que Groulx refusait non seulement de suivre ces disciples radicaux, mais il les encourageait à changer leur position et les incitait à adopter la voie de l’autonomie provinciale, qui ne remet pas en cause le statu quo constitutionnel. Et quand il souffle sur le mouvement séparatiste, c’est avec l’idée de faire peur, pour obtenir un peu plus d’autonomie… stratégie qui sera reprise jusqu’à René Lévesque. Groulx pense que si les élus canadiens-français se tiennent debout, l’Union fédérale nous rendra justice6. Cette stratégie des nationalistes autonomistes qui n’ont jamais tenu un langage clair sur la nécessité pour un peuple de se gouverner soi-même a retardé le moment de notre émancipation politique.
Sur la question du séparatisme de Groulx, concluons que non seulement ce rêve est-il discontinu et ambivalent, mais il sera abandonné après la Deuxième Guerre. Groulx écrira en 1949 un ouvrage sur l’indépendance du Canada et, dans sa grande œuvre de synthèse de 1960, s’intéressera à la marche vers l’autonomie non pas du Québec, mais du Canada.
La critique de Groulx par Maurice Séguin
Avant d’aborder sa « grande histoire », comme l’exprimait Gilles Bourque, Séguin élabore une théorie, une « sociologie du national », « qui contribuera de façon décisive à la réécriture de l’histoire du Québec et l’hégémonie d’une conception de l’historicité qui dominera dans toutes les sciences sociales, des années 1950 à la fin des années 1970. » Et pour rendre compte de la rupture que contribuent à produire ses travaux en sciences sociales québécoises après la Deuxième Guerre mondiale, il importe de rendre compte de l’ensemble de l’architecture conceptuelle pensée dans Les Normes7. Bref, il faut y revenir pour saisir sa conception de l’histoire, ce que le sociologue Jean Lamarre a bien décrit dans ses publications8. Pour Séguin, toute reconstruction historique est une interprétation, laquelle s’appuie sur des normes, qu’il rend explicites. En les rendant explicites, il permet au lecteur de les critiquer. Séguin est très loin de la vision théologique de Groulx. Il se démarque de Groulx lorsqu’il explique dans ses Normes que « l’attitude de l’historien diffère de celle du moraliste, légiste ou théologien ».
Il prend la défense d’une histoire des structures aussi légitime que l’histoire événementielle. Et c’est la grande histoire qui l’intéresse, pas celle des faits secondaires. Bourque explique comment son approche normative de l’histoire est en nette rupture avec la problématique de la survivance. Son analyse s’inspire à la fois d’une approche structurale liée à l’interaction des trois facteurs : le politique, l’économique et le culturel qui s’influencent mutuellement et une conception organiciste de la société, où l’agir par soi est indispensable9. Tout empêchement de le faire, pour un individu comme pour un peuple, sous l’effet des rapports de force et de domination condamnera à l’oppression essentielle. C’est le remplacement qui cause l’oppression, car il empêche la possibilité d’acquérir de l’expérience et l’opportunité d’acquérir de l’initiative et de développer des habitudes d’agir et de penser, pour un individu comme pour une nation.
Dans la sociologie du national de Séguin, il est question du Québec et non du Canada français. Le Québec est analysé comme société globale. Le sujet national n’est plus la nation canadienne-française, mais une « société-nation » comme le rappelle Bourque. Chez Séguin, il s’agit plus « d’expliquer jusqu’où et pourquoi notre peuple n’a pas la capacité d’agir par soi », comparant notre nation avec les modèles de nations qu’il décrit : soit indépendantes, soit satellites, soit annexées et les ex-nations assimilées. Ainsi, ce que fait Séguin, selon Gilles Bourque, c’est « de procéder à la radioscopie la plus précise possible de son « essence » à la lumière de sa capacité à « agir par soi ». À ce titre, Maurice Séguin sera l’un des principaux fondateurs de ce que Bourque appelle « l’historicité du manque10 ». – Pourquoi sommes-nous une nation handicapée ?
— Quelles sont les causes de sa déficience ? — Qu’est-ce qui a fait problème dans le développement normal du processus économique ? Pourquoi ne participons-nous pas pleinement au concert des nations et avec la possibilité de faire notre histoire en toute liberté ? Pourquoi acceptons-nous un statut de province, ce qu’il appelle « nation annexée » ? Séguin a été obsédé par ce manque constitutif de notre nation. Il s’agit toujours de mesurer l’écart entièrement négatif entre ce qui fut l’histoire effective de la nation canadienne-française et celle qui aurait dû être. Ce qui faisait dire de Séguin qu’il était un pessimiste chronique. En fait, il expose lucidement la situation, en travaillant à éveiller ses compatriotes à un combat de chaque jour, et non à les conforter par des mythes consolateurs et en les culpabilisant ensuite de se comporter en colonisés. Chez Séguin, le problème ne réside pas dans le comportement des élites trop lâches ou du peuple trop peu nationaliste. L’approche est structurelle. Trois facteurs sont indissociables : le politique, l’économique et le culturel. On ne peut progresser dans un secteur, si les autres sont déficients.
Il n’est pas un moraliste comme Groulx. Séguin n’est pas non plus un déterministe. Il s’explique là-dessus dans ses Normes. Il voit les rapports de force et de domination, il a une approche dialectique. Il ne néglige jamais, pour comprendre un conflit, d’étudier les intérêts des classes dominantes des deux nations, analysant en profondeur les écrits des gouverneurs et enquêteurs britanniques comme Durham, ou des porte-parole des colonisateurs britanniques comme Adam Thom du Montreal Herald pour y déceler leurs intentions et leurs projets et comprendre le rapport avec les Canadiens français. Et ce qui compte ce n’est pas que la volonté des acteurs dominés, ou l’influence des grands hommes, mais davantage la structuration des rapports sociaux.
Le mouvement révisionniste qui s’affirma ici après 1980 marginalisera à l’université l’enseignement de Séguin. À ce moment, la question nationale québécoise perdit de son intérêt au profit de l’histoire sociale qui était un chantier encore neuf à développer, puis l’intérêt se porta sur l’étude des identités multiples et de la valorisation des groupes négligés ou marginaux.
En 1987, j’écrivais dans l’ouvrage collectif pour rendre hommage à Maurice Séguin :
La vision tragique du sort de la nation canadienne-française conquise, annexée et la mieux entretenue du monde que décrivait Maurice Séguin ne semble plus partagée par ceux-là mêmes qui ont cru que nous pouvions accéder un jour à l’indépendance. À lire l’histoire officielle du Québec contemporain, on peut même se demander si le drame du peuple québécois a déjà existé11.
Je visais alors le révisionnisme, particulièrement présent dans un certain manuel qui deviendra la nouvelle référence, manuel qui fait débuter notre histoire en 1867, évacuant la période fondamentale qui précède sur laquelle Séguin s’est penché, soit de la conquête britannique à l’Union. On n’y explique pas l’abolition de la première Assemblée législative, l’Union imposée et pourquoi l’État québécois de 1867 est un État provincialisé et fédéré.
Pour moi, l’intervention de Séguin a été pour l’histoire du Québec aussi percutante que celle du Refus global. Sa conception de l’histoire doit peu à ses proches collègues, encore moins à Groulx. Jean Lamarre a raison de soutenir qu’on chercherait en vain un quelconque apport intellectuel de Groulx dans son cours intitulé « Les Normes ». Une lecture attentive de ces notes de cours, mis en forme en 1965, montre qu’il se démarque de Groulx, clairement, mais sans le nommer. Séguin n’a jamais voulu l’affronter ouvertement pour plusieurs raisons que Jean Lamarre a expliquées.
Groulx voyait son jeune collègue indépendantiste Maurice Séguin comme son ennemi, il était plutôt le critique radical d’une histoire idéaliste et foncièrement religieuse. Séguin a élaboré une interprétation matérialiste, et scientifique dans ce nouveau contexte, de la fin de la Deuxième Guerre. Les fondements du nationalisme religieux de Groulx ne répondaient plus à l’époque. En effet, au moment où Séguin remplace l’abbé Groulx à l’Université de Montreal, le monde a changé. Une nouvelle élite tente de jeter un regard plus objectif sur l’histoire. Cette nouvelle élite affronte Duplessis qui a repris l’idée d’autonomie provinciale que Groulx proposait aux jeunes séparatistes de 1936-1937. Et face au marginal séparatisme laurentien des années 1950 qui tente de s’exprimer avec Raymond Barbeau, Groulx persiste à voir l’État catholique et français à l’intérieur de la Confédération et à concevoir le séparatisme politique comme une « chimère et une absurdité », pour reprendre les mots de Lamonde.
Que dit précisément Séguin du séparatisme de Groulx et des militants séparatistes de L’Action française en 1921-1922 ? Ce sont, dit-il dans L’idée d’indépendance, des « séparatistes d’occasion […] qui ne fondent pas leur option sur le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Décrivant la perspective religieuse de Groulx, il cite un article de L’Action française qui précise qu’il n’y a pas de droit immédiat, prochain, de se soustraire au gouvernement d’un État, pour la seule raison que celui-ci est étranger.
Séguin décrit cette conception de l’indépendance chez Groulx en 1921, comme une « séparation-cadeau » qui n’est pas recherchée, mais qui provient d’une séparation fortuite, « qui risque de se produire à la suite du retrait de l’Irlande ». Bref, si l’indépendance survenait, « cette situation fortuite nous conviendrait, mais nous ne ferions rien pour y contribuer, même si, selon Groulx, nous souffrons de tous les malaises et de tous les malheurs du mariage mixte contracté par notre race », peut-on lire dans la conclusion de l’enquête de L’Action française publiée le 9 décembre 1922. Et Séguin raconte :
Les séparatistes de 1922 attendent quatre ou cinq ans les désastres prédits. Mais comme l’Empire, les États-Unis et le Dominion persistent, ils se font une raison et ils retournent allègrement au bon vieux credo national : Québec, État français quasi souverain dans la Confédération possédant l’autonomie politique suffisante pour parfaire son autonomie économique, sociale et culturelle12.
Maurice Séguin analyse ensuite le courant des indépendantistes de 1936-1937. Il juge ces indépendantistes de 1936 qui répondaient aux ex-séparatistes de 1922 plus intéressants. Il n’évoque pas le nom de Groulx lorsqu’il parle de « ces ex-séparatistes réconciliés avec la confédération », mais c’est bien de Groulx qu’il est question.
Séguin montre que ces séparatistes de 1936-37 se démarquaient de l’attitude de « fédéralistes dépités », attitude qui consiste à s’imaginer que la fédération de 1867 aurait pu bien fonctionner et que son échec est accidentel. Séguin se démarque ici clairement de Groulx qui prétend en février 1936 que nous avons été vaincus, non pas tant par la supériorité de nos rivaux que par « notre anarchie intérieure ». Séguin rejette ces explications psychologisantes de Groulx affirmant que « le mal est en nous ». Séguin ne considérera jamais 1867 comme un pacte, mais comme la poursuite et l’aggravation de la mise en minorité qui a débuté en 1841 ! Sans indépendance, le peuple minoritaire est condamné à la survivance. Cette affirmation est lancée comme invitation à réagir et à lutter pour obtenir la pleine maitrise politique. Son langage n’est pas celui d’un défaitiste. Il lancera dans sa conférence télévisée : « Le plus grand devoir, dans l’ordre des idées, est de dénoncer l’aliénation fondamentale, essentielle, dont souffre le Canada français. Mais c’est là un travail de sape de longue haleine13 ». Je pense que c’est toujours une voie incontournable.
Séguin présente sa nouvelle interprétation, qualifiée d’histoire pessimiste, ou histoire enseignée depuis 1946 à l’Université de Montréal, comme n’étant pas étrangère aux idées de 1936. « Cette histoire prétend que, de la conquête de 1760, indépendamment de ses modalités, découlent pour le vaincu non assimilé une inévitable infériorité politique et une inévitable infériorité économique. »
Aux militants indépendantistes pressés, croyant plus utile d’escamoter certains faits accablants pour servir la cause, il lance : « même l’action sera mieux servie par la vérité14 ». À ceux qui l’accusent de pessimisme, il répondra encore qu’il ne faut pas craindre d’exposer « l’entière vérité, l’exacte situation, sans ménagement, sans emphase, sans sous-entendu trompeur ». Il diverge ici encore avec l’attitude de Groulx qui voulait d’abord encourager la flamme nationaliste, éviter le découragement. Il est convaincu que la vérité même pénible se révélera plus profitable aux hommes d’action pour élaborer la stratégie globale et organiser les forces de la collectivité. Indépendantiste lucide, il savait que l’indépendance ne tomberait jamais comme un fruit mûr. Il avait une explication qui tenait compte des intérêts des adversaires. Il considérait qu’il fallait mener un travail de contestation systématique et constant des effets structurels du fédéralisme si on voulait s’extirper de notre situation anormale. Il fallait montrer à l’ensemble des citoyens du futur pays que la situation de nation minoritaire dans l’union fédérale ne permettait pas aux membres de la nation minoritaire de faire voter des lois à l’avantage du peuple français. Dans le cadre fédéral, la nation minoritaire ne peut agir de façon cohérente pour son propre intérêt national.
Séguin dans ses Normes donne le conseil d’éviter « d’entretenir des illusions, taire des difficultés pour faciliter l’action immédiate ». Je cite encore ses Normes :
Devant une perte irréparable (ou non réparée) par exemple, notre mise en minorité politique, refuser de voir clair, c’est se mettre dans l’impossibilité de comprendre d’une manière réaliste la situation actuelle. Les conséquences d’un pareil aveuglement : accroitre les dangers de démission chez la masse, en préparant un dur et tardif réveil.
Après 50 ans, à voir l’attitude de la direction du Parti québécois marginaliser les indépendantistes qualifiés de « purs et durs », il n’apparait pas évident qu’il y a une urgente nécessité de faire l’indépendance. Les élus ne partagent plus ce sentiment d’urgence en attendant les conditions gagnantes. On s’est détourné et enlisé dans la gestion des affaires provinciales, délaissant la raison première de la création de ce parti en 1968.
Séguin ajoutera que la lucidité sur le passé et le présent peut être une source de changement et que par conséquent pour un intellectuel, il est ridicule de refuser telle analyse, telle conclusion, parce qu’elles sont « pessimistes15 » il répondait directement à Groulx et à ses autres détracteurs. Ainsi, pour Séguin, si vivre c’est agir, avoir cette liberté d’agir est une exigence pour un individu comme pour un peuple. Il expliquera par maints exemples cette exigence de « l’agir par soi ».
L’indépendance n’est pas facultative ou quelque chose qu’un peuple peut mériter. C’est la base d’une société normale.
Il dénonçait l’utopie de la « suffisante autonomie provinciale » que la CAQ ressort aujourd’hui comme « nationalisme rassembleur », en laissant croire que l’indépendance ne peut gagner une majorité d’électeurs et polariser l’opinion. Séguin dénonçait aussi « l’utopie de la prometteuse école » qui peut, à elle seule, transformer les structures économiques sans que l’État dispose d’une autonomie politique suffisante. Il s’en prenait au provincialisme de ceux qui croient qu’une nation peut se développer et défendre son intérêt national en se contentant d’un statut de province dans une fédération.
C’est en abordant les fondements du nationalisme de Groulx, en explicitant l’échelle des valeurs des deux historiens et leur conception du nationalisme, que l’on peut constater l’ampleur du changement de paradigme apporté par Maurice Séguin. q
1 Sur le même sujet, voir Robert Comeau, « Maurice Séguin et sa critique de l’optique nationaliste-fédéraliste de Lionel Groulx », p. 64-71, dans R. Comeau et J Lavallée, éd. L’historien Maurice Séguin, théoricien de l’indépendance et penseur de la modernité québécoise, Septentrion, 2006 ainsi que R. Comeau, « Lionel Groulx, un maître à dépasser » dans Montréal en tête, no 69, automne 2018, p. 5-7.
2 Jean Lamarre, Maurice Séguin, historien du Québec d’hier et d’aujourd’hui, Septentrion, 2018, p. 13,
3 Mathieu Bock-Coté, « Du groulxisme comme nationalisme historique », L’Action nationale, numéro du centenaire, 1917-2017, p. 39.
4 Charles-Philippe Courtois, Lionel Groulx, Le penseur le plus influent de l’histoire du Québec, Éditions de l’homme, 2017, 564 p.
5 Maurice Séguin, L’idée d’indépendance au Québec, genèse et historique, Les éditions Boréal express, 1968, chapitre 15. « L’illusion progressiste au lendemain de l’Union », p. 38 et p. 39.
6 C’est ce même rêve que André Laurendeau, disciple de Groulx, entretiendra. Voir a ce sujet la très intéressante étude de Valerie Lapointe Gagnon : Panser le Canada, une histoire intellectuelle de la commission Laurendeau-Dunton, Boréal, 2018.
7 Gilles Bourque, « La nation et l’historicité chez Maurice Séguin, dans R. Comeau et J. Lavallée, L’historien Maurice Séguin... p. 74
8 La publication la plus récente : Jean Lamarre, Maurice Séguin, historien du Québec d’hier et d’aujourd’hui, Septentrion, 2018, 160 p.
9 Gilles Bourque, ibidem
10 Gilles Bourque, op. cit. p. 81
11 En quatrième de couverture de l’ouvrage Maurice Séguin, historien du pays québécois, VLB, 1987.
12 Maurice Séguin, L’idée d’indépendance, p. 60
13 Maurice Séguin, L’idée d’indépendance, p. 65
14 Maurice Séguin, Les Normes, dans édition de vlb éditeur de 1997, p. 97.
15 Maurice Séguin, Les Normes, Montréal, VLB, 1987, p. 99
* Historien et éditeur, professeur de l’UQAM à la retraite.